Intervention de Emmanuel Chiva

Réunion du mercredi 1er février 2023 à 11h05
Commission de la défense nationale et des forces armées

Emmanuel Chiva, délégué général pour l'armement :

C'est toujours un plaisir de m'adresser à vous, y compris sur ce thème, qui peut se révéler frustrant puisque nous ne sommes pas autorisés à tout dire.

Lors du discours qu'il a prononcé à Mont-de-Marsan à l'occasion de ses vœux aux armées, le Président de la République a rappelé qu'il fallait veiller à ce que la dissuasion soit bien comprise. À son tour, le ministre des armées est revenu sur ce point, lors de son audition de la semaine dernière. Je m'inscris dans cette lignée et, si cette audition conclut votre cycle consacré à la dissuasion, je vis de mon côté la fin d'une séquence qui m'a conduit à visiter les installations du CEA, mais aussi les bases nucléaires d'Avord et d'Istres, afin de pleinement me saisir des enjeux de la dissuasion, sujet que j'ai choisi de prendre à bras le corps depuis ma nomination.

Un lien indéfectible existe entre la DGA et la dissuasion. Vous l'avez rappelé, Monsieur le président, la DGA est née autour de la dissuasion et, le 5 avril 1961, le général de Gaulle expliquait que la délégation ministérielle pour l'armement (DMA) avait pour mission de « construire une défense nationale indépendante fondée sur la dissuasion ». Depuis lors, la dissuasion n'a cessé de structurer nos méthodes, nos compétences et nos moyens, ainsi qu'une grande partie de la base industrielle et technologique de défense (BITD).

Alors que, 60 ans plus tard, la dernière Revue nationale stratégique évoque le retour du fait nucléaire, la DGA continue de relever ce défi permanent, qui consiste d'abord à garantir au Président de la République, dans la durée, la crédibilité, la juste adéquation à la doctrine et la performance des systèmes constituant les deux composantes nucléaires. Il s'agit aussi d'assurer la supériorité opérationnelle de nos armées, pour permettre à la France de figurer parmi les grandes puissances militaires mondiales et donner au pouvoir politique les marges de manœuvre dont il a besoin pour peser dans le concert des nations. Enfin, la France est un État doté d'une dissuasion autonome, ce qui a des implications sur lesquelles je reviendrai.

Depuis 60 ans, la DGA conduit des programmes d'armement, démontre des performances intellectuelles, scientifiques et technologiques de haut niveau, fournit des efforts constants qui entraînent chercheurs, innovateurs et industriels faisant le choix de s'engager pour la protection du pays, au bénéfice des armées et au service de la dissuasion.

La dissuasion est un outil de nature politique, technologique et industrielle. Elle incarne une puissance militaire mais représente aussi un atout technologique grâce à sa complexité, constituant ainsi un moteur indéniable de notre industrie. Le tissu industriel impliqué dans la dissuasion est très vaste. Il regroupe des domaines divers et des entreprises aux tailles variables. Aujourd'hui, le sous-marin nucléaire lanceur d'engins (SNLE), à la fois bateau, base de lancement de fusées, système d'armes et centrale nucléaire, constitue l'objet le plus complexe de la planète.

S'agissant de nos enjeux, nous cherchons d'abord à maintenir les compétences sur des cycles très longs – pouvant durer plusieurs décennies –, dans des domaines pointus et spécialisés comme ceux de la métallurgie, de la mécanique de précision, des matériels composites complexes, de la micromécanique, de l'électronique, des propergols, des moteurs, de l'intelligence artificielle, des calculateurs ou de l'informatique.

La DGA développe donc une vision stratégique, inscrite dans la durée, et participe à la conduite d'une politique industrielle adaptée, en tentant de conserver le niveau d'indépendance et la souveraineté requis, tout en maîtrisant les coûts associés à cette ambition. Les questions liées à la dissuasion s'envisagent au-delà de la période 2024-2030 couverte par la prochaine loi de programmation militaire (LPM), plutôt à l'horizon 2050-2055. Les feuilles de route, notamment capacitaires, vont donc au-delà des programmes des décennies immédiates.

