Intervention de Jean-Luc Mélenchon

Séance en hémicycle du dimanche 27 mai 2018 à 15h30
Équilibre dans le secteur agricole et alimentaire — Article 13

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Luc Mélenchon :

Je voudrais cependant, comme a voulu le faire notre collègue à juste titre, marquer la solennité, l'importance du moment et des débats que nous aurons, dont je suis certain qu'ils seront suivis, scrutés par les Français, non seulement parce que ces derniers ont un attachement à leurs animaux domestiques, mais aussi parce qu'ils sont conscients du fait que cette question participe de la modernité, laquelle comporte tant d'inconvénients, bouleverse de manière si extraordinaire la condition de vie des êtres humains. Ce bouleversement est tel que les êtres humains ne sont plus aujourd'hui ce qu'ils étaient il y a encore, disons, soixante-six ans, pour parler de mon âge, lorsqu'ils n'étaient que 2 milliards, alors qu'ils sont aujourd'hui 7 milliards et qu'on en annonce 10 milliards pour bientôt, modifiant de fond en comble la condition humaine et son rapport à la nature.

Que dans cette modernité, donc, surgisse la question de la souffrance animale me paraît être un des traits les plus remarquables du temps que nous vivons : c'est, dans une grande violence, tout à coup, un moment d'attention, qui souligne une compréhension quasi spontanée de ce qui est jeu.

Or ce qui est en jeu, c'est que l'humanité, d'une manière ou d'une autre, doit trouver les voies d'une harmonie avec la nature. J'utilise ce mot d'« harmonie », parce qu'il me semble adapté au cas que nous avons à traiter. L'harmonie, on le sait en musique, signifie que l'on met en rapport des rythmes les uns avec les autres. J'ai proposé, avec mes amis, la « règle verte », consistant à ne pas prendre plus à la nature que ce qu'elle peut reconstituer. Voilà une harmonie. Mais il y en a une autre, qui est plus subjective : celle que nous pouvons avoir avec les autres êtres vivants, dont nous avons pris conscience qu'ils sont absolument indispensables à notre propre survie. Autrement dit, l'écosystème étant un tout, lorsque l'on en retire une partie, tout le monde se trouve atteint de la même manière.

La question de la disparition massive des oiseaux ou des abeilles ne serait venue à l'esprit de personne il y a encore vingt ou trente ans, mais nous avons compris maintenant qu'elle est décisive, quoiqu'elle puisse paraître subalterne à premier abord – « Mon Dieu, que faire pour les abeilles ? »

Nous avons d'ailleurs vu, à ce sujet, toute une mécanique se mettre en place, pour tirer profit des inconvénients de la situation. Ainsi, alors que les abeilles pollinisaient gratuitement, certains ont inventé des machines à polliniser, contre espèces sonnantes et trébuchantes, évidemment. On voit donc que le système ne contient pas en lui-même une limite qu'il fixerait dans ses relations à la nature, car il est capable à tout instant d'inventer quelque chose qui lui permet d'entretenir l'illusion que, pour finir, la nature sera définitivement l'objet de sa domination.

S'agissant de la souffrance animale, il faut accepter l'idée que, pour l'essentiel de celle qui est dénoncée aujourd'hui, on en trouve la racine dans un certain modèle agricole, largement inféodé à une vision industrielle et financière de l'agriculture, qui n'était pas ce qu'elle était au départ, en tout cas depuis le néolithique, c'est-à-dire il y a 50 000 ans, lorsque, par hasard, on a appris à cultiver et que l'on a commencé à le faire. Dès lors que l'on cultivait, que l'on disposait en abondance de quoi se nourrir soi-même et nourrir ses petits, le nombre des êtres humains a explosé, au contraire de leur repos – j'ai lu avec intérêt le récent livre de M. Harari, qui montre comment on vivait bien mieux chasseur-cueilleur qu'à traîner les charges qui sont celles de l'agriculture. J'avoue que je n'y avais pas réfléchi sous cet angle avant de le lire. C'est une vérification de la loi des rendements décroissants du point de vue de l'activité et de la fatigue humaines.

L'agriculture génère donc de la souffrance ; mais elle n'est pas la seule car il n'existe évidemment pas d'agriculture de cette sorte sans consommateur au bout de la chaîne. Il faut donc que les consommateurs eux-mêmes aient une certaine capacité à ignorer ce qu'ils sont en train de faire lorsqu'ils consomment tel ou tel type d'aliment dont ils ne peuvent pas ignorer qu'il crée de la souffrance.

