Intervention de Pascal Savoldelli

Réunion du jeudi 4 mai 2023 à 9h00
Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Pascal Savoldelli, sénateur :

Le travail d'investigation politique que vous avez engagé est une étape importante qui peut permettre de structurer et de consolider ce que devrait être la position de la France dans le cadre des négociations de la future directive européenne, au cours des deux prochains rendez-vous de mi-juin et début juillet.

Sur les pratiques de lobbying d'Uber et l'ubérisation de la société, je pense qu'il peut y avoir consensus. J'ai identifié deux moments déterminants dans l'émergence de l'ubérisation en France. Le premier a eu lieu en 2009, au moment de la crise des subprimes, lorsque le président Sarkozy et le ministre Novelli ont créé le statut d'autoentrepreneur, suivant l'idée que chacun pouvait devenir son propre patron. Le deuxième moment clé est celui de la « loi El Khomri ». Les liens politiques entre Mme El Khomri et le ministre de l'Économie étaient bien connus. Cette loi a permis d'habiller des salariés en indépendants, en prenant des dispositions qui les empêchaient d'obtenir leur requalification comme salariés.

Il est difficile de donner un chiffre exact du nombre d'autoentrepreneurs travaillant dans le cadre d'une relation de subordination, puisque sans contrat de travail ni protection sociale, il est difficile d'être identifié par les services de l'État : des dizaines de milliers de personnes ont dû passer par cette situation et n'ont pas pu faire valoir leurs droits. Au départ, cette démarche suivait l'approche du droit commercial, et non du droit du travail.

Pour ma part, je travaille sur cette question depuis mon élection en tant que parlementaire. En effet, j'ai pu observer que les plateformes contournaient le droit du travail par le salariat déguisé. Les décisions de justice récentes le démontrent d'ailleurs, ce qui est insoutenable pour les parlementaires que nous sommes.

Les problèmes sont nombreux : j'ai regardé les travaux de la task force Mettling. On voit ici qu'un ancien lobbyiste d'Uber est devenu président de l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi. La mission Frouin a apporté peu de solutions : l'ouverture d'un dialogue social est pour moi un échec puisque les conditions pour sa bonne tenue n'étaient pas réunies. Le dialogue ne concerne pas les conditions de travail, la protection sociale, la nature des outils de l'activité exercée ni la définition du prix.

Ces questions relèvent d'un choix de société. J'ai publié un ouvrage collectif, qui rassemblait des universitaires, des syndicalistes, des travailleurs des plateformes et des juristes. J'ai aussi travaillé sur cette question au cours de la mission d'information du Sénat, dont les recommandations ont été votées à l'unanimité. L'optimisation sociale et fiscale est réelle. Bien entendu, cela fait partie de la concurrence ; mais ce cheval de Troie concerne directement le monde de l'entreprise. La concurrence, ici, est peut-être libre mais elle est faussée. Aussi, quels qu'aient pu être les choix politiques, nous sommes bien face à un problème.

J'en viens au rapport sénatorial. Il me semble qu'il faut sortir du mot « ubérisation ». Certes, il est facile et accessible. Dans le Larousse, il est défini comme « un nouveau système économique qui rend obsolète le précédent ». Pour ma part, je préfère parler d'une « plateformisation » de l'économie et de la société. Il me paraît pertinent que vous englobiez le périmètre le plus large possible. La situation découle de responsabilités politiques et personnelles mais elle repose aussi sur une architecture nouvelle qu'il faut appréhender.

Le rapport a nécessité trois mois de travail. Nous avons auditionné soixante personnes, issues d'un panel varié d'acteurs sociaux, institutionnels, syndicaux, universitaires et de représentants de plateformes, en trois mois. Nous avons essayé d'élargir la réflexion au-delà des plateformes de mobilité, comme Stuart – filiale de La Poste – ou StaffMe, etc. La pandémie, notamment, a donné plus de visibilité aux travailleurs de mobilité qu'à ceux d'autres plateformes numériques de travail mais la plateformisation de l'économie est bien plus large que cela : une grande partie du travail ubérisé s'opère dans la sphère domestique, avec le travail du clic ou les plateformes de services à domicile – le jobbing – qui reposent sur des activités concurrentes de structures plus traditionnelles. Je constate un acharnement à caractère idéologique à imposer ce modèle par rapport à des activités déjà existantes. En effet, la plupart de ces activités n'ont rien de très novateur : les plateformes reposent surtout sur une tentative de contourner des règles sociales et fiscales. Cette évolution intéresse aussi les directeurs des ressources humaines, qui réfléchissent à l'évolution des pratiques de management du fait du développement de ces plateformes d'emplois et à la place que prennent de plus en plus les algorithmes dans le management. Cela pose des questions sur le développement de ce modèle économique.

Par ailleurs, il faut savoir que la plupart des plateformes numériques n'ont pas fait la preuve de leur rentabilité. Je travaille actuellement sur l'utilisation des données – à la fois de leurs travailleurs et de leurs clients. Ainsi, si les levées de fonds qui permettent aux plateformes d'émerger ne sont pas toujours très rentables, elles révèlent un autre enjeu : le captage de données, qui pourraient prendre une valeur vénale à l'avenir. Ce portefeuille de données personnelles permet de construire de nouvelles réponses entre l'offre et la demande. Une partie du monde financier a donc engagé des moyens financiers et politiques pour favoriser l'essor de ce modèle qui se substitue au modèle salarial – qui bouleversera aussi le monde patronal.

La France est un très beau pays, le pays des métiers grâce au compagnonnage notamment. Le niveau de qualification en France est très élevé. Je me suis donc intéressé à la manière dont la plateformisation de l'économie touchait des professions très assises dans la société française : architectes, médecins, avocats. Le modèle Uber élargit l'externalisation et la sous-traitance. Lors des auditions que j'ai conduites, j'ai constaté le nombre croissant de micro-entrepreneurs dont la qualification n'était pas reconnue. Or il y a là un risque pour celui qui engage ce service. Je vois donc dans ce mouvement un début rampant de déprofessionnalisation et de déqualification de différents corps de métiers.

J'en arrive ainsi au management algorithmique dans la transformation des modes de travail. L'algorithme est en effet au cœur de ce modèle économique. Il n'est pas un outil neutre. Pour ma part, je ne pense pas qu'il soit réellement opaque. Il est un pur produit de ses concepteurs et un outil éminemment politique, avec tous les biais associés en matière de discrimination, comme l'ont révélé nos auditions avec la défenseure des droits et la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil). Il faut considérer l'algorithme comme une chaîne de responsabilités humaines. J'ai déposé une proposition de loi pour une meilleure transparence de ce que je qualifie de « boîte noire » : ses trois articles ont été votés mais la loi n'a pas été adoptée en tant que telle. Pourtant, l'encadrement de l'algorithme pourrait nous éviter des drames.

Concernant l'instauration de l'Arpe et du tarif minimal des courses des VTC et des livreurs, il s'agit selon moi d'un leurre. Je suis attaché aux instances de dialogue, mais après avoir rencontré de nombreux travailleurs de ces plateformes, j'ai constaté le peu d'importance qu'ils y accordent. En Belgique, la question du statut salarial des livreurs s'est par exemple posée en raison du nombre croissant d'accidents. Quand l'Arpe a été créée, plusieurs organisations de salariés ont refusé d'y participer : ce cadre n'est donc pas pertinent. Le niveau de participation des chauffeurs et des livreurs n'est que de 3 %, ce qui pose un problème de représentation.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion