Intervention de Daniel Verwaerde

Réunion du mardi 6 décembre 2022 à 16h00
Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la france

Daniel Verwaerde, ancien administrateur général du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives :

Ingénieur diplômé de l'École centrale Paris, j'ai effectué ma carrière au CEA, qui se dénomme depuis 2010 « Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives », occupant successivement plusieurs postes, pour l'essentiel à la direction des applications militaires (DAM) et, en dernier lieu, celui d'administrateur général, avant de prendre ma retraite. Aujourd'hui, je suis parfois sollicité par le CEA pour un conseil et je préside l'association Teratec, créée par le CEA il y a une vingtaine d'années, qui vise à diffuser l'usage des supercalculateurs dans l'industrie et la recherche. Pendant près de quarante ans, j'ai été à temps partiel, en parallèle, professeur de mathématiques appliquées à l'École centrale Paris.

Vous avez donc devant vous un ingénieur mathématicien, qui a commencé sa carrière en développant plusieurs logiciels de simulation numérique pour les armes nucléaires françaises. J'ai ensuite assumé des responsabilités au sein du département de mathématiques appliquées, qui avait également la charge des supercalculateurs de la dissuasion française. Lorsque la France a décidé que la garantie des armes françaises nucléaires ne serait plus apportée par des essais nucléaires, j'ai été le premier directeur de la simulation.

La simulation des essais nucléaires comprend trois volets principaux : la physique des armes, avec un grand programme de physique et de développement de logiciels ; le développement de supercalculateurs pour simuler numériquement le fonctionnement des armes ; de très grands instruments expérimentaux, tels le laser mégajoule, en Aquitaine et, en Bourgogne, l'installation de radiographie X Epure, partagée avec le Royaume-Uni selon le traité de Lancaster House dont j'ai été l'un des rédacteurs. Au-delà de leur apport à la garantie des armes, ces trois volets ont été développés dans un souci de souveraineté complète, en particulier pour ce qui concerne les supercalculateurs, qui sont une œuvre commune entre la DAM et l'industriel Bull – aujourd'hui, Atos.

J'ai poursuivi mon parcours à la DAM en exerçant la direction d'un centre du CEA, à Bruyères-le-Châtel, puis la responsabilité de l'ensemble des programmes des armes nucléaires françaises et la simulation associée – il n'en sera pas question dans cette audition mais je suis prêt à répondre à vos questions dans un autre cadre. Enfin, j'ai assumé la responsabilité étendue de directeur des applications militaires pendant près de huit ans.

Les notions de souveraineté et d'autonomie stratégique de la France sont constamment présentes au cœur de ces fonctions. On citera comme fil d'Ariane la phrase que le général de Gaulle a prononcée lors d'une visite à la DAM, qui venait de réussir le programme Gerboise bleue, premier essai nucléaire français : « Le plus important n'est pas que vous ayez réussi cet essai, mais que la France l'ait accompli seule. »

Je me propose de préciser la façon dont je comprends les termes sur lesquels la commission d'enquête fait porter sa réflexion. La souveraineté énergétique est consubstantielle aux notions d'État et de régalien : en parler, c'est mettre en avant la responsabilité de l'État pour l'approvisionnement en énergie. Cela signifie que l'énergie n'est pas un produit comme les autres, qui pourrait être laissé au seul bon vouloir de la loi du marché.

Cette conviction peut paraître dépassée ou datée. Pourtant, l'existence depuis de nombreuses années d'un secrétariat d'État à l'énergie aux États-Unis d'Amérique, pays libéral s'il en est, tendrait à prouver à quel point l'État est important dans ce domaine.

Une raison objective pour que l'État se saisisse de la responsabilité de l'énergie tient au temps : en matière d'énergie, les durées à prendre en considération sont bien plus longues que les visions à court terme des comptes annuels des entreprises. Les stratégies énergétiques doivent être pensées avec une vision de très long terme, en admettant de se priver de rentabilité, au moins au début. Seuls les États ont cette capacité.

L'énergie étant éminemment du domaine régalien, l'État se doit d'avoir une politique énergétique dont le but primordial devrait être de garantir à chacun, citoyen, entreprise et lui-même, de disposer de l'énergie dont il a besoin, à tout instant, aujourd'hui et dans l'avenir, et à un prix raisonnable. Or, depuis 2007, année où l'énergie a été rattachée au ministère en charge de l'environnement, le but primordial de la politique énergétique de l'État me semble être devenu de donner la priorité à la transition énergétique, souvent en remplaçant certains moyens pilotables et très peu, voire pas du tout, producteurs de CO2 par des dispositifs de production d'énergies renouvelables, non pilotables et produisant davantage de gaz carbonique.