Ce sentiment d'une responsabilité morale particulière, vous le trouvez – pardonnez-moi – chez les pythagoriciens, au Ve siècle avant notre ère, qui suggéraient d'être strictement végétarien. Je me suis demandé, comme d'autres, si c'était possible. Je suis moi-même addict à d'autres consommations. Pensez-vous, chers collègues, que le mot est exagéré ? Vous pouvez parfaitement vous procurer des protéines autrement qu'en mangeant de la viande. Cependant, le plaisir que vous en tiriez, vous ne le retrouverez pas dans vos galettes de soja ou d'épeautre. On voit qu'il existe là des habitudes, donc que la matière dont nous traitons peut être modifiée par d'autres habitudes. Par conséquent, il n'y a aucun caractère inéluctable à la consommation des protéines sous la forme de la viande – j'ai pris cet exemple, mais j'aurais pu citer les oeufs ou d'autres produits de la même catégorie.

Dans l'histoire longue, on observe diverses épidémies ou maladies liées à la consommation – je ne parle pas de la consommation moderne mais de la consommation en général. Vous le savez, mes chers collègues, dans certaines régions du monde, où est allergique au lait. Dans d'autres, il a fallu habituer les gens à consommer certains produits auxquels ils n'étaient aucunement accoutumés et qui les rendaient parfois malades. J'ai même appris qu'il existait encore de nos jours, ici et là, des peuplades dont les membres ne peuvent pas consommer d'alcool – ce qui est bien dommage pour elles – , sous peine d'être tués raides, en quelques instants, à cause des allergies que cela provoque chez eux. Les habitudes alimentaires des êtres humains sont donc aussi plastiques que l'être humain lui-même. La carte de l'Europe vérifie d'ailleurs que certaines allergies correspondent aux vagues migratoires, en lien avec la consommation de nouveaux produits apportés.

Tout cela pour dire que nos consommations et leur but varient et dépendent d'habitudes socioculturelles.

Ensuite, la paysannerie a toujours été capable de s'adapter, et l'a toujours fait à condition qu'on ne lui mette pas la barre trop haut et qu'on ne lui demande pas d'aller dans une seule direction.

Je voudrais rappeler, après mon collègue, de quel prix s'est payée la fâcheuse poussée vers l'élevage hors sol. Naturellement, au point de départ, il s'agissait de faire aussi bien que les autres. Mais, en vérité, cela a signifié faire aussi mal qu'eux. Aujourd'hui encore, on nous dit que, pour obtenir de la viande et du lait au tarif auquel les Allemands s'en procurent, avec des fermes de mille vaches, deux mille vaches, cinq mille vaches, dix mille vaches, il faudrait faire comme eux. Non !

Quelqu'un a évoqué tout à l'heure la responsabilité de l'agriculture française dans l'agriculture européenne. C'est précisément par sa capacité à servir de modèle et à ne pas se plier aux injonctions de la mode ou de la libre circulation des marchandises sans aucune contrepartie, que nous gagnerons nos galons devant ce qui compte : l'humanité universelle, avec les tâches qu'elle requiert.

Je l'ai dit, ce mode agricole a une racine. Il peut changer, il peut bouger. En ce qui concerne l'élevage hors sol, j'ai pu suivre – ce sont les hasards de la vie – ce que cela donnait dans le débat parlementaire. J'ai bien vu comment on est passé d'élevages de 200 truies à un effectif de 500, puis à 800, puis aux revendications de 1 200, ce qui, de toute évidence, est absolument incompatible avec quelque bien-être que ce soit.

Ce n'est pas tout : avec la taille d'exploitation revendiquée, on accroissait le volume des déjections dont il y avait à pâtir par la suite. Si bien que j'ai pu observer, au fil du temps, l'apparition de réclamations en vue de limiter la distance séparant les zones d'épandage de lisier et les habitations des êtres humains : on est ainsi passé de 800 à 500 mètres, et, pour un peu, certains demanderaient 200. À la fin, cela devenait tellement invraisemblable qu'il aura fallu que des urbains prennent la défense des ruraux, en disant que ce n'était pas possible, que personne n'accepterait de vivre dans de telles conditions.