La dualité entre le civil et le militaire représente un autre enjeu et un élément primordial en matière d'industrie. À ce titre, les succès obtenus dans les domaines spatiaux et aéronautiques sont les plus connus et on oublie souvent de mentionner les synergies et les réussites qui adviennent dans le domaine nucléaire.

En termes financiers, 25 milliards d'euros ont été consacrés à la dissuasion pour la période 2019-2023. La loi de finances initiale pour 2022 y dédiait 5,3 milliards d'euros et le projet de loi de finances pour 2023 prévoit 5,6 milliards d'euros de crédits de paiement. La part des crédits consacrés à la dissuasion dans le budget de la mission défense hors pensions reste stable : 12,8 % en 2023 pour 12,9 % en 2022.

En 2023, 4,65 milliards d'euros seront dédiés au maintien et au renouvellement des composantes, auxquels s'ajoutent 211 millions d'euros consacrés aux études, dans le cadre du programme 144.

Ces choix en matière de finances sont cohérents avec l'ambition du Président de la République, évoquée lors du discours qu'il a prononcé le 7 février 2020. Il s'y référait à la dissuasion comme à la « clé de voûte de notre sécurité et la garantie de nos intérêts vitaux ». Il ajoutait que la dissuasion « garantit notre indépendance, notre liberté d'appréciation, de décision et d'action. Elle interdit à l'adversaire de miser sur le succès de l'escalade, de l'intimidation ou du chantage ».

La dissuasion représente la clé de voûte et le nucléaire la voûte, mais il ne faudrait pas oublier ce qui se trouve autour, les adhérences et les épaulements. La mise en œuvre de nos composantes de dissuasion nucléaire a évolué au fil du temps. Aujourd'hui, elle est assurée à la fois par des moyens qui lui sont uniquement consacrés et constituent le premier cercle, mais également par des moyens partagés avec les capacités conventionnelles, qui forment les deuxième et troisième cercles en adhérence. Les choix stratégiques opérés pour l'équipement de nos forces conventionnelles contribuent donc à la performance globale, à la disponibilité opérationnelle et à la crédibilité de la dissuasion française.

En outre, cette crédibilité est épaulée par celle du système de défense conventionnelle. Ainsi, répondre aux besoins conventionnels de nos armées, avec un niveau d'ambition adéquat, permet de renforcer notre capacité à contrer l'ensemble du spectre des menaces et à donner plus de force à la doctrine française de dissuasion.

La dissuasion nucléaire française repose sur la composante océanique, la composante aéroportée et les transmissions nucléaires. Les activités du CEA et un socle d'activités relevant de la maintenance opérationnelle et du maintien capacitaire de ses systèmes et équipements sont au cœur du fonctionnement de notre dissuasion.

Par ailleurs, cet agrégat a la responsabilité de renouveler les composantes. En ce qui concerne la composante océanique, il s'agit de remplacer les SNLE et de développer de nouvelles versions du missile M51, selon une logique incrémentale. S'agissant de la composante aéroportée, il faut assurer le remplacement du missile air-sol moyenne portée amélioré (ASMPA), l'enjeu étant de maintenir notre capacité à conduire des missions en dépit de l'évolution permanente des menaces. Enfin, les systèmes de transmissions nucléaires sont également modernisés pour améliorer leur robustesse et leur fiabilité, mais aussi pour les rendre compatibles avec les nouveaux porteurs MRTT ( Multi Role Tanker Transport, avion multirôles de transport et de ravitaillement) et le dernier standard du Rafale.

Permettez-moi d'entrer un peu dans les détails techniques de ces processus. La composante océanique, qui relève du programme d'ensemble Cœlacanthe, repose sur le missile mer-sol balistique stratégique (MSBS) M51. Le programme M51 contribue au maintien des capacités de la force océanique stratégique (FOST) puisqu'il nous permet de doter les quatre SNLE de versions incrémentales successives du missile, prenant en considération le développement actuel et futur des systèmes de défense adverses. Nous nous attachons aux principales performances du missile, à sa capacité d'emport – de têtes nucléaires et d'aides à la pénétration des défenses adverses – à sa portée – intercontinentale – et à sa précision.

