Intervention de Arthur Delaporte

Réunion du mercredi 1er février 2023 à 9h35
Commission des affaires économiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaArthur Delaporte, rapporteur :

« Je ne sais pas si vous cherchez vous aussi une bonne adresse pour les injections pour les lèvres, mais j'ai trouvé la personne idéale. Je vais vous indiquer son Insta, elle est top. J'ai rarement vu des lèvres aussi bien faites. Elle se déplace partout en France. N'allez pas chez n'importe qui. Après, je n'incite personne à faire des injections, vous êtes grandes, mais voilà. » Ces mots sont de Julia, qui les a écrits sur son compte Instagram, auquel 1 million de personnes sont abonnées. Julia n'a évidemment aucune formation en esthétique ni en médecine, elle était candidate à une émission de téléréalité. Elle a construit son audience en racontant son quotidien et, en montrant son intimité, elle entre dans celle de ses abonnés.

La loi de la jungle, c'est peut-être bientôt fini ; en tout cas, le non-droit n'est plus acceptable. Les dérives de l'influence soulèvent la question de l'adaptation de notre droit à la réalité des réseaux sociaux et aux mutations de la société. Je me réjouis de présenter devant vous cette proposition de loi visant à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux. Que l'Assemblée se saisisse d'un sujet aussi important pour le quotidien des Français était devenu indispensable.

Les réseaux sociaux ont complètement bouleversé nos façons d'être, d'agir, de consommer ; l'omniprésence des smartphones, partout et tout le temps, a transformé les relations avec les personnalités en rendant celles-ci faussement plus accessibles. Ces dernières années, la rémunération d'acteurs des réseaux sociaux, devenus des relais d'opinion, a suscité de nouveaux modes de publicité. La création de contenus sous contrainte a connu une massification tant de son audience que des montants injectés par un nombre croissant d'entreprises, qui recourent de plus en plus à l'influence en raison de l'efficacité de ce type de publicité.

Ce développement sans contrôle effectif d'une « civilité marchande », pour reprendre le concept de Louis Pinto, conduit à la mise sur le marché de la recommandation, qui est désormais rémunérée, parfois à hauteur de plusieurs milliers voire dizaines de milliers d'euros pour les comptes à plusieurs millions d'abonnés. On observe néanmoins le recours croissant à des influenceurs de plus petite taille, dits nano- ou micro-influenceurs, dont le taux de conversion des abonnés en consommateurs est plus élevé.

Ce capitalisme charismatique, qui avance parfois sous le couvert de « morale sanitaire », pour reprendre l'expression du chercheur Joseph Godefroy, a des effets sur les corps et sur les vies. Ses acteurs se sont largement laissé aller ces dernières années et ont bénéficié d'argent facile en multipliant les publications au contenu problématique. Combien d'alertes avons-nous reçues, chers collègues, concernant des inscriptions à des formations bidon, des arnaques en tout genre ou des produits défectueux ? Combien de Françaises et de Français se sont sentis floués par des influenceurs les ayant conduits à adopter des conduites addictives, à effectuer des placements financiers dangereux dans lesquels ils ont, pour certains, placé et perdu toutes leurs économies, ou à se lancer sans précaution dans des jeux ou des paris ? Honteuses et isolées, les personnes trompées n'ont souvent que leurs yeux pour pleurer.

Il était donc nécessaire de mettre en place une régulation ferme afin de protéger un public particulièrement vulnérable, notamment composé de mineurs, de jeunes ou de personnes à la situation économique précaire. Tel est l'objet de la présente proposition de loi, qui cible l'action des influenceurs dans un article unique, lequel définit juridiquement leur activité et encadre fortement les pratiques commerciales et publicitaires.

Cette proposition de loi est en outre un objet politique inédit – j'y reviendrai. On observe depuis quelques mois un foisonnement d'initiatives parlementaires. Je salue à cet égard nos collègues Aurélien Taché, le premier à avoir déposé un texte visant à réguler le monde de l'influence, Nadège Abomangoli et François Piquemal, qui ont fait de même, enfin, Stéphane Vojetta, qui a travaillé sur ce thème et avec lequel j'ai déposé une proposition de loi. Je remercie les administrateurs de la commission et mes collaborateurs, ainsi que l'ensemble des personnes que nous avons auditionnées. Je pense tout particulièrement aux victimes, si nombreuses, des dérives des influenceurs et aux collectifs qui se sont constitués, notamment celui d'aide aux victimes d'influenceurs (AVI), et à l'ensemble des vigies citoyennes : Vos stars en réalité, Signal-Arnaques, SignalConso, etc.

