Intervention de Général Stéphane Mille

Réunion du mercredi 25 janvier 2023 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général Stéphane Mille, chef d'état-major de l'armée de l'air et de l'espace :

Nous sommes très heureux, le général Bellanger et moi-même, de nous trouver devant vous aujourd'hui, pour évoquer la dissuasion nucléaire, dorsale de notre sécurité ; dont la centralité dans les relations internationales s'est encore affirmé au cours des derniers mois.

Vous avez récemment entendu à ce sujet le chef d'état-major des armées (CEMA), ainsi que le chef d'état-major de la marine, accompagné de l'officier général de marine commandant la force océanique stratégique (ALFOST). Il nous revient à présent d'aborder les spécificités de la CNA permanente.

Nous tâcherons d'expliquer simplement ce qu'est la CNA, ce qu'elle apporte à la France, de décrire comment l'armée de l'air et de l'espace dans son ensemble et les FAS en particulier la mettent en œuvre, avant de conclure par une esquisse prospective.

Compte tenu de la confidentialité et de la complexité de cette discipline, elle n'est pas souvent discutée ni même dévoilée. Pouvoir débattre ici, en toute transparence, de ce sujet stratégique revêt donc une importance particulière.

Il convient d'abord de rappeler les prérogatives du chef d'état-major de l'armée de l'air et de l'espace en la matière, telles qu'instituées par le code de la défense. En tant que chef d'état-major de l'armée de l'air et de l'espace, je conseille et assiste le Cema dans tout ce qui concerne l'organisation et la préparation des forces aériennes et spatiales, y compris celles des FAS. Cette tâche me donne des responsabilités dans le développement des futures capacités de la CNA permanente.

Par ailleurs, certaines de mes attributions sont spécifiques à la mission de dissuasion, en matière de sécurité nucléaire et de contrôle gouvernemental. Ce contrôle consiste à garantir au Président de la République, qui en a confié la mise en œuvre à la Première ministre, de disposer en toutes circonstances des moyens nécessaires à l'exercice de la dissuasion nucléaire. Trois domaines sont concernés : l'engagement, la conformité de l'emploi et l'intégrité des moyens.

Je suis tête de chaîne pour la mise en œuvre du contrôle de l'intégrité des moyens placés sous mon autorité. Il s'agit de protéger le personnel et les infrastructures contre les menaces de toutes sortes, militaires ou terroristes, et les actes de malveillance. Par exemple, il est de ma responsabilité de définir les plans de sécurité des bases aériennes, y compris des bases aériennes à vocation nucléaire (BAVN), et d'organiser des exercices réguliers destinés à tester l'efficacité des mesures prises.

Cette responsabilité nous oblige à une réévaluation constante de la menace ainsi qu'à une adaptation permanente de nos moyens, de nos organisations et de nos procédures. Ainsi, nous prenons en compte l'extension de la menace représentée par les drones, en employant des outils de lutte antidrones dans l'ensemble de nos bases, en particulier nos BAVN. Par ailleurs, ces progrès nous donnent un temps d'avance s'agissant de la sécurisation des Jeux olympiques de 2024.

La somme de ces responsabilités se résume au pilotage de la cohérence d'ensemble de l'armée de l'air et de l'espace pour la mise en œuvre de la CNA. C'est ce qui me rend légitime pour m'adresser à vous et aborder à présent le cœur du sujet : ce qu'est la CNA permanente.

Le CEMA vous en ayant longuement parlé, je ne vais pas revenir sur le concept général de dissuasion, dont la CNA permanente est une composante majeure. Je me permettrai toutefois de citer le général Pierre-Marie Gallois, l'un des pères de la dissuasion nucléaire française : « L'arme aérienne est devenue l'arme essentielle à la fois d'une agression et, parallèlement, du découragement d'une pareille agression. »

Attardons-nous plutôt sur les facteurs de réussite de la dissuasion, qui sont de trois ordres. D'abord, d'ordre psychologique : il s'agit de convaincre du sérieux et de la crédibilité de la menace et de persuader que nous sommes prêts à la mettre à exécution si les circonstances l'exigent. Ensuite, d'ordre technique et opérationnel : que se passerait-il pour l'adversaire en cas de mise à exécution de cette menace ? Enfin, d'ordre politique : quels gains et quelles pertes peuvent être envisagés en cas d'action ou de non-action ?

