Intervention de Ketty Karam

Réunion du jeudi 15 février 2024 à 14h00
Commission d'enquête sur la gestion des risques naturels majeurs dans les territoires d'outre-mer

Ketty Karam, présidente de la délégation territoriale de la Croix-Rouge de Saint-Martin :

J'habite Saint-Martin depuis 1985. Je participe encore activement et pleinement à la vie sociale de cette ancienne commune de la Guadeloupe. Mon témoignage sera avant tout celui d'une citoyenne engagée, puisque je n'ai été élue à la présidence de la délégation territoriale de la Croix-Rouge française à Saint-Martin qu'en décembre 2019, soit deux ans après le passage de l'ouragan Irma.

Située à 250 kilomètres de la Guadeloupe et à environ 6 700 kilomètres de la France hexagonale, l'île de-Saint-Martin est partagée en deux États : une partie française de 56 km², et une partie néerlandaise de 34 km², au sud. Une frontière sépare ces deux parties où cohabitent environ 75 000 personnes issues d'une centaine de nationalités différentes. Beaucoup de ces personnes sont en situation illégale. La partie française, dans laquelle près de 40 % de la population a moins de 25 ans, connaît un taux de chômage élevé, une précarité croissante, une pénurie de logements et d'emplois. La collectivité d'outre-mer, instituée en juillet 2007, concentre les compétences d'une commune, d'une région et d'un département.

Je me suis investie à Saint-Martin dès mon arrivée. J'ai assuré la direction des hôpitaux de Saint Martin pendant huit ans, et de ceux de Saint-Barthélemy pendant deux ans. J'y ai conduit des programmes de construction et la mise en place de structures sociales, associatives et médico-sociales. Je me suis engagée comme citoyenne dans la prévention, principalement par la création d'une association, Les Liaisons Dangereuses, à la demande de l'État : prévention dans le domaine du sida et des IST (infections sexuellement transmissibles), mais, surtout, dans celui des addictions, avec la création d'un espace santé jeunes, en partenariat avec les acteurs locaux. Ces activités ont permis d'aller au plus près des populations, dans les quartiers, et surtout de pénétrer dans les établissements scolaires afin d'y faire un minimum de prévention. Quinze jours après le passage d'Irma, l'association Les Liaisons Dangereuses a d'ailleurs été la première à intervenir, avec la Croix-Rouge française, par la mise à disposition dans les quartiers du Bus Santé, à des fins de prévention et de pratique de contrôles d'hypertension : tout était ravagé et de nombreux soignants partis, si bien qu'il ne restait plus grand monde pour suivre les personnes en traitement.

La Croix-Rouge a ensuite repris Les Liaisons Dangereuses et ses activités, concrétisant ainsi un pôle établissement, avec un service pour les IST et les addictions, et l'ouverture, en 2018, d'une maison Croix-Rouge où seront rassemblés tous les moyens dont la Croix-Rouge disposait à l'époque. D'autres services furent ensuite mis en place, dont – et c'est important – une crèche.

Lors du passage d'Irma, d'après ce qu'on m'a rapporté, les moyens de la Croix-Rouge comptaient plus de 300 personnes, qui se sont éparpillées sur tout le territoire et venaient directement de la France hexagonale.

Même si des réunions de préparation s'étaient tenues préalablement avec l'État, la collectivité et les acteurs impliqués, il ne me semble pas que l'on avait réellement pris la mesure de l'importance de ces phénomènes qui nous touchent régulièrement.