La souveraineté énergétique est bien l'élément central qui devrait guider le choix de cette politique. Une France souveraine en matière de politique énergétique doit être en mesure de définir et de décider seule, pour ses propres intérêts, de sa politique énergétique et de disposer des moyens d'atteindre les objectifs définis par cette politique.

La souveraineté est différente de l'indépendance énergétique : la première est la capacité de décider seule, la seconde est la capacité d'assurer de manière autonome l'approvisionnement et la production d'énergie dont les citoyens ont besoin. L'indépendance peut être un élément fondamental de la souveraineté. Elle ne peut toutefois pas se limiter à garantir les sources d'approvisionnement en énergie : il faut maîtriser l'ensemble de la chaîne industrielle, la supply chain, qui permettra in fine de produire l'énergie dont les Français ont besoin.

Quant à la suffisance énergétique, c'est la capacité à garantir qu'à tout instant, aujourd'hui et dans l'avenir, les Français disposent de l'énergie dont ils ont besoin, à un prix qu'ils pourront payer.

La résilience me semble d'une tout autre nature en ce qu'elle suppose qu'un incident est venu remettre en cause le processus d'approvisionnement normal. Elle est alors la capacité de continuer la mission de fournir aux Français l'énergie dont ils ont besoin alors que le processus nominal en place s'est révélé défaillant. La politique énergétique française devrait donc inclure un volet de résilience – un plan B, comme disent les Américains – permettant la continuité d'approvisionnement, dans le cas où le plan A nominal serait défaillant.

Ces termes ainsi définis, vous comprendrez mieux mon référentiel, même si vous n'êtes pas d'accord avec celui-ci.

Je vous propose à présent de mettre la focale sur les années 2015 à 2018, pendant lesquelles j'ai exercé les fonctions d'administrateur général du CEA.

Au risque de paraître un « homme du passé », comme M. Denis Baupin me l'avait dit lors de mon audition en tant qu'administrateur général, il faut rappeler ce qu'est le CEA. Le Commissariat à l'énergie atomique a été créé en 1945 par la volonté du général de Gaulle, qui en a confié le pilotage scientifique à Frédéric Joliot-Curie et l'administration, à Raoul Dautry – ce principe de binôme, comme celui que j'ai formé avec Yves Bréchet, existe encore.

Que l'usage de l'arme nucléaire en 1945 ait mis fin à la seconde guerre mondiale a fait comprendre au général de Gaulle tout ce que l'atome – comme on disait à l'époque – apporterait à la souveraineté française, tant dans le domaine civil que militaire. Grâce notamment aux travaux d'Henri Becquerel et des époux Curie ainsi qu'à la remarquable école de physique française de la première moitié du XXe siècle, la France avait acquis une position pionnière dans le domaine de l'énergie nucléaire. Frédéric Joliot-Curie avait d'ailleurs élaboré le principe d'une arme nucléaire et déposé, en 1939, un brevet assurant à la France la paternité de cette découverte. Pour la petite histoire, dans sa lettre au président des États-Unis lui recommandant le projet Manhattan, Albert Einstein cite ce brevet comme preuve scientifique de la faisabilité d'une telle arme. Inutile de dire que les États-Unis n'ont jamais payé les redevances de ce brevet à la France – cela pourrait être discuté lors d'un prochain voyage présidentiel.

L'énergie, particulièrement l'énergie nucléaire, était au cœur de la fondation du CEA, ainsi que l'explicite le préambule de l'ordonnance du 18 octobre 1945 instituant un Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives : « Il est apparu que cet organisme devait être à la fois très près du Gouvernement, et pour ainsi dire être mêlé à lui, et cependant doté d'une grande liberté d'action (…) Il doit être très près du Gouvernement parce que le sort ou le rôle du pays peuvent se trouver affectés par les développements de la branche de la science à laquelle il se consacre et qu'il est par conséquent indispensable que le Gouvernement l'ait sous son autorité. Il doit, d'autre part, être doté d'une grande liberté d'action, parce que c'est la condition sine qua non de son efficacité. ».