La présence des influenceurs sur les réseaux sociaux est un phénomène récent et massif. On estime qu'il y aurait environ 150 000 influenceurs sur les réseaux sociaux, dont les audiences et les revenus sont évidemment très variables suivant leur notoriété. Une publication peut rapporter quelques euros à certains mais quelques dizaines de milliers d'euros à d'autres. Un peu moins de la moitié d'entre eux – 44 % – disposent d'une audience comprise entre 1 000 et 5 000 abonnés. Il faut donc distinguer les nano-influenceurs, qui ont moins de 10 000 abonnés, des méga-influenceurs, qui en comptent plus de 3 millions – en général, on agrège les abonnés de l'ensemble des plateformes.

Leur force de frappe est puissante et ne varie pas qu'en fonction du nombre d'abonnés : elle dépend aussi du lien affectif tissé par l'influenceur avec sa communauté. Cette relation joue énormément dans la capacité à convertir l'audience en consommateurs. Il s'agit d'un marché potentiel de 42 millions d'individus. L'Autorité nationale des jeux (ANJ) estime qu'environ la moitié des abonnés pourraient cliquer sur un lien et effectuer un achat, ce qui est énorme. Ces chiffres sont alarmants, surtout si l'on tient compte des effets dévastateurs des jeux en ligne, avec lesquels on peut développer des comportements très addictifs et perdre beaucoup d'argent.

Les dérives sont nombreuses – j'en ai cité une en introduction de mon propos. La presse s'en fait largement l'écho. En septembre dernier, un numéro du magazine de France 2 « Complément d'enquête » et une première page du journal Libération étaient consacrés à ce phénomène. Depuis, pas une journée ne passe sans qu'un quotidien national ne consacre l'une de ses pages aux influenceurs.

Les escroqueries sont de toute nature. Elles prennent souvent la forme de publicité trompeuse pour des produits qui présentent des risques pour les consommateurs. Je ne citerai que quelques pratiques à titre d'exemple : la publicité clandestine, soit le fait pour les internautes visionnant un contenu de ne pas savoir de manière claire, précise, non ambiguë et en temps réel si ce contenu constitue ou non une publicité ; la vente de formations hasardeuses, financées parfois par le compte personnel de formation (CPF) – nous en avons parlé au moment de l'examen de la proposition de loi visant à lutter contre la fraude au compte personnel de formation et à interdire le démarchage de ses titulaires ; le dropshipping, ou livraison directe, pratique légale par laquelle le vendeur ne se charge que de la commercialisation et de la vente du produit, mais qui donne lieu à de nombreuses dérives comme la livraison de produits contrefaits ou de piètre qualité – quand il y a livraison. Je pourrais citer aussi la vente de faux voyages, la promotion de traitements miracles ou de lutte contre le cancer, ou encore l'encouragement à investir dans des cryptomonnaies, par le biais de la copie des positions ouvertes d'un individu sur un marché – le copy trading –, ou dans des jetons non fongibles (NFT).

J'appelle votre attention sur les conséquences de ces dérives, afin qu'elles ne restent pas abstraites. Dans le cadre de nos travaux, nous avons auditionné le collectif AVI, qui a évoqué l'arnaque au copy trading dans l'affaire Blata : chaque victime a perdu plusieurs milliers d'euros, et jusqu'à 50 000 euros pour l'une d'entre elles, dans le cadre de prises de position sur des actifs financiers. Les victimes ont souffert de dépression, ont tenté de se suicider et ont ressenti un profond désarroi après la trahison de la confiance qu'elles avaient placée dans la personne qui les incitait à dépenser leur argent.