Le missile M45 a été retiré du service en septembre 2016 et tous les SNLE sont désormais pourvus de missiles M51.1 et M51.2. Des travaux lancés en 2014 portent actuellement sur la version M51.3, dont la mise en service est prévue à l'horizon 2025, les premiers exemplaires ayant été commandés en 2019.

La maîtrise d'ouvrage d'ensemble est assurée par la DGA. La direction des applications militaires du CEA est responsable, sous le contrôle de la DGA, de la conception, du développement, de la réalisation, du maintien en condition opérationnelle (MCO) et du démantèlement des têtes nucléaires.

En ce qui concerne les SNLE de deuxième et troisième générations (2G et 3G), les quatre SNLE-2G opérationnels ont été admis au service actif entre 1997 et 2010. Les trois premiers ont été adaptés au missile M51 et Le Terrible, dernier exemplaire produit, a été construit pour cette version.

Le renouvellement fait l'objet du programme SNLE-3G, dont les phases d'élaboration et de réalisation ont été lancées respectivement en 2016 et 2021. Par ailleurs, afin de maintenir les capacités opérationnelles des SNLE-2G jusqu'à leur retrait, des travaux de modernisation ont été engagés. Les premières mises en service auront lieu dans le courant de la décennie 2030-2040. Les SNLE-3G répondront à l'évolution de la menace en matière d'invulnérabilité et embarqueront les versions à venir des missiles M51.

Le périmètre de ce programme comprend aussi le développement et la construction des sous-marins – y compris des chaufferies nucléaires –, l'adaptation des moyens de qualification – notamment en matière d'essais étatiques et industriels –, l'évolution des moyens de formation et d'entraînement des équipages et la logistique initiale.

La maîtrise d'ouvrage d'ensemble est également assurée par la DGA, le CEA étant responsable de la conception, du développement, de l'étude des évolutions, de la réalisation et de la qualification des chaufferies nucléaires embarquées.

J'en viens à la composante nucléaire aéroportée, qui relève du programme d'ensemble Horus et repose aujourd'hui sur les ASMPA et dans le futur sur les missiles air-sol nucléaires de quatrième génération (ASN4G). L'ASMPA, missile supersonique muni d'une tête nucléaire, est porté par le Rafale F3. Il a été mis en service en 2009 et connait aujourd'hui une rénovation à mi-vie, qui s'attaque aux péremptions pyrotechniques et à ses obsolescences, pour lui permettre de faire face à l'évolution des menaces. La phase de réalisation de cette rénovation a été lancée en décembre 2016, pour une mise en service opérationnel prévue fin 2023.

Le programme ASN4G, qui vise à remplacer l'ASMPA rénové, garantira la pérennité de la composante nucléaire aéroportée et permettra de répondre aux menaces adverses, en s'appuyant sur des performances et des capacités de pénétration accrues. Le missile est hypervéloce, ce qui signifie qu'il est à la fois hypersonique – vitesse supérieure à Mach 5 – et manœuvrant. Il assurera la supériorité opérationnelle du système d'armes, en prenant en considération l'évolution des défenses adverses. Les feuilles de route de l'aéronautique de combat et du porte-avions sont définis en permettant l'intégration au porteur de ce nouveau missile.

La phase d'orientation du programme ASN4G a été lancée en juin 2018. En 2021, le Président de la République a procédé aux derniers choix en matière de capacité et de performance. La phase de réalisation doit être lancée en 2025, pour une mise en service opérationnel dans le courant de la décennie 2030-2040. La maîtrise d'ouvrage d'ensemble est assurée par la DGA. La direction des applications militaires du CEA est responsable, sous le contrôle de la DGA, de la tête nucléaire de ce nouveau missile.

