Intervention de Jean-Maurice Ripert

Réunion du jeudi 30 mars 2023 à 15h30
Commission d'enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères-États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées-visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des

Jean-Maurice Ripert :

C'était une image : l'Observatoire n'ayant pas d'autorité sur moi, il ne peut me convoquer. Disons que l'on a exercé sur moi d'amicales pressions, si fortes que j'ai fini par accepter d'aller leur parler. Je n'ai pas été convoqué stricto sensu, mais j'ai eu le sentiment de comparaître devant l'Observatoire.

Il faut se replacer à l'époque de la première guerre d'Ukraine, de l'invasion puis de l'annexion illégale, quelques mois plus tard, de la Crimée et de Sébastopol et du déclenchement d'une guerre civile au Donbass par des milices mafieuses financées et armées par Moscou – tout cela est documenté. Contrairement à ce que les Russes croyaient probablement à l'époque, l'Union européenne a tout de suite réagi et décidé des sanctions. Notre ambassade a évidemment fait partie du réseau des ambassades européennes qui ont alimenté nos capitales quand il a fallu définir la liste des entités et des personnalités passibles de ces sanctions ; chaque ambassade de l'Union a suggéré des noms en fonction de ses réseaux propres. J'entretenais des relations avec le célèbre Leonid Sloutski, « grand ami de la France », m'avaient expliqué des « amis de la Russie » avant mon départ à Moscou, élu il y a quelques semaines président du parti extrémiste, raciste, homophobe et nationaliste LDPR pour succéder au non moins célèbre Vladimir Jirinovski ; homme, en privé, parfaitement aimable, il présidait le groupe d'amitié franco-russe. De même, l'ambassadeur d'Allemagne travaillait avec le président du groupe d'amitié germano-russe du Bundestag. Nous discutions pour déterminer si ces gens avaient d'une manière ou d'une autre participé à l'annexion illégale de la Crimée ou s'ils l'avaient soutenue.

Pour moi, la question n'est pas de savoir si la Crimée est historiquement russe ou ukrainienne – je l'ignore, je ne suis pas historien – mais si l'on accepte ou si l'on n'accepte pas qu'un pays occupe militairement et annexe un territoire voisin. Si l'Union européenne a condamné l'annexion, c'est sur le fondement que la Crimée est ukrainienne juridiquement parce qu'elle fait partie de l'État dont on a reconnu les frontières internationales conformément à la Charte des Nations unies. Surtout, nous condamnions un mode d'annexion qui a eu lieu quelques fois dans l'histoire de notre continent et dont nous n'avons pas gardé de bons souvenirs.

Cette précision s'imposait pour expliquer que pour nous la liste des personnalités passibles de sanctions devait être établie au regard de ce critère. J'estimais que l'on n'avait pas à sanctionner quelqu'un qui m'avait dit au cours d'un dîner : « Évidemment, la Crimée est russe » ; pour moi, c'est une erreur, mais on a le droit de le penser. En revanche, celui qui a milité en faveur de l'annexion, qui l'a justifiée a priori ou a posteriori, celui-là a pris position. C'était notamment le cas de M. Sloutski et aussi, d'ailleurs, d'un certain nombre d'hommes et de femmes politiques français et européens. Il ne fallait pas porter un jugement sur des opinions mais sur le fait qu'une personnalité validait juridiquement une agression militaire. Il fallait donc identifier les personnes en fonction de ce critère et, évidemment, les ambassades ont été appelées à l'aide. Arrivé à Moscou le 2 novembre 2013, je ne connaissais pas le bottin administratif russe par cœur lorsque la Crimée a été envahie en février 2014 et je ne dressais pas des listes seul dans mon bureau : je consultais les personnes qui s'occupaient du secteur de la presse, le conseiller économique, l'attaché de défense, les représentants des services ; tous les membres de l'ambassade se sont concertés. Nous informions Paris, de manière à lui permettre de définir quelles instructions nous donner pour agir en défense des intérêts de la France. Les choses se passent dans les deux sens.

Dans ce contexte, j'ai immédiatement proposé aux représentants de la communauté française, les élus consulaires et le député des Français de l'étranger, M. Thierry Mariani, la tenue de réunions hebdomadaires. M. Mariani n'était pas là très souvent. Lorsqu'il était à Moscou, nous nous parlions, mais il ne venait pas aux réunions que j'ai organisées avec la communauté française ; ce n'était pas sa place et il n'a jamais demandé d'en être, mais je lui ai toujours proposé d'y participer. J'ai réuni presque chaque semaine, pendant des mois, le conseiller commercial, le président de la chambre de commerce, le président des conseillers du commerce extérieur et des représentants des intérêts économiques français – petites et moyennes entreprises, industrie, services, technologies, agriculture – choisis par le président de la chambre de commerce. Je m'efforçais de leur expliquer les raisons des décisions prises par le Gouvernement français et l'Union européenne, et je les écoutais me décrire les conséquences des contre-sanctions russes, notamment dans l'agriculture. Il n'y a pas là de contradiction : il m'appartenait à la fois de défendre la politique gouvernementale et européenne de sanctions et d'aider nos entreprises à essayer de s'en sortir.

Ces réunions étaient extrêmement difficiles ; certains perdaient leurs nerfs. Il y avait aussi une campagne dans la feuille de chou française locale. Les communautés françaises à l'étranger forment un petit monde. À l'époque, celle de Moscou représentait quelque 6 000 personnes et tout le monde sait tout sur tout le monde ; c'est Clochemerle, tous ceux qui sont actifs dans les communautés françaises à l'étranger le savent. On sentait la tension monter et j'ai été profondément choqué par ce que j'ai entendu, je vous l'ai dit : la contestation, par des Français, de la démocratie, de leurs autorités et de leurs institutions, par idéologie, par conviction, par intérêt personnel ou encore en raison de l'amour que l'on finit par ressentir pour le pays où l'on a décidé de faire sa vie. C'est parfaitement compréhensible, mais je leur disais toujours : « Vous êtes français. Quand vous rentrez en France, ce n'est pas parce que vous aimez la France que vous vous privez de critiquer vos hommes politiques, votre président compris ; est-ce que cela ne devrait pas valoir dans l'autre sens ? »

Il y avait donc beaucoup d'agressivité, et j'ai fini par penser que je devais accepter la demande faite par l'Observatoire franco-russe, au nom de la chambre de commerce, de m'écouter à ce sujet et surtout, en réalité, de tenter de répondre à mes questions, parce qu'ils voulaient me faire passer leur propre message. Le terme « convoqué » était donc inapproprié puisque, bien sûr, j'ai accepté d'être entendu au cours d'une audition – dont il a d'ailleurs été fait une captation vidéo ; je ne sais si elle existe encore –, qui s'est déroulée dans un climat extrêmement hostile et défavorable à la France, à ses autorités et aux institutions que je représentais et que j'étais chargé de défendre. On oublie trop souvent qu'un ambassadeur représente personnellement le chef de l'État ; il se doit de réagir quand le chef de l'État est insulté. Le contexte était très tendu mais on a tenu bon, on a continué de se parler pendant des mois et des mois ; mais c'était difficile.

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