Nous devons impérativement mettre fin à ces dérives. C'est dans cette perspective que j'ai déposé la présente proposition de loi, qui répond à trois objectifs. Le premier est pédagogique et vise à mieux informer les influenceurs sur leurs droits et leurs devoirs ; ils ignorent en effet trop souvent le cadre juridique existant. Les consommateurs doivent également connaître le cadre de référence dans lequel agissent ceux qui font de la publicité sur les réseaux sociaux. Le deuxième objectif, plus large, est d'ouvrir un débat de société sur ce sujet. La régulation de l'influence représente un enjeu social et démocratique majeur compte tenu de la taille de l'audience. C'est dans ce sens que Bruno Le Maire a lancé une grande consultation à Bercy ces derniers mois. Le troisième objectif est de compléter le cadre juridique – nous touchons là au rôle des parlementaires –, afin de lutter plus efficacement contre certaines pratiques et contre les dérives.

Cette proposition de loi constitue une première étape en vue des échanges que nous aurons sur la proposition de loi bipartisane que j'ai déposée avec mon collègue Stéphane Vojetta. Sur ces sujets, nous pouvons et devons tous nous retrouver pour réguler efficacement l'action des influenceurs sur internet. Il s'agit d'un objet politique nouveau, qui requiert l'union des forces républicaines pour bâtir le droit de l'influence en ligne. Ce texte, que nous allons amender, sera enrichi par vos apports ; il constitue le point de départ d'un groupe de travail dont les réflexions nourriront la proposition de loi bipartisane que nous examinerons en mars prochain. Je salue les amendements de Nadège Abomangoli, de François Piquemal, d'Aurélien Taché et de tous les collègues qui s'impliquent dans ce sujet.

Venons-en au contenu de l'article unique. Il crée une nouvelle sous-section au code de la consommation, composée de quatre nouveaux articles, numérotés de L. 122-26 à L. 122-29.

L'article L. 122-26, qui définit l'activité d'influenceur, est ainsi rédigé : « Toute personne physique ou morale qui fait la promotion directement ou indirectement de produits, actes ou prestations contre rémunération, y compris lorsque celle-ci est constituée par des avantages en nature, de manière active sur les réseaux sociaux et qui, par son statut, sa position ou son exposition médiatique dispose d'une audience pouvant influencer la consommation du public exerce l'activité d'influenceur. » J'ai fait le choix d'une définition très large, mais les auditions m'ont convaincu qu'elle pouvait être affinée : ce sera l'objet d'un amendement rédactionnel.

L'article L. 122-27 interdit la promotion sur les réseaux sociaux de certains produits, prestations et actes ayant donné lieu à des dérives : les produits pharmaceutiques, dispositifs médicaux et actes de chirurgie ; les placements ou investissements financiers numériques ; les abonnements à des pronostics sportifs ; les inscriptions à des formations professionnelles ; les jeux d'argent et de hasard.

En l'état, le texte prévoit un double mécanisme : une interdiction absolue de publicité pour les deux premières catégories et une interdiction relative pour les trois autres, contre lesquels il s'agit surtout de protéger les mineurs, qui sont plus vulnérables. Les auditions m'amènent toutefois à vous proposer une modification du texte. Compte tenu de l'ampleur des dérives, et pour garantir la clarté et la lisibilité du droit, il me semble préférable de fixer une interdiction absolue de publicité pour l'ensemble de ces éléments, tout en affinant la rédaction proposée. Les auditions ont également fait apparaître la nécessité de compléter cette liste.

Cette proposition de loi prévoit aussi un encadrement de la pratique du dropshipping : c'est l'objet de l'article L. 122-28. Il dispose que les influenceurs qui se livrent à cette pratique doivent s'assurer de l'absence de fictivité du produit ainsi que du respect par le vendeur initial des conditions générales de vente.

L'article L. 122‑29, enfin, dispose que les conditions d'application de l'article unique seront précisées par décret en Conseil d'État.

Ce matin, une collègue m'a rapporté l'anecdote suivante. Alors qu'elle visitait un collège, elle a demandé à des élèves ce qu'ils voulaient faire plus tard. Un tiers de la classe a répondu : « Influenceur ! ». J'espère que nous parviendrons avec ce texte, sinon à leur donner envie de devenir députés, du moins à les faire réfléchir à ce qu'est un influenceur et à prendre conscience que derrière les paillettes, il y a beaucoup de dérives.

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