Intervention de Jean-Jacques Urvoas

Séance en hémicycle du 5 avril 2016 à 21h30
Réforme du conseil supérieur de la magistrature — Présentation

Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux, ministre de la justice :

Les magistrats ont bien évidemment des convictions politiques et sans doute, en tout cas souhaitons-le, l’écrasante majorité d’entre eux vont-ils voter ! D’ailleurs, nous connaissons tous des magistrats devenus des élus, et personne n’imagine qu’ils aient fait ce choix sans avoir, auparavant, partagé les idées du parti dont ils ont le soutien. Ce fut vrai à gauche comme à droite : je pense par exemple à Jean-Paul Garraud, à Jean-Louis Debré, à Rachida Dati… ou à Georges Fenech.

Les magistrats n’évoluent pas dans un univers éthéré, suspendus dans l’abstraction des normes, sous les lambris – même défraîchis – des palais de justice. Certains ont même des convictions religieuses ! Mais cela doit être moins grave, car on ne propose pas de leur interdire la fréquentation des églises, des temples, des mosquées ou des synagogues…

D’ailleurs, les milliers de citoyens qui, chaque année, rejoignent les cours d’assises en tant que jurés ont, également, des convictions religieuses. Mais là encore, leurs opinions politiques, qui peuvent pourtant perturber les débats, ne semblent pas être évoquées par ceux qui réclament une interdiction de la syndicalisation des magistrats. Il arrive même que certains juges soient choisis en raison de leur appartenance syndicale : songez aux conseils de prud’hommes ! Et, pour autant, personne ne propose de supprimer ces juges qui ne sont peut-être pas impartiaux…

Dans la même veine, puis-je me permettre de faire remarquer que si la partialité des magistrats est souvent évoquée, elle n’est jamais démontrée ? Or, quand on accuse, il faut expliquer, et illustrer. Où sont donc les faits, les phrases ambiguës ? Quelles sont les pièces qui permettent de conclure que, pour reprendre une expression qui a été utilisée, telle « dame » aurait fait primer ses convictions politiques ou syndicales sur les éléments de son dossier ?

Nous touchons au coeur de notre sujet : peu importe les opinions des magistrats, ce qui compte est qu’elles n’interfèrent pas avec l’analyse rigoureuse et objective du dossier qu’ils traitent. Ce qui importe, c’est que leurs décisions ne soient fondées que sur les seuls éléments du dossier et sur l’application du droit. Chaque année, des centaines de milliers de justiciables n’obtiennent pas des décisions conformes à leurs souhaits : ils continuent pourtant à respecter les magistrats !

Faut-il encore souligner que les matières du droit qui laissent place aux convictions syndicales d’un juge sont bien rares ? Comment pourraient-elles se manifester lorsqu’une juridiction statue en droit des contrats, en droit de la construction, en droit commercial, ou encore en droit rural ? Je rappelle par ailleurs que, s’il y a eu des excès, ils ont été rares, et surtout qu’il existe des procédures disciplinaires permettant de sanctionner les responsables.

Ce n’est donc pas dans les faits qu’il faut chercher l’origine de notre désaccord, mais, je crois, dans une certaine conception de la justice. Au fond, ceux qui s’opposent à ce texte ont, par rapport à la majorité et au Gouvernement, une vision différente du juge. Ils cherchent, notamment dans le domaine pénal, à transformer le juge en un maillon tant espéré d’une chaîne sécuritaire qui serait dévoyée. Ils espèrent faire des juges des machine vassalisées dont l’unique mission serait la distribution automatique de peines : c’était, déjà, la philosophie des peines plancher.

Bref, les juges, les magistrats ne peuvent pas se vouer à une application mécanique de la loi. Le retour à la magistrature du Second Empire, à des juges transformés en clones dans une hiérarchie sans faille n’est pas d’actualité. Nous ne partageons pas cette conception réductrice de la justice.

Troisième point : ce projet de loi met le droit en conformité avec les pratiques. Oui, depuis quelques années, les gardes des sceaux suivent sans mot dire les avis du CSM. Mais quelques années seulement ! En 2003, à cinq reprises, le garde des sceaux a nommé des procureurs à rebours du CSM. En 2004, il y a eu six passer outre – c’est le terme qui désigne le fait, pour le garde des sceaux, de s’émanciper du CSM. Il y en a eu encore six en 2006, et même dix en 2007. Il est vrai qu’à l’époque la garde des sceaux s’autoproclamait « chef des procureurs » et disait agir ainsi au nom de a « légitimité suprême » que les Français avaient confiée au Président de la République en l’élisant. À l’époque, la Chancellerie convoquait également des magistrats du parquet pour les houspiller, comme des gamins trop turbulents, et l’inspection générale des services judiciaires était mandatée en pleine nuit pour procéder à des contrôles de parquetiers sommés de s’expliquer.

Alors oui, les gardes des sceaux respectent désormais les avis du CSM, mais cela ne remonte qu’à 2008. Je croyais, très sincèrement, que ce sujet était définitivement tranché, que nous en avions fini avec le temps de la suspicion et des fantasmes, et que plus personne ne chercherait à contester l’indépendance de l’autorité judiciaire ou à caporaliser le parquet.

Et pourtant sont réapparues, à l’occasion de ce débat, des déclarations nostalgiques d’une justice aux ordres, respectueuse du pouvoir en place et de ceux qui en sont les titulaires. Cela rappelle ceux que l’on appelait, avant la Révolution française, les « gens du Roi », qui étaient le bras armé de l’exécutif.

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