Le maître-mot de toute doctrine de dissuasion nucléaire est la crédibilité, en matière de détermination comme d'exécution potentielle. Les deux composantes françaises – qui sont complémentaires, ainsi que l'a réaffirmé le Président de la République – jouent ici un rôle fondamental.

J'en viens à la place singulière qu'occupe la CNA permanente dans cet ensemble. L'armée de l'air lui a donné naissance il y a bientôt soixante ans, en en faisant la première composante nucléaire française. Ainsi, l'explosion de Gerboise bleue est organisée par le centre saharien de Reggane le 13 février 1960 et, quatre ans après, les FAS sont créées. L'armée de l'air tient sa première alerte nucléaire quelques mois plus tard, le 8 octobre 1964, sur la base aérienne de Mont-de-Marsan. L'aviation de bombardement stratégique voit ainsi le jour, conformément à la volonté exprimée par le général de Gaulle – dont vous avez rappelé les mots à ce sujet, Monsieur le président.

Depuis bientôt soixante ans, les FAS maintiennent cette posture d'alerte permanente et un degré élevé de performance, grâce à leurs capacités d'adaptation aux évolutions de la menace.

Ainsi, trois générations de « bombardiers, ravitailleurs, vecteurs » se sont succédé. Le triptyque « Mirage IV, C-135, AN-22 » a apporté allonge et pénétration tous temps. Cependant, cette première génération d'armes à gravité imposait un tir à proximité de l'objectif.

Ensuite, le triptyque « Mirage 2000-N, C-135, ASMP » a amélioré la performance de la composante, notamment grâce à une capacité de suivi automatique du terrain et au tir à grande distance permis par le missile de croisière.

Enfin, la génération actuelle, composée du Rafale, du MRTT et de l'ASMP-A, offre une allonge et une capacité de pénétration encore accrues, ainsi qu'une meilleure précision.

Notre pays a fait le choix d'une dissuasion indépendante, robuste et crédible, ce qui nous astreint à une adaptation permanente de notre outil de combat. Pour un aviateur, cette dimension constitue une réalité puisqu'il voit évoluer régulièrement, au cours de sa carrière, les matériels, les organisations et les procédures.

Si la mission de dissuasion aéroportée est particulièrement exigeante, elle a la vertu de tirer l'ensemble de l'armée de l'air et de l'espace vers le haut. Ainsi, la dissuasion a beaucoup fait pour que l'armée de l'air et de l'espace soit ce qu'elle est aujourd'hui.

En matière de stratégie, qu'apporte la CNA permanente à la France ? Ses atouts, liés à son mode d'action – celui de la puissance aérienne –, sont au nombre de quatre : permanence, réactivité, visibilité et réversibilité.

La dissuasion n'aurait pas de sens sans la permanence, que rend possible un C2 (commandement et contrôle) actif « H 24 », qui suit en temps réel la disponibilité des moyens à l'unité près. Cette permanence est assurée par les hommes et les femmes qui arment à chaque instant nos postes de contrôle, qui tiennent la posture ou garantissent la disponibilité technique de nos moyens.

La réactivité permet d'adapter la posture ou de décoller en quelques heures, voire en quelques minutes. Cette culture de la course contre la montre constitue l'une de nos caractéristiques. Elle est impérative, compte tenu de la vitesse à laquelle une situation évolue dans la troisième dimension. Dans des cas extrêmes, comme ceux des missions de police du ciel, cette réactivité est quasi immédiate, pouvant donner lieu à des décollages en deux minutes.

En ce qui concerne la visibilité, nos opérations sont conduites à partir de nos bases aériennes, visibles par nature, comme l'est le décollage du raid.

J'en viens enfin à la réversibilité. La crise de Cuba représente une bonne illustration historique de cette faculté. En effet, alors que les B-52 américains étaient en vol, le niveau d'alerte maximal Defcon 2, dernier stade avant la première salve nucléaire, a été atteint.

La visibilité et la réversibilité de la CNA sont particulièrement précieuses dans le cadre du dialogue dissuasif.

En résumé, la CNA apporte une marge de manœuvre dans le dialogue dissuasif et une contribution visible à la dissuasion au sens large.