Enfin, les transmissions relèvent du programme d'ensemble Hermès et font aussi l'objet de modernisations. À cet égard, nous avons achevé en 2020 la rénovation de quatre centres de transmissions de la marine (programme Transoum). De plus, nous avons lancé en 2022 la phase de préparation d'Anubis, successeur du réseau maillé de transmissions métropolitain Ramsès. Enfin, nous poursuivons la logique incrémentale du système de transmissions Transaero, afin de moderniser les systèmes d'information spécifiques à la composante aéroportée.

J'en viens aux aspects industriels. Si la dissuasion implique d'abord les grands maîtres d'œuvre du secteur comme Naval Group, TechnicAtome, Thales, ArianeGroup, MBDA et Dassault Aviation, elle embarque aussi plus de 2 000 petites et moyennes entreprises (PME) qui y contribuent directement ou indirectement.

Les programmes de la dissuasion représentent une part significative du chiffre d'affaires des maîtres d'œuvre industriels, ils ont un effet structurant sur la BITD et impactent positivement le niveau technologique du pays comme la qualité de l'ingénierie et de la production. Compte tenu du caractère stratégique et souverain de ces programmes, les perspectives de coopération et d'exportation sont limitées. En revanche, ils représentent une vitrine technologique pour les maîtres d'œuvre industriels du domaine ainsi que pour leurs sous-traitants. Ces programmes agissent comme des drivers d'excellence dont les retombées, en matière de technologie, de compétences et de moyens, irradient l'ensemble de la BITD et du domaine conventionnel. Ce constat vaut aussi pour la DGA, dont les compétences et moyens développés, acquis et entretenus pour la dissuasion, sont mis au profit des systèmes d'armes conventionnels.

En ce qui concerne l'innovation, les enjeux et ambitions de la dissuasion restent élevés et peu tolérants à l'échec. Toutefois, la dissuasion doit évoluer et la DGA s'assure que l'innovation sous toutes ses formes alimente ce domaine sensible.

En matière d'innovation capacitaire, il s'agit de proposer des concepts différenciants pour les systèmes futurs, qui devront maintenir dans la durée la crédibilité de nos composantes face à des compétiteurs toujours plus performants. À ce titre, le développement des missiles hypervéloces, auquel nous réfléchissons depuis 2010, représente un bon exemple.

En ce qui concerne l'innovation technologique, il nous faut évaluer l'applicabilité au domaine de dispositifs novateurs, porteurs d'un potentiel de rupture. À titre d'exemple, je mentionnerai les antennes plasma, constituées de gaz ionisé, qui remplaceront les parties métalliques des antennes et représentent un intérêt réel en matière de furtivité, d'efficacité et de résilience. Je pourrais évoquer aussi les algorithmes post-quantiques. Cette dynamique d'innovation et les programmes de dissuasion se nourrissent mutuellement, et sont aussi alimentés par le domaine conventionnel.

Les projets de technologie de défense (PTD), anciennement programmes d'études amont (PEA), représentent un flux annuel d'environ 200 millions d'euros et concernent des domaines technologiques très variés : propulsion, navigation, matériaux, pénétration des missiles ou invulnérabilité des SNLE.

J'espère que ces éléments vous auront permis d'appréhender le lien existant entre la DGA et la dissuasion. Il faut retenir que le rôle de la DGA est de garantir au Président de la République, dans la durée, la crédibilité, la juste adéquation à la doctrine et les performances des systèmes constituant les trois composantes de la dissuasion : aéroportée, sous-marine et transmissions.

Je finirai en rappelant que j'ai présenté la semaine dernière mes vœux à l'ensemble du personnel de la DGA, aux différentes armées, aux parlementaires et aux forces vives de l'industrie de défense. À cette occasion, j'ai présenté un plan de transformation de la DGA, qui prend en compte le caractère essentiel et structurant de la dissuasion pour notre industrie comme pour notre direction. Je pourrai entrer dans le détail de ce plan si vous le souhaitez.

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