Il existe donc une pression, que vous devez freiner par des réglementations. Celles-ci ne peuvent évidemment pas prendre encore la forme d'interdictions définitives, comme je le souhaiterais, mais elles peuvent limiter la taille des élevages, en particulier des fermes de dix mille vaches, des élevages infinis de porcins et de tant d'autres animaux : de poules ou encore de ces pauvres lapins, qui ne bénéficient même pas d'un règlement européen limitant la taille de leurs cages – j'ignorais pour ma part qu'on pouvait construire des cages à lapins atteignant près d'un kilomètre.

La pression ne se relâchera pas. Seules l'injonction, la décision législative et la qualité de nos débats à venir – je trouve du reste que c'est bien parti – nous permettront de nous faire entendre et de faire comprendre cette préoccupation qui traverse toute la société, pour des raisons fondées.

Naturellement, il ne s'agit pas ici de pénaliser ni de les culpabiliser les agriculteurs ; au contraire, puisque c'est sur eux que va reposer la modification du modèle agricole. Il faut donc trouver les bonnes conditions de cette modification.

Nous avons déjà été capables de le faire : voyez à quelle vitesse nous sommes parvenus à la souveraineté alimentaire alors que nous en étions incapables auparavant, comment nous avons procédé au regroupement cadastral, et toutes ces choses qui heurtaient des traditions parfois centenaires, voire millénaires pour certaines. Ceux qui ont connu cette époque se souviennent du remembrement et de ses moments terribles : les gens étaient prêts à se prendre à la gorge pour un coin de terre – deux arbres, un creux, un vallon qu'un observateur superficiel n'arrivait pas à distinguer du suivant – , parce que, étant héritier du travail de plusieurs générations, ce terrain avait à leurs yeux une tout autre signification que pour nous. On peut changer tout cela ; les agriculteurs français se sont toujours montrés prêts à changer.

Entre parenthèses, si l'on veut une autre agriculture, personne ne doit oublier que, pour avoir une agriculture paysanne vivrière et respectueuse de la nature et de ses rythmes, de manière à entrer en harmonie avec elle, il faudra plus de monde.

Nous avons pu établir, dans le programme « L'Avenir en commun », qu'il faudrait 400 000 paysans de plus. Je répète à tous ceux qui nous entendent que, si l'on veut trouver ces 400 000 paysans, il ne suffira pas de désigner une personne sur dix dans la rue pour en faire un paysan. C'est un métier, un métier de plus en plus qualifié, qui nécessite de plus en plus de connaissances et de savoir-faire.

Dans les quelques fermes bio que j'ai pu voir de près, j'ai été très surpris par le niveau d'éducation et de formation des gens : ils étaient souvent ingénieurs agricoles, souvent de niveau bac plus deux ou trois, voire davantage ; et ceux qui ne détenaient pas ces diplômes avaient au moins un niveau équivalent en savoir-faire. Il n'existe plus d'agriculture qui ne soit faite que de sueur et ne consiste qu'à pousser un soc derrière des boeufs : c'était une autre époque ; c'est fini. Et heureusement, parce qu'avec les modes de production actuels, tout serait déjà saccagé !

Nous avons besoin de cette agriculture. En effet, les agriculteurs vous le diront et tous les spécialistes vous le confirmeront : ce que nous avons fait à la terre en a appauvri les rendements. Cela paraît incroyable à entendre, mais c'est vrai. Il faut donc passer à autre chose.

Cette autre chose, ce sera peut-être notre respect envers les animaux qui nous permettra de mieux le comprendre. Le moment est venu de faire un peu de philosophie. J'ai cité tout à l'heure les pythagoriciens – cela peut paraître bien lointain. D'Épicure, on n'a trouvé qu'un texte sur le sujet, où il dit qu'il vaut mieux éviter de manger de la viande, mais on ne sait pas pourquoi il le dit. Épicure étant un matérialiste, vous pensez bien qu'il a toute ma sympathie, de même que les stoïciens.