Après les événements, d'importants moyens humains et logistiques ont été déployés par des organismes extérieurs. Mais il serait peut-être intéressant de mettre en place une commission de préparation impliquant, outre les services officiels, des représentants des quartiers ou des personnes d'expérience susceptibles d'apporter une autre vision que celle de la régulation administrative. Même si les moyens extérieurs ont été nécessaires à la renaissance de Saint-Martin, on peut déplorer, à entendre certains acteurs locaux, l'arrivée massive d'une espèce de touristes curieux, peu respectueux des souffrances des personnes vivant sur place, si bien que ces dernières se sont senties écartées de leur propre zone d'intervention. Il faut ajouter à cela une méconnaissance du territoire : car on parle principalement l'anglais à Saint-Martin, beaucoup l'espagnol et le créole. Le français également, certes, puisque c'est la langue officielle, mais il ne faut pas méconnaître ces diverses populations.

En dépit des alertes météorologiques, les pouvoirs publics étaient, à mon avis, complètement déphasés et dans le déni de ce qui allait se passer, méconnaissant les phénomènes cycloniques et ne sachant pas les anticiper, chacun évoluant dans sa propre sphère. Les choses ont heureusement changé depuis deux ans. J'ai le sentiment qu'il existe une meilleure coordination entre l'État et la collectivité, qui devrait conduire à la création d'une cellule de gestion de crise agissant avant, pendant et après le phénomène, avec un responsable désigné.

En ce qui concerne la coordination entre les différents services de l'État, de la collectivité et de la population, elle ne semble pas, une fois de plus, avoir été activée dans la perspective d'une réelle mise à l'abri des populations et de leur prise en charge ultérieure : la coordination s'est faite sur le tas, à l'initiative de personnes indépendantes ayant l'habitude de travailler ensemble.

La présence des armées a été utile pour la sécurité et la protection du territoire, et le RSMA (régiment du service militaire adapté) a joué un rôle important dans la prise en charge des opérations de nettoyage.

La création d'une préfecture de plein droit pour les deux collectivités ne pourrait qu'améliorer la recherche des solutions qui leur sont propres, l'une, Saint-Martin, ayant le statut communautaire d'une RUP (région ultrapériphérique), l'autre, Saint-Barthélemy, celui d'un Ptom (pays et territoire d'outre-mer). Par ailleurs, compte tenu de leur différence statutaire par rapport à la Guadeloupe, cette organisation renforcerait la reconnaissance de l'État français sur notre territoire partagé entre la France et les Pays-Bas, et du représentant de l'État ainsi nommé vis-à-vis des îles voisines, dans ce périmètre anglophone et hispanophone de la Caraïbe.

Si, sur le moment, la mobilisation des personnes et des moyens venus de la France hexagonale a été bienvenue, compte tenu de l'ampleur des dégâts et du chaos, il reste que cet apport extérieur doit être anticipé en fonction des besoins du territoire, et non apparaître comme une exhibition des moyens de la France. On peut se demander, à cet égard, quel fut l'apport réel de la présence du bâtiment de projection et de commandement Tonnerre dans nos eaux. Des inventaires et des ajustements réguliers de matériel avec des responsables de zone et les Tacom (commandement tactique) permettraient peut-être de responsabiliser la population dans la préparation aux risques.

En ce qui concerne la coopération régionale, Saint-Martin a bénéficié du soutien des collectivités régionales et départementales de la Guadeloupe, tant en matière logistique que de ressources techniques, ainsi que de quelques moyens financiers pour des programmes de reconstruction. La coopération avec Saint-Barthélemy existe également, dans la mesure des moyens humains et financiers de ce territoire.

Je passe maintenant à la question des éventuels progrès accomplis depuis Irma.

La complexité des normes demeure et celles-ci mériteraient peut-être d'être adaptées à notre territoire insulaire, partagé entre deux États.

La coopération avec la partie néerlandaise se maintient, en dépit de normes différentes. Il y a eu une avancée au sujet de l'eau : l'État a annoncé qu'en cas de besoin et de coupure, lors d'un phénomène cyclonique, nous pourrions accéder aux ressources de la partie néerlandaise, alors que les normes de l'ARS (agence régionale de santé) interdisent actuellement ce recours. C'est une bonne avancée : l'eau de Saint-Martin provient en effet de la désalinisation, et nous avons des difficultés à la capter en cas de houle.