Ce positionnement au cœur de l'État que, comme moi, je pense, vous considérez être le bon, est sans aucun doute l'une des causes premières de toutes les attaques et remises en cause dont le nucléaire a été et est encore l'objet : le but des luttes partisanes est souvent davantage le combat pour le pouvoir que pour la sécurité des approvisionnements énergétiques ou la sécurité ultime de nos concitoyens. Ce positionnement implique aussi que chaque gouvernement assume la responsabilité de l'énergie, en particulier celle du nucléaire. Un gouvernement qui a le « nucléaire honteux » conduit de facto à la déconfiture du système de production d'énergie national.

Depuis sa création, et jusqu'au milieu des années 1970, le CEA a atteint ses objectifs, à la fois en conseillant le Gouvernement, en servant de pilote stratégique à la filière nucléaire et par des réalisations exceptionnelles telles que la construction de l'industrie du cycle du combustible nucléaire – maîtrise de la mine, de l'enrichissement, de la fabrication du combustible, du retraitement des combustibles après usage en réacteurs, du traitement et du conditionnement des déchets. Le CEA a aussi construit et défini deux catégories de réacteurs nucléaires – les réacteurs nucléaires à l'uranium naturel-graphite gaz, qu'utilisait EDF, et les réacteurs à eau pressurisée, à l'uranium enrichi, qui sont à bord des sous-marins nucléaires lanceurs d'engins. Il a réalisé en toute autonomie les armes qui constituent notre dissuasion et des chaufferies nucléaires qui permettent à la sous-marinade française de jouer en première division, aux côtés de ses homologues américaine et russe.

Depuis les années 1970, pour les activités civiles, le rôle du CEA au cœur de l'État a été progressivement rogné avec : le choix de la technologie de réacteurs Westinghouse pour EDF, en 1974 ; l'externalisation de la division industrielle et la création de la Compagnie générale des matières nucléaires (Cogema), en 1976 ; la perte du contrôle de ses filiales et la création, en 2002, d'Areva, dont la gestion a été confiée à l'Agence des participations de l'État, le CEA restant actionnaire ; la cession de ses parts à l'État français pour financer, très partiellement, le démantèlement de ses installations de recherche en lieu et place d'une dotation budgétaire annuelle, en 2016.

Autrefois organisme au cœur de l'État, qui portait la stratégie nucléaire voire la souveraineté, sous la responsabilité directe du Premier ministre, le CEA est désormais, pour la partie civile de son activité, un établissement public industriel et commercial cantonné dans une activité de recherche à majorité non nucléaire, qui peine à financer par la dotation budgétaire les salaires de son personnel et dont le principal budget nucléaire est dédié au démantèlement de ses installations. Voilà, selon moi, le parcours qui a contribué à la perte de souveraineté.

Le nucléaire étant la fille aînée de la science physique et chimique, pour le comprendre il faut disposer de quelques indications techniques.

La première est la quantité de dioxyde de carbone rejetée dans l'atmosphère par kilowattheure d'électricité produit. Elle diffère en fonction du mode de production et, selon l'Agence de la transition écologique (Ademe), les valeurs sont les suivantes : avec du charbon, les rejets de CO2 sont de 1 060 grammes ; avec du fuel, ils sont de 730 grammes ; avec du gaz naturel, de 418 grammes ; avec la géothermie, de 45 grammes ; avec le solaire, de 43 grammes ; avec l'éolien à terre, de 14 grammes ; avec l'hydraulique, de 6 grammes, à égalité avec le nucléaire. Quand on veut lutter contre le réchauffement climatique en diminuant les rejets de CO2 dans l'atmosphère, ce sont là des données susceptibles d'orienter les choix.

À cet égard, deux faits qui se sont produits en 2020 sont à mettre en perspective. L'un est la mise en service, le 30 mai 2020, par nos amis allemands de la centrale à charbon de Datteln, d'une puissance de 1 100 mégawatts, qui rejette 28 000 tonnes de CO2 par jour de production. L'autre est la mise à l'arrêt définitif, le 21 juin 2020, par la France de la centrale de Fessenheim, qui, pour une production journalière électrique identique, rejetait 150 tonnes de CO2 – un chiffre qui intègre les tonnes rejetées lors la construction de la centrale. Par ces deux choix technologiques, l'Europe rejette 8 millions de tonnes de CO2 supplémentaires chaque année.

