Intervention de Jean-Maurice Ripert

Réunion du jeudi 30 mars 2023 à 15h30
Commission d'enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères-États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées-visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des

Jean-Maurice Ripert :

Globalement, non. Je ne pense pas que le gouvernement russe ait besoin de chefs de PME françaises en Russie pour faire passer des messages. De toute façon, quand vous êtes patron d'une PME étrangère en Russie, vous obéissez, parce que vous n'opérez pas dans un État de droit où l'on respecte la propriété intellectuelle ; je n'ai connu qu'assez peu de chefs d'entreprise prenant la parole ouvertement contre le régime russe. Il y avait donc des pressions, mais pas de pression particulière.

Mais beaucoup de gens sont sensibles aux honneurs. Beaucoup de visiteurs en Russie ou en Chine étaient très sensibles au fait qu'on payait leurs billets d'avion – et, la Chine étant loin, dans des conditions très confortables –, qu'on les reçoive dans des hôtels très chics tous frais payés, qu'on les promène, qu'on leur donne une voiture… La vanité humaine s'exerce en tous lieux et il ne faut pas sous-estimer cet aspect des choses quand on parle des réseaux d'influence. Ce ne sont pas forcément des truands ni des gens qui veulent nuire à la France ; ils sont simplement naïfs peut-être, ou trop sensibles à ces honneurs, et se disent : « Des gens qui me traitent ainsi ne peuvent être mauvais. »

D'autre part, beaucoup de Français s'expatrient par choix, parce qu'ils aiment un pays, parce qu'ils aiment un homme ou une femme, ou bien pour créer une entreprise, estimant que les opportunités sont meilleures à l'étranger dans certains secteurs. Quand vous êtes un Français ayant des intérêts économiques légitimes en droit dans un pays, actif dans le réseau des conseillers du commerce extérieur, reçu à dîner par l'ambassadeur, vous avez acquis un statut, vous êtes « quelqu'un ». Si, à cause des sanctions, votre entreprise périclite ou que votre siège social décide de fermer votre succursale et de vous rapatrier, et qu'à vous, qui étiez le patron de la filiale russe d'une grande entreprise française, va échoir un poste de directeur technique à Vaulx-en-Velin, c'est dur. Il faut comprendre aussi cette difficulté-là, qui fait que, spontanément, un certain nombre d'expatriés écoutent d'une oreille peut-être un peu trop positive ce qu'on leur dit ou ce qu'ils veulent entendre, idéalisant en quelque sorte le régime.

Il faut aussi comprendre que les Français habitant à Moscou ne souffrent pas de la plupart des restrictions aux libertés imposées par le régime de Vladimir Poutine à sa population. Ils en tirent même quelques avantages : les syndicats ne sont pas remuants, il n'y a pas beaucoup de manifestations, et « on peut se promener à 11 heures du soir au parc Gorki », m'a fait observer une Française de Moscou pour m'expliquer que mieux valait vivre à Moscou qu'à Paris ; il est certain que l'ordre ne règne pas de la même façon au bois de Boulogne et au parc Gorki. Certains citoyens français expatriés sont sensibles à tout cela, et il faut comprendre aussi la difficulté dans laquelle l'expatriation vous place parfois.

Et puis il y a les responsables. Que M. Mariani ou d'autres aillent constater « le caractère libre des élections en Crimée » n'est pas tout à fait la même chose que ce dont je viens de parler. On peut supposer que quelqu'un le lui a demandé, mais ce n'est pas sûr puisqu'on l'a vu aller en Syrie dans des conditions qui étaient plutôt pires. Peut-être l'a-t-il fait de son propre chef ; en tout cas, certaines délégations sont allées en rang d'oignons expliquer que la Crimée était russe et justifier le référendum. Or, lors des élections municipales qui avaient eu lieu à Sébastopol quelques semaines avant l'annexion de la Crimée, le parti pro-russe avait obtenu 4 % des votes – il faudra vérifier ce chiffre, mais en tout cas il n'a pas obtenu la majorité, contrairement à ce que beaucoup ont raconté ensuite. On peut s'interroger sur les pressions ou les incitations amicales dont ont été l'objet les hommes et les femmes politiques qui se rendent à Damas en pleine guerre et en pleins bombardements chimiques, en Crimée en pleine procédure d'annexion, ou qui vont faire certaines déclarations en Chine en plein drame ouïgour.

