Intervention de Isabelle Attard

Séance en hémicycle du 20 novembre 2014 à 15h00
Dispositions d'adaptation au droit de l'union européenne dans les domaines de la propriété littéraire et artistique et du patrimoine culturel — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaIsabelle Attard :

…n’entreront dans le domaine public qu’en 2045. N’aurait-il pas mieux valu permettre leur large réédition pour honorer la mémoire de leur auteur ? On pourra aussi évoquer Marc Bloch, mort pour la France la même année. N’aurait-il pas été bon que ses oeuvres, dont L’Étrange Défaite, entrent dans le domaine public dès 2015 ?

Paradoxalement, la prorogation de trente ans des droits des auteurs morts pour la France nuit aujourd’hui à la diffusion d’auteurs qui font manifestement partie de notre patrimoine culturel commun. L’intégration dans le domaine public n’est pas une déchéance ; elle contribue à la patrimonialisation.

Le cas de Guillaume Apollinaire est édifiant : les droits sur les oeuvres de ce poète, mort sans enfants, ont appartenu pendant quatre-vingt-quatorze ans et deux cent soixante-douze jours à Gallimard. En 2013, lors de leur entrée dans le domaine public, Flammarion propose immédiatement une nouvelle édition d’Alcools et de Calligrammes. Et Gallimard riposte en proposant de son côté une édition en Folio pour le centenaire d’Alcools, avec un portrait du poète, des lettres, un lexique et des hommages, ainsi qu’une biographie de référence. On voit bien que l’entrée dans le domaine public n’a fait que stimuler l’activité éditoriale et permis une plus large diffusion des oeuvres.

En outre, la suppression de la prorogation de trente ans des droits des auteurs morts pour la France aura des effets positifs sur l’économie culturelle. L’entrée dans le domaine public en 2011 des oeuvres de Louis Pergaud a ainsi permis de nombreuses rééditions de La Guerre des boutons, son adaptation en bande dessinée et au cinéma, dans deux films, la même année.

En outre, cette disposition légale ne vaut que pour les utilisations en France. Cela entraîne une situation ubuesque, puisque l’oeuvre entre dans le domaine public soixante-dix ans après la mort de l’auteur partout dans le monde, sauf en France !

Des célébrations sont déjà prévues en 2015 pour l’entrée dans le domaine public en Belgique du Petit Prince, d’Antoine de Saint-Exupéry. Il ne sera pas possible de faire de même en France, dans la patrie même de l’auteur ! Des oeuvres dérivées, composites, honoreront la mémoire d’un Français exceptionnel et seront visibles dans le monde entier, sauf chez nous.

Bien sûr, les créateurs pourront négocier avec les ayants droit l’autorisation de présenter leur oeuvre en France. Mais combien le feront ? Combien renonceront devant les montants exigés ? Combien reculeront simplement devant l’obstacle et se demanderont comment nous avons pu laisser passer une telle différence de traitement ? Enfin, combien présenteront leur oeuvre en France, seront condamnés devant les tribunaux français pour violation du droit d’auteur, et feront à leur tour condamner la France devant la Cour de justice européenne pour violation du droit communautaire ? Christophe Prémat nous rappelait en commission le nombre de procédures en infraction déjà en cours. Voulons-nous vraiment en ajouter d’autres, en laissant de telles dispositions dans le droit français ?

Enfin, le fait que ces oeuvres entrent plus tard dans le domaine public contrarie les usages pédagogiques et de recherche. En raison des complexités liées à l’application de l’exception pédagogique, les contenus du domaine public présentent un grand intérêt pour l’enseignement. Je me souviens encore du plaisir que j’ai eu à jouer Carmen, de Georges Bizet, au collège. L’usage libre de cette oeuvre du domaine public m’a permis d’adapter cette pièce comme je l’entendais, sans devoir négocier une autorisation ou une compensation aux ayants droit.

La deuxième des mesures d’équilibre que je vous proposerai consiste à mieux définir le mécanisme d’indemnisation, lorsque l’auteur ou l’ayant droit d’une oeuvre orpheline réapparaît. Nous en reparlerons dans le débat qui va suivre.

La troisième mesure d’équilibre consiste à introduire une définition positive du domaine public dans notre droit. Aujourd’hui, le domaine public n’est défini qu’en creux, par épuisement des durées de protection accordées par notre code de la propriété intellectuelle, ce qui affaiblit notre bien commun. Ainsi, des descendants d’Arthur Conan Doyle tentent de maintenir leurs droits sur Sherlock Holmes. Ils prétendent détenir une marque « Sherlock Holmes » qui interdirait toute utilisation du personnage sans compensation financière.

Vous aurez remarqué que ma proposition de définition positive ne retire rien aux auteurs ; elle viendra au contraire les protéger. En définissant positivement le domaine public, nous garantirons la sécurité juridique, donc la tranquillité d’esprit, à des créateurs qui utilisent le domaine public comme matériel de départ de leurs oeuvres.

Quelques exemples : Alexandre Astier et les Monty Python ont amplement puisé dans la légende arthurienne ; la série américaine Sons of Anarchy tire son intrigue de Hamlet, de William Shakespeare ; enfin, la comédie musicale la plus jouée au monde est une adaptation des Misérables, qui remonte à 1980 en France et à 1985 au Royaume-Uni.

Le domaine public est une source inépuisable de créations majeures ; il est plus que temps de le reconnaître dans notre droit. Pour terminer, je citerai Alexis Kaufmann et Véronique Boukali : « Bibliothèques, musées, historiens, archivistes, enseignants s’appuient sur le domaine public pour recueillir, conserver et valoriser les oeuvres du passé. N’importe qui peut librement restaurer et numériser les oeuvres dans le domaine public. Le manque de définition positive du domaine public peut avoir un impact négatif sur la préservation du patrimoine culturel, dès lors que les bibliothèques ne peuvent pas numériser certaines de leurs ressources et que les musées ne peuvent pas publier certains de leurs archives, documents, photographies ou vidéos. »

Le groupe écologiste votera les dispositions du présent projet de loi. J’espère, chers collègues, que vous serez sensibles à nos propositions pour le rendre encore meilleur, et servir les créateurs actuels qui font la richesse et la réputation de notre pays, dans le monde entier.

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