La deuxième donnée technique concerne l'uranium. Tel qu'issu de la mine, l'uranium naturel est composé de deux isotopes : l'uranium 235 et l'uranium 238. Celui des deux qui est utile pour les centrales du parc français est l'uranium 235, mais il n'est pas présent en proportion suffisante pour que la réaction en chaîne se développe. Il faut donc l'enrichir pour porter cette proportion de 0,7 % à 4 %. Or, le principe de la chimie voulant que rien ne se perde, dans le même temps que l'on fabrique 1 tonne d'uranium enrichi, on crée 8 tonnes d'uranium appauvri, qui n'a plus d'emploi à ce jour.

La troisième donnée importante concerne la consommation annuelle d'uranium de la France. Chaque année, 900 tonnes d'uranium enrichi à 4 % sont introduites dans le parc EDF, où elles restent quatre ans. Pour obtenir ces 900 tonnes, 7 000 tonnes d'uranium appauvri ont été fabriquées – au 31 décembre 2013, la France en possédait 286 000 tonnes, et bien plus de 300 000 tonnes aujourd'hui. Pour produire de l'électricité, sur les 900 tonnes introduites dans les réacteurs, 36 tonnes vont être brûlées : ce sont les déchets ou cendres de la réaction nucléaire. Restent 864 tonnes, qui sont encore utilisables car elles contiennent 1 % de plutonium et 99 % d'uranium appauvri, et qui sont récupérées à l'usine de La Hague.

Quatrième donnée, les réacteurs à neutrons rapides, tels Superphénix et Astrid, ont la propriété spécifique, que n'ont pas les réacteurs à eau, de transformer l'uranium 238 en plutonium de bonne qualité, fissile pour les réacteurs comme l'est l'uranium 235. L'utilisation des 300 000 tonnes d'uranium appauvri présentes sur son territoire et dont la France est propriétaire permettrait de fournir au pays de l'électricité pour plus de 5 000 ans – les calculs disent 8 000 ans –, en totale autonomie.

Nous avons donc la connaissance physique d'un process et la matière sur le territoire pour assurer une production en toute autonomie pendant plus de 5 000 ans. Cela suppose, naturellement, de fabriquer des réacteurs de quatrième génération. Bien sûr, si l'on est contre et si l'on ne veut pas que le nucléaire soit pérennisé, il faut supprimer cette filière. C'est là un choix politique.

J'en viens au contexte énergétique qui prévalait lorsque j'étais administrateur général du CEA, et à l'incidence qu'il a pu avoir sur les décisions stratégiques du CEA.

Durant le milieu des années 2010, l'énergie était globalement bon marché et les énergies carbonées abondantes. Les prix relatifs à l'uranium étaient de ce fait au plus bas. La priorité du gouvernement français allait à la transition énergétique, et le début de mon mandat a coïncidé avec la promulgation de la loi relative à la transition écologique pour la croissance verte (LTECV), le 17 août 2015. Cette loi visait à réduire sérieusement l'usage des énergies carbonées, à développer les énergies renouvelables, principalement le solaire et l'éolien, à améliorer l'isolation de l'habitat, à plafonner le nucléaire à 62 gigawatts et à réduire sa part dans le mix énergétique de 75 % en 2015 à 50 % en 2025. Dans la foulée, un exercice de programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) a été réalisé à l'automne 2015, que j'avoue avoir éprouvé quelques difficultés à comprendre : alors que, dans la LTECV, l'électricité devait remplacer l'énergie fossile pour de nombreux usages, la PPE prévoyait une stagnation voire une légère diminution de la consommation d'électricité.

Le CEA a été fortement incité à limiter ses recherches pour le nouveau nucléaire, à conduire avec rigueur le démantèlement de ses installations, et à développer des technologies pour produire des énergies renouvelables. Sa dotation n'en a pas été augmentée pour autant.

Cette orientation vers les énergies renouvelables s'est renforcée à partir de mai 2017. À l'époque, le ministre de la transition écologique et solidaire, M. Nicolas Hulot, qui assurait la principale tutelle du CEA, était l'un des trois ministres d'État du Gouvernement. Lors de notre première rencontre, il m'a invité à parler « de tout ce que faisait le CEA, mais pas du nucléaire ». Et, dans les nouveaux cabinets ministériels, les conseillers à l'énergie auprès des ministres en charge de la tutelle du CEA m'ont tous dit que le nucléaire était une énergie du passé, que la quatrième génération de réacteurs que je venais leur présenter n'avait aucun sens, puisqu'on ne savait même pas si l'on construirait des réacteurs après le réacteur pressurisé européen (EPR) de Flamanville et qu'il fallait s'engager totalement vers les énergies renouvelables.