Selon un auteur plus récent, Jean-Jacques Rousseau – qui, pour nous et pour beaucoup, je pense, sur ces bancs, est une source d'inspiration – , les fondements de la morale ne sont pas seulement dans la raison, parce qu'au fond, l'évaluation de la portée d'un acte ne peut pas avoir de sens d'un point de vue uniquement rationnel : elle en revêt un du point de vue de la sympathie que nous éprouvons pour ceux avec qui nous entrons en communication et en relation sociale. Dès lors, la sensibilité n'est pas un supplément que l'on apporte à l'examen d'une situation ; elle en est une composante directe, à la source et à la racine de la morale, autant que les considérations rationnelles que nous pouvons formuler sur un sujet.

Dans le domaine qui nous occupe, Rousseau, une fois encore, nous tient la main. La sympathie exprimée par les êtres humains les uns pour les autres possède d'ailleurs un fondement neurologique : on observe que ce qui se passe dans le cerveau d'un être humain se décalque dans le cerveau de celui qui le regarde ou l'accompagne. C'est la raison pour laquelle nous sommes heureusement une espèce en apprentissage permanent : le regard de l'autre nous institue et décalque dans sa pensée nos propres comportements. La racine de l'empathie, de la sympathie et de la morale est dans ce sentiment spontané d'équivalence avec quiconque, qui fait que, quand un enfant tombe, n'importe lequel d'entre nous se précipite pour le rattraper, qui fait que n'importe lequel d'entre nous va éviter à n'importe quel autre, même s'il ne l'aime pas beaucoup, tel ou tel incident qui pourrait nuire à sa santé, à sa vie ou à quelque aspect que ce soit de sa personne.

Il faut prendre conscience que ce même sentiment existe chez nombre d'animaux. Dès lors, nous avons, en quelque sorte, une communauté de condition dans la sensibilité avec les autres êtres vivants. Et cela nous fait devoir. Nous n'avons pas à regarder ce devoir de haut, avec distance, en le considérant comme de la mièvrerie ou un attendrissement qui viendrait nous empêcher de penser correctement. C'est le contraire : en tenant compte de cette sympathie, de cette empathie, nous devenons nous-mêmes pleinement humains, c'est-à-dire pleinement conscients de notre environnement. Autrement dit, nous n'agissons pas seulement par instinct, cet instinct qui nous commanderait de nous emparer des animaux comme s'ils étaient des choses ou des objets : nous considérons qu'il s'agit d'êtres sensibles.

Je ne sais pas, voyez-vous, ce qui pourrait nous convaincre de l'intérêt qu'il y aurait à laisser souffrir, sans conséquences pour ceux qui font souffrir et pour la société qui y devient indifférente. Des milliers d'animaux enfermés dans des cages, des êtres vivants que l'on écouille tout vifs – j'emploie ce verbe pour que cela vous pénètre, messieurs, d'un frisson qui vous fasse réfléchir, car c'est cela, la castration à vif de jeunes animaux. Etc. , etc. ! Quel profit la société peut-elle tirer d'une telle violence ? Aucun ! Quel bénéfice tirera-t-elle du fait d'y mettre fin ? La considération qu'elle aura pour elle-même et l'idée que c'est le chemin sur lequel il faut s'avancer.

Je ne dis pas que c'est simple ; je ne dis pas que toutes les sensibilités se vaillent ; je ne le sais pas. Je ne sais pas si la sensibilité d'une huître équivaut à celle d'un macaque que l'on torture du matin au soir pour procéder sur lui à des expériences concernant telle ou telle maladie ou tel ou tel produit. Mais je sais que l'un et l'autre, à leur façon, s'expriment en tant qu'êtres sensibles.

Voilà pourquoi nous gagnons en dignité, pour nous-mêmes, pour ce que nous sommes, pour le modèle agricole que nous voulons développer, en nous posant de telles questions. Il ne s'agit pas d'une sensiblerie sociétale qui ne concernerait que quelques personnes dans les villes, attachées à leurs animaux domestiques – quoique cet attachement soit une bonne et non une mauvaise chose.

Nous parlons d'une façon de vivre, de regarder le monde. Nous avons pris conscience du fait qu'à 7 milliards, nous ne pouvons plus traiter la nature comme un objet, car nous sommes en train de la détruire. Et nous ne pouvons pas regarder les autres êtres sensibles comme des objets qui nous appartiennent, parce qu'ils ne nous appartiennent pas et que, si nous les traitons d'une façon qui les transforme en objets, alors nous sommes certains qu'un jour ou l'autre, c'est nous-mêmes que nous traiterons en objets.

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