Intervention de Aurélie Trouvé

Réunion du mercredi 3 avril 2024 à 15h15
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAurélie Trouvé, rapporteure :

Je tiens à vous remercier, chers collègues, de m'accueillir au sein de cette commission pour présenter cette proposition de résolution européenne visant à inviter le Gouvernement français à soutenir un moratoire sur tous les accords de libre-échange non encore entrés en vigueur et à amplifier l'utilisation des clauses de sauvegarde.

Ce texte cherche à ouvrir débat que je crois essentiel en cette période : quel commerce international et quelles protections pour les productions vulnérables et stratégiques de nos économies souhaitons-nous ?

J'ai concentré mon travail sur l'agriculture car il s'agit du secteur le plus affecté par le libre-échange. Le libre-échange, celui des formes de concurrence déloyales venues de l'autre bout du monde, provoque en effet de graves préjudices pour nos agriculteurs.

L'agriculture a longtemps eu un statut particulier dans le commerce international, jusqu'aux années 1990 avec l'intégration de l'agriculture au Cycle de Doha. Cependant, dans les faits, toutes les grandes puissances agricoles à l'exception de l'Union européenne continuent à protéger leur agriculture par une régulation des prix et par des droits de douane ciblés sur les filières sensibles. C'est le cas de la Chine, des États-Unis, ou encore de la Russie.

L'Europe, en multipliant depuis les années 1990 les accords de libre-échange, a bien plus libéralisé son marché agricole que le reste du monde. Elle a, ainsi, signé 45 accords de libre-échange avec des États tiers tandis que les États-Unis n'en ont signé que 14. L'agriculture est souvent utilisée comme une monnaie d'échange par l'Union européenne dans ses accords de libre-échange, pour promouvoir l'exportation de biens industriels et de services vendus par des multinationales exportatrices.

L'Union européenne a conclu ces dernières années pléthore d'accords de libre-échange. Le CETA a été conclu en 2016, des accords avec Singapour, le Japon et le Mexique sont en vigueur depuis 2019, un accord avec le Vietnam est en vigueur depuis 2020, tandis que des accords viennent d'être conclus avec la Nouvelle-Zélande, le Chili ou encore le Kenya.

Des accords de libre-échange sont actuellement en cours de négociation avec des puissances agricoles de premier plan, comme l'Australie, l'Inde, la Thaïlande ou encore le bloc Mercosur. Ce sont ces accords qui sont visés par cette proposition de résolution européenne.

Il est souvent expliqué que ces accords de libre-échange pourraient être justes s'ils étaient mieux aménagés. Je tiens à rappeler la définition première d'un accord de libre-échange telle que énoncée par les règles de l'Organisation mondiale du commerce : un accord de libre-échange comporte une baisse drastique des droits de douane entre les parties à l'accord et une baisse des barrières non-tarifaires, c'est-à-dire les normes sanitaires, environnementales ou encore sociales.

Ainsi, ces accords provoquent un appel d'air en termes d'importations à bas coûts de produits agricoles qui ne respectent pas les normes pourtant imposées à nos agriculteurs.

Prenons l'exemple du CETA. Au Canada, en matière de viande bovine, il existe des unités d'engraissement de 26 000 bêtes tandis qu'en France ces unités n'accueillent que 50 bêtes. De plus, les agriculteurs canadiens utilisent des antibiotiques de croissance et des farines animales interdits en Europe. L'utilisation de clauses miroirs dans cet accord n'est pas une mesure suffisante, tant les normes environnementales et les coûts de production divergent. Effectivement, cet accord bénéficie à certains secteurs, notamment aux exportations de fromage français, mais ces bénéfices sont faibles dans la mesure où les exportations de fromage français vers le Canada ne représentent que 0,5 % de la production de fromage français. L'ensemble des syndicats agricoles approuvent cette résolution car, si ces accords favorisent en effet certains secteurs de manière minime, ils sont fortement défavorables à un très grand nombre de secteurs.

Cette concurrence déloyale se présente dans de nombreux accords de libre-échange et pas seulement en matière d'élevage. Il est nécessaire de mentionner le secteur des fruits et légumes, avec notamment les pommes chiliennes ou sud-africaines qui coûtent 50 à 100 % moins chères que les pommes françaises[FA1], ou encore les haricots du Kenya récoltés par des travailleurs sans salaire minimum, ni protection sociale.