On a entendu, sur Canal Plus me semble-t-il, des extraits de propos tenus par des députés russes sur le fait qu'il fallait rendre la pareille aux hommes et aux femmes politiques qui étaient venus prêter main-forte à la légitimation de l'annexion de la Crimée ; là, on n'a plus de doute, mais que peut faire l'ambassadeur ? J'avais rappelé à la communauté française en Russie qu'en vertu des décisions prises par l'Union européenne, tout investissement était interdit en Crimée. Cela n'a pas été sans difficulté : en particulier, un Français du secteur du tourisme, sorte d'Astérix inversé, a refusé de partir, et nous n'avons pas le moyen de contraindre un Français qui habite à l'étranger : il fait ce qu'il veut.

Si l'on n'est pas obnubilé par la seule Russie, on pourrait aussi parler de l'impact des pressions que sont les sanctions économiques d'effet extraterritorial unilatéralement imposées par les États-Unis d'Amérique. Ce n'est pas comparable, mais c'est tout aussi critiquable au regard du droit international. D'ailleurs, l'Union européenne, vent debout contre ce procédé, réfléchit, vous le savez, à la création d'un instrument lui permettant de réagir à ce genre de pratique. Dire que toute personne libellant un contrat en dollars avec Gazprom sera passible de peines de prison aux États-Unis est une sacrée forme de pression et d'ingérence, au sens où l'on interfère avec la légalité de l'État où cela s'appliquera.

Dans le cas de Meng Wanzhou, directrice financière et fille du fondateur de Huawei, on a assisté à une double ingérence. Elle a été arrêtée au Canada après que les États-Unis avaient demandé son extradition ; les Canadiens, ayant signé un traité d'extradition avec les Américains, n'avaient pas le choix, juridiquement, de s'y opposer. Il était reproché à Meng Wanzhou d'avoir signé des contrats occultes, en tout cas sous des prête-noms facilement identifiables, avec l'Iran et des pays commerçant avec l'Iran. C'est une ingérence typique, les Américains se permettant de juger un citoyen chinois n'ayant pas commis de crime aux États-Unis – si ce n'est que dans ce pays violer les sanctions contre l'Iran est considéré comme un crime. Les Chinois n'ont pas tergiversé : ils ont arrêté les deux premiers Canadiens qui descendaient d'un avion et les ont gardés trois ans dans une cellule au sol bétonné éclairée en permanence, avec visite consulaire une fois par mois – voilà ce qu'est le droit chinois « aux caractéristiques chinoises ».

Il y a donc différentes formes de pression, et les lois d'application extraterritoriale peuvent en être une. Mais la plupart du temps, on utilise les « amis » du pays, ceux qui ont des convictions ou des intérêts personnels ou des intérêts d'entreprise, et aussi les communautés installées à l'étranger – c'est particulièrement important pour la Chine. Un organe de presse a révélé récemment que l'Allemagne avait accepté l'ouverture d'un bureau officiel de la police chinoise sur son territoire, ce que nous avons toujours refusé. Nous avons la chance d'accueillir dans le nord-est de la France la plus grande communauté ouïghoure d'Europe et le Congrès mondial ouïgour, ainsi qu'une organisation kurde. Et, dans les villes de cette région française, des Turcs et des Chinois se promènent qui repèrent les gens, les filment puis font pression sur eux pour leur faire quitter le territoire français alors même qu'ils y sont légalement installés, sous la menace de représailles contre les membres de leur famille restés au pays. Ces agissements sont documentés ; je ne vous donnerai pas mes sources car j'en ai été informé dans l'exercice de mes fonctions, mais nous le savons.

Classiquement, on les fait rentrer pour les incarcérer, comme on l'a vu avec Meng Hongwei, alors président d'Interpol – et aussi vice-ministre en exercice de la sécurité publique en Chine, ce qui était assez curieux. Il a été arrêté à sa descente d'avion alors qu'il venait en congés et nous avons ensuite été l'objet de pressions terribles pour livrer sa femme. Là, il y a eu ingérence, au sens de pression, et si vous consultez les réseaux sociaux de l'époque, vous y lirez tout ce que l'on racontait sur eux, toute une propagande évidemment d'origine chinoise qui visait à créer un sentiment de malaise ou de peur dans la communauté française d'origine chinoise. Les manipulations servent aussi à faire peur aux communautés installées à l'étranger : Ankara veut effrayer les populations d'origine kurde, où qu'elles soient en Europe, et Pékin les Ouïghours. J'aurais d'ailleurs dû mentionner les Tchétchènes plutôt que les Kurdes, qui sont plutôt établis Allemagne et en Suède ; une très grosse communauté tchétchène est installée dans l'est de la France et on constate d'évidentes ingérences des services russes visant à les faire rentrer ou au moins à se taire.

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