Intervention de Jean-Maurice Ripert

Réunion du jeudi 30 mars 2023 à 15h30
Commission d'enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères-États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées-visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des

Jean-Maurice Ripert :

Je ne suis pas un homme politique, non plus que ministre des affaires étrangères ; je suis un diplomate à la retraite, et mon avis est celui d'un citoyen ordinaire avec un peu d'expérience. Au sujet du mécénat, j'ai passé quarante et un ans de ma vie dans les relations internationales, dont vingt-deux ans à l'étranger ; je ne suis donc pas très qualifié pour parler de la situation en France. Les associations que je préside ou dont je suis administrateur ont une charte éthique. Conformément au Pacte mondial des Nations unies, les entreprises sont censées prendre volontairement des engagements en matière éthique, ne pas faire travailler les enfants par exemple. Ces principes de responsabilité sociale sont une ligne de conduite pour le secteur informel et nous en parlons entre associations pour nous y tenir. Pour ce qui est du Gouvernement, c'est au législateur qu'il revient de lui dire ce qu'il peut faire ou ne pas faire.

Toute la difficulté pour les responsables politiques est de déterminer jusqu'où continuer d'entretenir des relations avec des pays avec lesquels on a des désaccords fondamentaux, qu'ils explosent en un conflit ou pas. Comment préserver une relation avec la Russie, parce qu'on ne choisit pas ses voisins et parce que la Russie est un pays extraordinaire ? J'aime le peuple et la culture de la Russie, extraordinaires, comme ceux de la Chine. Je pense que ce peuple mérite mieux que Vladimir Poutine, mais c'est son choix, pour autant qu'il en ait un. La Russie sera toujours là, et c'est heureux. En ma qualité de diplomate, j'ai toujours pensé qu'il fallait préserver ce qui pouvait l'être au-delà des désaccords sans se trahir soi-même. Il faut être ferme – et je crois avoir au Quai d'Orsay la réputation de ne pas céder facilement sur les valeurs, on me l'a suffisamment reproché – mais il faut essayer de comprendre comment peser en faveur du retour à la paix pour retrouver une relation normale. C'est ce qui s'est passé quand, à Bénouville, le président Hollande a proposé au président Porochenko, au président Poutine et à la chancelière Merkel de former le Groupe de Normandie pour essayer de trouver une solution au Donbass – il n'était pas question de négocier sur la Crimée, dont nous ne reconnaissions pas l'annexion. Il faut essayer.

Il n'y aura pas de sécurité en Europe sans un accord entre l'Union européenne, la Russie et ceux qui joueront un rôle sur la sécurité dans le monde, donc probablement les États-Unis. Cela ne signifie pas un accord avec la Russie de Vladimir Poutine : il a montré qu'il ne respecte aucun traité signé ; on peut comprendre que ça provoque quelques doutes. Nos amis de Pologne et des États baltes en avaient souvent fait état et nous ne les avons pas écoutés. La surprise de certains, depuis février 2022, m'a surpris : tout avait déjà été dit, écrit et fait par Vladimir Poutine, à une autre échelle : les bombardements de maternités en Tchétchénie, l'utilisation d'armes chimiques en Syrie, l'annexion par la force… la nouveauté, ce sont les enlèvements d'enfants. Mais en dépit de ces difficultés, il faut préserver les relations dans un avenir éventuellement lointain. Il faut éviter le pire, mais il ne faut pas se compromettre. C'est le rôle des parlements, des ministres et des présidents d'arbitrer, de louvoyer peut-être.

L'exemple de Yamal LNG n'est pas le meilleur, car c'est un accord entre deux entreprises privées, TotalEnergies et Novatek, la plus grande compagnie russe privée – « privée » au sens russe, puisque l'on n'est pas un grand patron en Russie sans être proche de Poutine. D'autre part, le gouvernement français n'a pas les moyens d'interdire à TotalEnergies de faire un investissement en Russie dès lors que c'est légal ; pour lui permettre de le faire, des lois devraient être adoptées, c'est le rayon du législateur.

Pour ce qui est de l'État, vous auriez pu citer la vente des frégates. Dès la première invasion de l'Ukraine, le président Hollande, considérant ne pouvoir livrer des bâtiments de projection et de soutien à un État qui venait d'en envahir un autre, a décidé de suspendre la livraison à la Russie des deux navires. Les discussions ont été nombreuses ; le président de la République ayant eu la gentillesse de me demander mon avis, je lui ai répondu qu'il ne fallait évidemment pas les livrer. Ce n'était pas l'avis dominant dans la communauté des affaires et des ventes d'armes, ni parmi les diplomates, mais tout le monde s'y est fait et cela ne s'est pas trop mal fini. Mais, en ce qui concerne les relations d'État à État, la coopération dans la lutte contre le terrorisme a continué – heureusement. Entre 2013 et 2016, les attentats terroristes en France n'ont pas manqué et même si nous étions en mauvais termes, le soutien du peuple russe ne nous a pas fait défaut ; j'ai vu devant l'ambassade des files de centaines de mètres de citoyens Russes venus témoigner leur solidarité. C'est une question de balance, et c'est aux décideurs de la fixer.

En revanche, ces événements ont certainement conduit à forger la conviction que l'Europe devait rechercher l'autonomie stratégique. Initialement, on parlait surtout d'armement, de sécurité et de défense. Depuis la pandémie, on parle d'autonomie stratégique dans les domaines sanitaire, alimentaire, énergétique, technologique, de manière que l'Europe devienne enfin une vraie puissance disposant de toutes ces capacités afin de ne pas être dépendante pour ses intérêts stratégiques en cas de désaccords fondamentaux. On a d'ailleurs vu pour l'énergie, même si j'ignore comment cela finira, que l'on pouvait se défaire de cette dépendance-là.

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