J'ai fait part du manque de réalisme d'une politique électrique du tout renouvelable. Non pas qu'il ne fallait pas développer des énergies renouvelables – je suis le premier à l'avoir fait au CEA –, mais on ne disposerait pas avant très longtemps de moyens de stockage de l'énergie électrique à la dimension du besoin de la France. De plus, par leur caractère intermittent et non pilotable, les énergies renouvelables ne permettaient pas d'assurer la stabilité électrique du réseau et comportaient un risque de blackout à moyen terme. Mais la physique était peu de chose devant l'enthousiasme de la jeunesse !

Il serait malhonnête de limiter l'appréciation du contexte à ces échanges anecdotiques. Dans le même temps est arrivée une commande de l'Élysée demandant aux trois acteurs du nucléaire – EDF, Areva-Orano, le CEA – d'étudier et de proposer dans les meilleurs délais un agenda pour le nucléaire futur, faisant largement place au renouvellement des réacteurs et au devenir de l'usine de La Hague. Ce travail a été fait, même si on peut regretter que, pour des raisons conjoncturelles, ses résultats n'aient été dévoilés que tardivement, ce qui a fait perdre de précieuses années. La commande démontrait toutefois une préoccupation du long terme et de l'avenir. Or, après mon départ à la retraite, il a été décidé d'arrêter le programme Astrid – au sens de la souveraineté énergétique, c'est plus que regrettable.

S'agissant du périmètre d'action du CEA et de ses missions entre 2015 et 2018, ils font l'objet d'un décret spécifique, pris en application du code de la défense et du code de la recherche. Ce décret relatif à l'organisation et au fonctionnement du CEA a été réécrit durant mon mandat et publié par le Gouvernement le 17 mars 2016.

Le périmètre d'action du CEA est l'application du nucléaire dans son ensemble et le développement de technologies issues de la recherche. Huit missions sont évoquées dans le décret : outre le nucléaire, tant civil que militaire, elles visent à développer des technologies nouvelles pour l'énergie, à condition qu'elles soient des applications des programmes conduits dans l'énergie nucléaire. L'État avait le souci que la recherche dans l'ensemble des organismes ne s'éparpille pas : le CEA a été autorisé à mener des recherches sur les renouvelables et les nouvelles technologies de l'énergie, à condition qu'elles restent dans son périmètre de compétences. Ce nouveau décret n'a pas vraiment fait évoluer le périmètre d'action du CEA. Il a officialisé le fait que le CEA pouvait travailler hors du domaine nucléaire, à condition qu'il s'agisse d'une application de ses acquis.

La principale évolution a plutôt porté sur son rôle au cœur de l'État. Le décret acte que le CEA n'est plus le pilote de la filière nucléaire. Surtout, sa sortie concomitante de l'actionnariat d'Orano ne lui permet plus d'avoir la vision d'ensemble du nucléaire français, ni d'être le garant de la cohérence des décisions entre le domaine civil et domaine défense. En France, les actions dans ces deux domaines sont très imbriquées. Il est bon de s'assurer qu'une décision prise d'un côté n'a pas un effet trop négatif sur l'autre ou que l'on connaisse cette incidence pour la compenser.

Vous m'avez interrogé sur la place qu'avaient les conseils de souveraineté et d'indépendance énergétique dans la politique énergétique française pendant mon mandat : ni la souveraineté ni l'indépendance énergétique ne semblaient être la priorité des gouvernements d'alors pour ce qui concerne le nucléaire civil – au contraire du ministère de la défense, qui témoignait, lui, d'un souci pointilleux d'indépendance énergétique pour les besoins de la défense. Pourrait expliquer cet état d'esprit le fait que l'énergie était alors abondante et que la France avait une vision du rôle planétaire qu'elle devait jouer pour sauver le monde du réchauffement climatique – pour Mme Ségolène Royal, avec qui j'en ai souvent parlé, l'exemple français serait imité par le monde entier. La notion de souveraineté apparaissait donc secondaire, compte tenu de l'abondance de l'énergie et de la volonté d'avancer à marche forcée vers la transition énergétique, même si certains estimaient que nous n'allions pas assez vite.

La chaîne de décision publique en matière de politique énergétique est en place depuis plus de dix ans. Elle est constituée de plusieurs instances, la plus haute dans le domaine du nucléaire civil étant le Conseil de politique nucléaire. Présidé par le Président de la République, il réunit l'ensemble des acteurs publics concernés. À la suite de ce conseil, le Président décide de toutes les questions relatives au nucléaire civil. Un conseil miroir, le Conseil des armements nucléaires, traite des sujets relatifs au nucléaire de défense.