En ce qui concerne la coopération avec la Red Cross, dirigée pendant plus de quatre ans par les Néerlandais, une convention de partenariat est à l'étude avec la Pirac (plateforme d'intervention régionale d'Amériques-Caraïbes) pour un éventuel partage des moyens. La Pirac est la coordinatrice de la réponse à l'urgence sur le territoire et gère le stock de matériel entreposé à Concordia, sur les hauteurs de Marigot. En cas d'urgence, et compte tenu du manque de moyens humains de la délégation territoriale, il a été convenu que les services préfectoraux seront autorisés à faire usage des moyens de la Pirac avec le SDIS (service départemental d'incendie et de secours), si nécessaire.

Au sujet de la construction de logements : près de sept ans après le passage d'Irma, on n'a pas encore pris toute la mesure des besoins. Les financements manquent, et on ne comptabilise qu'une vingtaine de logements sociaux livrés depuis lors. Des maisons délabrées abritent encore des familles dans des zones sensibles. Cela avait d'ailleurs été à l'origine de mouvements sociaux, lors de l'élaboration du plan de prévention des risques naturels (PPRN).

Des obligations anticycloniques existent sur l'ensemble des territoires ultramarins mais encore faudrait-il les faire appliquer, et les adapter à chaque territoire.

L'accès à l'eau potable souffre du vieillissement des circuits de distribution. Comme je l'ai indiqué, nous pourrions éventuellement avoir recours aux réserves néerlandaises. En cas de crise, des associations – et en particulier la Croix-Rouge – peuvent procéder à des distributions de bouteilles d'eau.

L'anticipation et la préparation aux risques naturels majeurs supposent la création d'une véritable cellule de gestion de crise, avec un référent commun. Ces observations valent également au regard des risques sismiques.

Enfin, la préparation et la réponse sanitaire aux risques naturels majeurs sur le territoire de Saint-Martin supposent, avant toute chose, des conditions d'habitat et d'hébergement décentes pour des populations le plus souvent en situation de précarité. Elles ont besoin de comprendre les règles établies, ainsi que de sécurité au quotidien.

L'après-Irma a entraîné l'arrivée de travailleurs, qualifiés ou non, prêts à participer aux travaux de reconstruction : travailleurs eux-mêmes sans toit, obligés de survivre comme ils le peuvent. La dégradation de leurs conditions de vie, le montant des loyers et des transports ainsi que l'absence de centre d'hébergement ont conduit ces populations à fréquenter de plus en plus de structures d'accueil, comme le lieu d'accueil de jour et point hygiène tenu par la délégation territoriale de la Croix-Rouge française. Ces personnes peuvent s'y doucher, laver leurs vêtements, bénéficier d'un sachet alimentaire, d'un kit d'hygiène, et partager un coin lecture. Ce lieu d'accueil continue de voir sa fréquentation augmenter, puisqu'il est passé de 4 610 passages en 2022 à 5 980 en 2023, à raison de neuf heures d'ouverture par semaine. Il est tenu par les bénévoles de la délégation territoriale, qui profitent de ces passages pour donner des conseils de prévention et orienter vers les services sociaux. Il convient de noter que la délégation territoriale vient de signer une convention de partenariat avec l'assurance maladie pour l'ouverture d'un pôle d'accès au droit dans ses locaux. Ce lieu permet aussi de diffuser les informations issues des services de l'État ou de la collectivité, notamment en période précyclonique : mesures à prendre et liste des abris anticycloniques.

Ces quelques thèmes évoquent la stratégie 2030 que la Croix-Rouge française entend porter. Elle repose sur les trois piliers de la résilience : prévenir, protéger, relever. Notre territoire, à travers les bénévoles de la délégation territoriale et les salariés de ses établissements, est un acteur de cette stratégie.

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