Intervention de Jean-Louis Bourlanges

Réunion du mercredi 9 novembre 2022 à 10h30
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Louis Bourlanges, président :

Monsieur Pouyanné, je vous remercie d'avoir accepté de venir répondre aux questions de notre commission et de nous éclairer de vos connaissances et de vos analyses sur un sujet que vous êtes, plus qu'aucun autre, pour ne pas dire le seul, à pouvoir délivrer avec ce degré d'acuité.

Cette audition aurait dû se tenir le 21 septembre dernier. Nous en étions convenus, mais nos collègues de la mission d'information flash de la commission des finances qui souhaitaient vous entendre ce même jour nous ont demandé de surseoir à votre audition de manière à pouvoir vous recevoir. Vous vous êtes donc rendu devant nos collègues, qui ont ainsi pu bénéficier de la primeur de vos analyses très intéressantes.

Il est inutile de vous présenter longuement, vous êtes très connu. Je rappellerai toutefois ce que certains d'entre vous, chers collègues, doivent savoir.

Monsieur Pouyanné est d'abord un grand serviteur de l'État puisque, diplômé de l'École polytechnique et de l'École des Mines de Paris, il a servi à Matignon sous le gouvernement de M. Balladur avant de devenir collaborateur au cabinet du ministre délégué à la poste, aux télécommunications et à l'espace jusqu'en 1997. Il est ensuite entré dans le groupe Elf – groupe originellement d'État, absorbé en 2000 par le groupe Total dans des conditions que chacun se rappelle. Puis, il est devenu directeur général de Total en 2014, dans des conditions particulièrement dramatiques, à la suite du décès accidentel à l'aéroport de Moscou de M. Christophe de Margerie dont le souvenir reste très présent par sa truculence, son énergie et ses qualités de communication. Quelle que soit l'appréciation que nous pouvons porter sur le rôle du chef d'entreprise, nous gardons un souvenir très ému de M. de Margerie.

Monsieur Pouyanné, vous êtes devenu ensuite président-directeur général (PDG) du groupe en 2015. Vous avez fait vos classes dans ce groupe et vous en connaissez tout. C'est très précieux pour nous de vous accueillir aujourd'hui. Aussi est-ce avec plaisir et un grand d'intérêt que je vous salue. Je sais que certains aspects de votre action ont suscité des polémiques. Celles-ci doivent donner lieu à des débats peut-être, mais certainement pas à des mises en cause personnelles. Je compte sur le civisme et la courtoisie de mes collègues pour que cette audition se déroule dans de très bonnes conditions.

Avant de vous laisser la parole, je dirais que j'ai le sentiment, aujourd'hui, d'interroger trois personnes à la fois.

Vous êtes d'abord, je l'ai dit, un serviteur de l'État et un citoyen, un citoyen particulièrement éclairé sur les questions énergétiques. Nous faisons face à un enjeu qui est celui de la transition énergétique, de la transition climatique, qui est sans doute le plus important de ceux auxquels nous serons confrontés à échéance d'une quarantaine d'années. Tout le monde ici en est conscient. Compte tenu de vos fonctions et de votre expérience, votre avis sur ces questions est particulièrement éclairé.

Alors que nous nous interrogeons sur la signification exacte de ce que nous devons faire, il serait intéressant de bénéficier de vos lumières pour nous éclairer sur les trois défis que nous vivons.

Le premier est le défi de la prévisibilité : nous ne savons absolument pas de quoi demain sera fait en matière de mix énergétique. À cet égard, nous sommes confrontés à un risque important, que j'appellerais le syndrome du Minitel : ne faisons-nous pas confiance à des technologies actuelles qui seront peut-être dépassées demain ? Si tel était le cas, nous aurions le regret d'avoir opéré de mauvais choix. Comment percevez-vous l'avenir de la situation énergétique ?