Une autre instance très importante est le comité de l'énergie atomique, responsable devant le Président de la République de la bonne exécution des décisions prises tant en Conseil de politique nucléaire qu'en conseil des armements nucléaires. Il est présidé par le Premier ministre, pour donner les orientations données par le Président de la République et s'assurer de leur bonne exécution. Il donne lieu à des séances dédiées soit au domaine civil, soit à la défense. Le conseil d'administration du CEA, présidé par l'administrateur général, vient en dessous.

Deux autres comités jouent un rôle très important. Dans le domaine de la défense, le comité mixte Armées-CEA s'assure tous les mois de l'avancée des travaux du CEA et procède à un suivi budgétaire et technique de tous les projets. Avant le décret de 2016, il n'existait pas d'équivalent pour le nucléaire civil. C'est à ma demande qu'a été créé le comité des engagements pour le nucléaire civil – je pensais que le CEA travaillerait d'autant mieux que les tutelles le suivraient de près. Le rôle de ce comité n'a toutefois pas pu être aussi étendu que celui du comité mixte.

Il n'y a aucune raison objective pour que la gouvernance ne fonctionne pas aussi bien dans le nucléaire civil que dans celui de la défense. Force est pourtant de constater qu'il en va ainsi. La principale raison, lorsque j'étais administrateur général du CEA, en était que les ministères civils de tutelle ne souhaitaient pas ou ne pouvaient pas donner des directives de recherche trop précises ou s'engager sur des budgets – il faudra leur demander pourquoi. Pour un organisme de recherche qui prépare le long terme, cela rend la tâche compliquée.

Vous souhaitiez savoir si les institutions et pratiques ont permis que les scientifiques du CEA puissent exposer clairement les problématiques aux décideurs politiques ou dans les ministères : ma réponse est mitigée, et d'autant plus qu'en comparaison, dans le domaine de la défense, les possibilités de dialogue et de remontée d'informations sont très directes.

Durant mon mandat, le Conseil de politique nucléaire, présidé par le Président de la République, ne s'est pas réuni de façon systématique. Venant du monde de la défense et ayant connu la rigueur et l'exigence du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, j'ai été frappé du manque de préparation des réunions auxquelles j'ai assisté. Pire, l'information qui devait être apportée au Président de la République n'était pas protégée et était parfois préparée la veille pour le lendemain – il m'est arrivé de recevoir à minuit, sur ma messagerie personnelle, des fiches qui devaient être présentées le lendemain au Président alors qu'il aurait dû en avoir la primeur.

Je pense que les choses se sont grandement améliorées depuis – vous demanderez à mon successeur de le confirmer.

Pour ce qui est du comité de l'énergie atomique, le décret relatif à l'organisation et au fonctionnement du CEA en prévoit la réunion au moins deux fois par an, une fois pour l'activité civile et une fois pour l'activité défense. Pour l'activité civile, la réunion sous la présidence du Premier ministre est impérative pour rendre l'arbitrage nécessaire entre les trois ministères civils de tutelle du CEA. Durant les trois ans de mon mandat, le comité ne s'est réuni qu'une fois, sous la présidence de M. Manuel Valls – autant dire que je n'ai pas pu demander autant que je le souhaitais l'arbitrage du Premier ministre. Pour l'activité défense, le comité s'est réuni chaque année sous la présidence du ministre des armées, par délégation du Premier ministre.

Le conseil d'administration du CEA s'est réuni régulièrement. Tous les représentants, y compris des tutelles, étaient présents mais le niveau subalterne de ces derniers ne permettait pas à ce conseil d'être un lieu d'expression pour le CEA. Il était davantage un lieu d'écoute pour les représentants des salariés qui y siègent.

Enfin, le comité des engagements pour le nucléaire civil s'est réuni pour examiner le sérieux des projets qui doivent être lancés, mais il n'a pas été possible de lui faire jouer un rôle de suivi mensuel, ce que je regrette.