J'ai évoqué la cohérence d'ensemble dont je suis responsable. Je voudrais décrire à présent les liens d'interdépendance existant entre les FAS et les autres commandements de l'armée de l'air et de l'espace, en évoquant notamment ce qu'ils s'apportent mutuellement.

Les modes d'action du bombardement stratégique relèvent de la projection de puissance, dont l'objet est d'aller loin, vite et fort. Assurer cette mission, mais aussi la posture permanente de sûreté-air (PPS-A), a permis à l'armée de l'air et de l'espace de développer de nombreuses compétences, qui ont irrigué l'ensemble de ses capacités.

Les FAS ont été les premières à utiliser le ravitaillement en vol, qui constitue aujourd'hui l'une des capacités indispensables à toutes nos opérations. Elles ont aussi contribué à l'acquisition d'aptitudes spécifiques en matière de planification et de conduite des opérations aériennes, qui nous sont utiles dans des environnements denses et hostiles comme celui de la Libye. L'autonomie d'emploi, requise pour la mission de dissuasion, a également conduit au développement des systèmes de contre-mesures électroniques et des moyens de navigation de bord et de pénétration en suivi de terrain automatique qui sont désormais utilisés dans tous nos avions de combat conventionnel.

En outre – et cet élément est d'une grande importance –, la mission nucléaire a servi à développer un savoir-faire en matière de ciblage au sein de l'armée de l'air et de l'espace, ainsi que le recueil et le fusionnement du renseignement.

Enfin, c'est grâce à la mission de dissuasion que nous sommes capables de mener en toute autonomie des missions longues et complexes, comme l'opération Hamilton, depuis le territoire national et à partir de nos bases aériennes.

Inversement, l'armée de l'air et de l'espace s'organise pour mettre en œuvre la CNA et pour en développer les caractéristiques par l'intermédiaire de ses autres prérogatives. En matière de savoir-faire mobilisés, on observe cohérence et continuité entre les missions de défense aérienne de protection du territoire et de nos ressortissants, les missions nucléaires de protection de nos intérêts vitaux et les missions menées sur les théâtres d'opérations extérieurs. Ainsi, tout ce que font les forces conventionnelles en opération nourrit a posteriori l'expertise des FAS.

Forces conventionnelles et stratégiques ont contribué à doter nos bases aériennes, comme nos centres de commandement et de conduite, d'une aptitude à basculer instantanément du temps de paix au temps de crise et à mieux travailler en réseau. Cet important changement est notamment permis par la polyvalence de nos moyens et de nos aviateurs. Dans le cadre des exercices nucléaires, lors des phases de montée en puissance, un grand nombre de moyens conventionnels sont mobilisés, en l'air comme au sol : défense sol-air, lutte antidrones, PPS et protection des bases. Toutes ces capacités participent à la manœuvre, y compris les soutiens.

Concernant les soutiens en particulier, j'ai eu l'occasion de m'exprimer à plusieurs reprises à propos de la nécessité pour le commandant de base de disposer de tous les leviers nécessaires à la réalisation des missions opérationnelles justifiant une réactivité immédiate, telles que la PPS au quotidien ou les missions extérieures au coup de sifflet bref, comme notre décollage vers l'est de l'Europe le 24 février dernier.

Cette double casquette commandant de base – commandant de base de défense est indispensable aux commandants de BAVN. Elle est nécessaire pour satisfaire le souhait exprimé vendredi dernier par le Président de la République, qui nous a demandé de privilégier la rapidité d'action et la montée en puissance rapide. De ce fait, la composante aérienne aura une responsabilité accrue s'agissant de la projection de nos forces.

Cette cohérence entre domaines conventionnel et nucléaire sera plus prégnante encore dans les prochaines années. Dès lors, le schéma directeur de l'aviation de combat, le plan de stationnement des emprises aéronautiques, la manœuvre ressources humaines et les nouvelles capacités constituent autant de briques qu'il nous faudra continuer d'assembler pour renforcer notre armée de l'air et de l'espace et permettre aux FAS de réaliser leur mission.

Si vous deviez ne retenir que quelques idées forces de cette introduction, je vous suggérerais de choisir les caractéristiques de notre CNA : permanence, réactivité, visibilité et réversibilité, auxquelles j'ajouterai la polyvalence.

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