Le deuxième défi concerne les limites de l'exemplarité. En la matière, nous sommes face à un autre syndrome, celui de la clé et du réverbère, celui de l'homme qui cherche la clé qu'il a perdue sous le réverbère non pas parce qu'elle s'y trouve mais parce que c'est là qu'il y a de la lumière. Transposé à notre situation, nous agissons très fortement à l'intérieur de nos frontières, nous sollicitons les efforts et la mobilisation de chacun, alors même que l'enjeu est universel et géopolitique, passant avant tout par la conversion à des exigences de transition de grands acteurs sur lesquels nous pesons relativement peu, comme la Chine, l'Inde ou les États-Unis, pour ne citer qu'eux. Ce défi de l'exemplarité nous pose un problème, car si nous en faisons trop unilatéralement, nous pouvons nous affaiblir économiquement sans obtenir un résultat aussi considérable qu'attendu. J'aimerais que vous nous éclairiez sur certains aspects de cette affaire.

Le troisième défi, très complexe, est celui de l'adaptabilité : en quoi sommes-nous capables de procéder aux changements nécessaires sans mettre en cause notre compétitivité économique, nos équilibres sociaux ni nos équilibres politiques ? Dans quelle mesure, notamment, le degré de contrainte que nous envisageons d'imposer à nos concitoyens est-il compatible avec le maintien d'une société libre ?

Des échéances précises se dessinent. Concrètement, ces questions pourraient se centrer autour de la question de la voiture. M. Breton a émis des propos assez dissonants par rapport à ceux que nous entendions jusqu'à présent. Comment voyez-vous la perspective, vous qui fournissez du carburant à l'ensemble des voitures européennes, voire mondiales ? Comment voyez-vous la portée réelle de l'interdiction du moteur thermique à une échéance relativement brève ? Considérez-vous que ce défi puisse être relevé dans des conditions qui soient véritablement à la hauteur des économies d'énergies fossiles que nous espérons ? Comment peut-il être assumé sans risques collatéraux trop importants sur la compétitivité économique de l'Europe ? C'est un point de focus sur lequel nous aimerions vous entendre.

Monsieur Pouyanné, je m'adresse ensuite à l'acteur géopolitique. Vous êtes à la tête d'une entreprise vaste, puissante, riche, entreprenante, qui a entretenu des relations très étroites avec la Russie. Je rappelais le souvenir de Christophe de Margerie. Vous vous désengagez de la Russie dans des conditions difficiles économiquement et humainement. Au-delà des problèmes que cela pose, en tant que grand spécialiste et grand acteur du marché de l'énergie, comment percevez-vous les conséquences de la guerre en Ukraine ? Sommes-nous confrontés à une perturbation à très long terme ? Sommes-nous confrontés à une situation qui stoppera net, ou partiellement, la substitution des énergies fossiles par des énergies renouvelables ? Les coûts de l'énergie qui vont affecter principalement les Européens seront-ils un problème majeur, fondamental, pour les économies européennes ?

Enfin, bien évidemment, je voudrais interroger le chef d'entreprise. Vous êtes à la tête d'une entreprise immense, d'une entreprise multinationale qui pose deux problèmes. Le premier est celui du contrôle. Certes, si nous autres, politiques, avons un problème pour contrôler les multinationales, c'est parce que nous n'avons pas bâti d'outils multinationaux, à commencer par l'outil européen, capables d'encadrer politiquement l'activité de groupes qui interviennent sous toutes les latitudes.

Au-delà se pose le problème des bénéfices. TotalEnergies réalise des bénéfices considérables. Cela soulève une problématique théorique intéressante : est-il bon ou mauvais qu'une entreprise en charge de responsabilités énergétiques importantes réalise des bénéfices ? Est-ce immoral, ou n'est-ce pas la condition nécessaire pour créer des investissements qui sont, à terme, la clé de la transition énergétique ? C'est toute la question de l'utilisation de la valeur ajoutée. Vous répondez aux critiques qui sont adressées à votre groupe qu'à terme, vous ferez 40 % d'énergies renouvelables. En réalité, vos détracteurs considèrent que l'essentiel de votre activité reste dans les énergies fossiles, le gaz, le pétrole, et que la part du renouvelable demeure très limitée.

Sur tous ces sujets, les interrogations sont immenses. J'ai conscience en vous recevant, monsieur le président-directeur général, d'avoir affaire à l'une des rares personnalités en France capable de nous apporter des éléments d'information et d'analyse de première qualité.

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