En matière de dialogue avec les tutelles, j'avais aussi souhaité que soit établi, sur le modèle de ce qui se fait en matière de défense, un plan à moyen et long terme (PMLT) glissant, c'est-à-dire une vision d'ensemble, mise à jour annuellement, de tous les programmes sur lesquels doit travailler le CEA, avec les devis et les budgets correspondants. J'ai réussi à établir une première version du plan mais jamais à le mettre à jour, notamment en raison des difficultés des directions des ministères civils à approuver les programmes de recherche et surtout à s'engager de manière pluriannuelle sur des budgets. Il était très difficile d'avoir une vision ne serait-ce qu'à trois ans. La seule chose que nous avions obtenue, c'est un contrat d'objectifs pluriannuel ne comportant aucune donnée financière et indiquant très peu d'objectifs quantifiés – tous les organismes étaient logés à la même enseigne, avait-il été prétexté. Le PMLT était pourtant un instrument de dialogue.

Lorsque j'ai pris mes fonctions, trois grands projets nucléaires étaient en cours : la construction du réacteur de recherche Jules Horowitz, destiné à remplacer le réacteur Osiris, arrêté en 2015 ; le programme de réacteurs de quatrième génération Astrid ; le programme de démantèlement et d'assainissement des installations nucléaires mises à l'arrêt définitif. Aucun projet n'a été lancé ni arrêté durant ces trois années.

Situé sur le site du CEA à Saclay, Osiris était un réacteur de recherche destiné à étudier le comportement des matériaux, en particulier des aciers, sous irradiation et de produire des radioéléments à usage médical. Dans les années 2005-2010, il est apparu que la poursuite de l'exploitation de ce réacteur nécessiterait un investissement de l'ordre de 200 millions. Considérant les conséquences qu'aurait un accident en Île-de-France, il a été décidé que ces travaux ne seraient pas réalisés et que le réacteur Osiris mourrait de sa belle mort. Le choix a été fait de construire le réacteur Jules Horowitz à Cadarache, en Provence-Alpes-Côte d'Azur, pour remplir les mêmes fonctions. Afin de s'ajuster au calendrier de sa construction, l'arrêt définitif d'Osiris, qui devait intervenir au début de la décennie 2010, a été décalé à la fin 2015. Il n'a pas été possible de prolonger davantage le fonctionnement d'Osiris pour des raisons de sûreté : il aurait fallu effectuer les travaux prescrits par l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN).

La construction du réacteur Jules Horowitz, lancée à Cadarache dans les dernières années de la décennie 2000, s'est très vite heurtée à des difficultés techniques et surtout budgétaires. Lorsque j'ai pris mes fonctions d'administrateur général, en 2015, le principal enjeu était d'assurer la maîtrise calendaire et financière du projet. Je me suis d'abord préoccupé de trouver des ressources financières supplémentaires et de réduire le coût de plusieurs contrats industriels pour essayer de poursuivre la construction. Cette situation rendait difficilement envisageable le lancement d'un nouveau projet nucléaire. Il ne s'agit pas d'imputer cela au Gouvernement ni à qui que ce soit. Dans la mesure où il manquait 1 milliard pour financer cette construction, il ne me paraissait pas raisonnable de lancer un nouveau projet, pour lequel il aurait fallu trouver des financements. C'était mon rôle d'administrateur général du CEA de dire non.

Le projet de réacteur de quatrième génération Astrid a été lancé au début des années 2010, avec plusieurs objectifs. Le premier d'entre eux, après l'arrêt définitif du réacteur Phénix en 2009, était de doter la France d'un réacteur à neutrons rapides bénéficiant d'innovations importantes, en particulier du point de vue de la sûreté – sur l'échelle de la sûreté, Superphénix se situait à environ 1,5 et l'ambition pour Astrid se situait entre 3 et 4.

Le deuxième objectif était de poursuivre les recherches sur la transmutation des actinides mineurs, qui sont présents en très petit nombre, de l'ordre du pour mille, dans les réacteurs mais sont très irradiants et ont une durée de vie très longue – le plutonium 239, par exemple, s'autodétruit pour moitié en 24 000 ans. La loi de 2006 sur la gestion des déchets avait pour ambition la destruction de ces actinides mineurs, ce que les réacteurs de quatrième génération sont capables de faire grâce aux neutrons rapides. Le développement d'un prototype n'était que l'exécution d'une demande de la représentation nationale.