De plus, la Commission européenne a récemment mis à jour son étude globale de l'impact économique cumulé des accords de libre-échange à venir sur l'agriculture européenne. Cette étude souligne la vulnérabilité de certaines productions européennes telles que le bœuf, la viande ovine, la volaille, le sucre et le riz du fait des importations européennes accrues de ces marchandises en raison de la libéralisation des échanges. Cette vulnérabilité serait accentuée par l'entrée en vigueur des dix accords sur lesquels nous proposons un moratoire.

Nous avons auditionné l'ensemble des syndicats agricoles, et leur réponse est quasi unanime. À l'exception de la filière des vins et spiritueux, l'ensemble des organisations syndicales interprofessionnelles agricoles s'opposent à l'entrée en vigueur de nouveaux accords de libre-échange. Seule la filière laitière est divisée sur le sujet, une partie de cette filière étant dans un type d'élevage mixte, en produisant à la fois des produits laitiers et de la viande.

Pour l'ensemble de ces raisons, nous faisons écho à leurs demandes, et nous proposons au Gouvernement français de décider d'un moratoire sur tous les accords de libre-échange qui ne sont pas encore conclus, et de le faire valoir auprès du Conseil européen. Cela signifie d'arrêter les négociations en cours et ne pas en ouvrir de nouvelles, pour protéger nos agriculteurs et notre environnement. Ce moratoire est un appel vibrant à agir pour notre souveraineté alimentaire et pour la survie de nos territoires ruraux.

Nous proposons également, dans un second alinéa, que la France demande l'activation de toutes les clauses de sauvegarde existantes. Il en existe trois types : les mesures relevant de l'accord général de l'OMC, les mesures propres à l'accord sur l'agriculture de l'OMC et celles incluses dans les accords bilatéraux, trop rares, mais par exemple présentes dans l'accord avec le Japon. C'est un outil légal du point de vue du droit international du commerce, mais sous-utilisé, qui permettrait de protéger nos agriculteurs contre les importations qui mettent une filière en danger. Évidemment, leur usage doit être justifié, ciblé, ne peut être éternel, mais il n'emporte aucune difficulté juridique, et ne comporte pas de risque contentieux majeur. Il n'y a aucun obstacle à recourir davantage à ces clauses si ce n'est un obstacle idéologique.

Par ailleurs, nous avons auditionné les directions générales Agriculture et Commerce de la Commission européenne et leur avons demandé à quel point elles recouraient aux clauses de sauvegarde. Nous avons découvert que l'Union européenne ne s'en sert pas, ou très marginalement. En effet, l'Union dispose de 685 mesures potentielles de sauvegarde au titre de l'accord sur l'agriculture à l'OMC, dont 180 sur la viande ou encore 150 sur les produits laitiers. Or, elle n'en utilise aujourd'hui que 2. À titre de comparaison, les États-Unis utilisaient, en 2014, 44 clauses de sauvegarde tandis que l'Union en utilisait seulement 8. Les États-Unis sont ainsi dans une logique de protection et moins dans une logique de libéralisation par rapport à l'Union. En effet, ils ont signé trois à quatre fois moins d'accords de libre-échange et utilisent cinq à six fois plus leurs clauses de sauvegarde disponibles dans le droit de l'OMC. L'Union européenne est ainsi plus libérale que tous les libéraux.

Les agriculteurs demandent à être payés dignement pour leur travail, avec des prix rémunérateurs garantis. Cela n'est possible qu'en protégeant nos marchés domestiques. Si l'on souhaite rémunérer correctement nos agriculteurs, il faut qu'ils soient protégés de la concurrence. Il faut, dans ces conditions, stopper les accords de libre-échange à venir.

La bifurcation écologique ne sera possible qu'avec une protection face à la concurrence, car nous ne pouvons pas réclamer de nos agriculteurs de stopper l'utilisation de certains pesticides tout en tolérant l'importation de produits étrangers utilisant ces mêmes pesticides.

Enfin, un dernier enjeu est celui de l'autonomie alimentaire. Je tiens à rappeler que la balance agricole française est en chute depuis 2014, avec un creusement des importations nettes.

Pour répondre aux trois défis que constituent le maintien de l'agriculture familiale, la bifurcation agroécologique et l'autonomie alimentaire, je vous engage à soutenir ce texte visant à inviter le Gouvernement français à soutenir un moratoire sur tous les accords de libre-échange non encore entrés en vigueur et à amplifier l'utilisation des clauses de sauvegarde.

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