Le troisième objectif était de maintenir, tant dans le domaine de la recherche que l'industrie, la compétence française qui risquait de disparaître à la suite de l'arrêt de Phénix. Le projet Astrid n'était pas financé par la dotation budgétaire mais par des crédits du Commissariat aux grands investissements, à hauteur d'un milliard d'euros. Ces fonds ont permis de réaliser des études de conception d'Astrid, de mobiliser des industriels susceptibles de participer à la future supply chain, pour environ un quart du budget, et de remettre à niveau au sein du CEA des installations expérimentales indispensables pour démontrer l'adéquation de la conception du réacteur aux fonctions qui lui étaient assignées et au degré de sûreté attendu. En revanche, le budget ne couvrait pas le coût de la construction, qui était du même ordre de grandeur que le coût de fabrication d'un réacteur pressurisé européen (EPR). C'est l'une des raisons, au-delà de tout ce qu'on a dit, de l'arrêt d'Astrid, avant même que sa conception soit finalisée. Souhaitait-on se payer un EPR de quatrième génération ? C'est un choix politique que je ne souhaite pas commenter en tant qu'administrateur général.

Pour ce qui concerne les approvisionnements, dans les années 2015 et suivantes, la rareté des matières servant à élaborer le combustible nucléaire n'était vraiment pas un problème. À l'exception de l'approvisionnement des matières nucléaires pour la défense, qui était l'objet d'une préoccupation permanente et très rigoureuse, celui des matières à usage civil n'était pas particulièrement suivi par le CEA. Depuis la création de Cogema, c'est Areva qui était en charge de cette question – je vous suggère d'interroger les représentants d'Orano. L'attention se concentrait surtout, de façon compréhensible pour une entreprise industrielle, sur les prix du yellow cake – ce qui sort de la mine –, alors très bas, et des services de conversion et d'enrichissement.

Par parenthèse, en dehors du suivi des matières, la préoccupation était surtout celle de l'avenir d'Areva et de sa capacité à poursuivre l'exploitation, ne serait-ce qu'une année supplémentaire. La question a plusieurs fois été soulevée au sein du conseil d'administration. Lorsqu'il est arrivé à la présidence d'Areva, en 2015, M. Philippe Varin a constaté l'immense difficulté financière dans laquelle se trouvait la société, tant en raison des coûts de construction des EPR, en particulier à Olkiluoto et à Flamanville, que du fait de la surévaluation de plusieurs actifs miniers.

Dans l'organisation industrielle telle qu'elle avait été établie, donc, Areva avait seule la responsabilité de réaliser les opérations sur les matières en toute souveraineté et de s'assurer de leur disponibilité. La déconfiture d'Areva a eu pour conséquence la cession de plusieurs actifs, tels que Framatome et TechnicAtome, mais a aussi conduit à envisager la cessation d'activités non profitables à l'époque, telles que la conversion du yellow cake en hexafluorure d'uranium pur (UF6), ce qui était peut-être plus grave. La chaîne de production, qui venait pourtant d'être remise à neuf, a failli être ferraillée. Je suis intervenu parce que, si cette fermeture avait eu lieu, nous aurions perdu, en même temps que notre capacité à produire nous-mêmes dans la chaîne du combustible, un élément notre souveraineté. Je tiens à saluer l'initiative du gouvernement d'alors, qui a préservé la totalité de la capacité nationale, grâce à un montage capitalistique et juridique – la transformation d'Areva en Orano et la cession de Framatome – d'une complexité exceptionnelle.

La manière dont l'État a contrôlé le fonctionnement du groupe Areva au cours de la décennie qui a précédé cette déconfiture me semble devoir être questionnée collectivement, et particulièrement par les membres de la communauté nucléaire. Il faut se demander, sans intenter de procès individuels, comment on a pu laisser advenir cette situation, qui a contribué à la perte de notre souveraineté.

Je suis convaincu que la perte de souveraineté dans le domaine nucléaire provient du manque de contrôle de l'État sur les activités qui y sont menées et probablement aussi du manque d'intérêt qu'il porte à ce domaine, sauf peut-être pour réduire sa part dans le mix énergétique. L'énergie et, plus encore, le nucléaire sont éminemment régaliens. L'État doit non seulement en contrôler le management, ce qu'il ne fait pas si mal grâce à l'Agence des participations de l'État, mais aussi exercer le pilotage stratégique de ce domaine dans son ensemble – CEA comme sphère industrielle. À mes yeux, il serait inepte de transférer cette responsabilité purement régalienne à un industriel, fût-ce EDF : ce n'est pas sa raison d'être. Il est important que l'État se saisisse de ce domaine et l'assume, même si ce n'est pas chose aisée, comme l'a montré l'affaire Areva. C'est là ma conviction la plus profonde.

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