Intervention de Éric Coquerel

Séance en hémicycle du jeudi 5 juillet 2018 à 9h30
Érosion de la base d'imposition et transfert de bénéfices — Motion d'ajournement

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaÉric Coquerel :

Cela reviendrait finalement à récompenser un État qui a pratiqué le dumping fiscal pendant des années, ce qui serait un peu bizarre.

Par ailleurs, nous regrettons que la question spécifique du régime fiscal applicable au secteur numérique ait été écartée du périmètre des travaux sur la convention.

Bien sûr, le transfert de bénéfices ne concerne pas seulement les géants du numérique. Prenons l'exemple de la multinationale McDonald's. Celle-ci a vu son bénéfice net augmenter de 3,47 % en 2016, pour atteindre 4,69 milliards de dollars. Ses actionnaires, qui ont perçu 30 milliards de dollars de dividendes en trois ans, peuvent se réjouir, mais le trésor public français beaucoup moins, puisque la multinationale recourt au paradis fiscal luxembourgeois pour ne pas avoir à payer ses impôts dans les pays où elle exerce ses activités. Au passage, elle est également adepte d'un jeu qu'elle pratique dans de nombreux pays, qui consiste à franchiser les restaurants et à se transformer en une sorte de loueur des bâtiments qu'elle a achetés, ce qui lui permet de sortir de certains cadres fiscaux – mais c'est un autre débat. Ces dernières années, les restaurants franchisés de McDonald's ont envoyé jusqu'à 24 % de leur chiffre d'affaires à la holding luxembourgeoise de la multinationale – je rappelle que les conditions prévalant dans le paradis fiscal luxembourgeois ont été largement mises en place par M. Juncker. Ce sont ainsi 75 millions à 120 millions d'euros qui échappent au trésor public français chaque année.

Or les mesures annoncées par Emmanuel Macron risquent d'aggraver la situation. En effet, le Président de la République s'est engagé dans la course à la concurrence fiscale en abaissant progressivement l'impôt sur les sociétés sans pour autant supprimer de niches fiscales, prétendument pour « rejoindre la moyenne européenne » et « inciter les entreprises à payer leurs impôts ». Cette nouvelle baisse d'impôt sur les sociétés décidée par ce gouvernement ne sera qu'un cadeau de plus.

En outre, le plan dont nous discutons ne s'attaque pas à un autre problème crucial : il faudrait mettre fin à la course au moins-disant fiscal que le système financier impose entre les États, en particulier entre les États européens – cette course étant permise par les traités européens, qui interdisent en réalité, je le rappelle, toute harmonisation fiscale. La course à la baisse à l'impôt sur les sociétés sous prétexte d'attirer des entreprises est extrêmement dangereuse, non seulement parce qu'elle exacerbe les tensions entre les États – nous avons effectivement vu qu'elle a pour conséquence des politiques ou des gouvernements d'extrême droite – , mais aussi parce qu'elle les affaiblit en minorant les recettes fiscales potentiellement redistribuables.

Je fais un aparté : tout se passe comme si les principales mesures que l'on prenait pour lutter contre l'évasion fiscale consistaient à diminuer l'impôt pour ceux qui la pratiquent. À terme, si l'on supprimait carrément l'impôt, il n'y aurait plus d'évasion fiscale ! Je résume la situation de manière un peu caricaturale, bien sûr, mais c'est tout de même, dans une certaine mesure, la logique qui prévaut actuellement.

La France n'est d'ailleurs pas la seule à poursuivre cette logique. Entre 2010 et 2016, je le rappelle, le taux moyen d'impôt sur les sociétés est tombé de 32 à 23 % au sein de l'Union européenne et, ce matin encore, toujours devant la commission des finances, Bruno Le Maire a expliqué qu'il allait travailler à une assiette commune avec l'Allemagne, ce qui ne peut que nous inquiéter car cela ne ferait que réduire encore l'impôt sur les sociétés, qui est plus faible dans ce pays. Ce taux de 23 % ne concerne d'ailleurs pas le secteur du numérique, qui est imposé en moyenne à 9 %. On voit bien, là encore, que les sociétés concernées n'auront bientôt plus besoin de tenter de pratiquer l'évasion fiscale. De son côté, l'Irlande, en quinze ans, a diminué de moitié son taux d'impôt sur les sociétés, celui-ci atteignant désormais 12,5 %. Le Luxembourg a lui aussi promis de faire baisser progressivement son taux de 21 à 18 %. Avec le Brexit, le Royaume-Uni est également engagé dans cette spirale infernale du moins-disant fiscal.

Plus grave encore, la prétendue liste européenne des paradis fiscaux est, passez-moi l'expression, mes chers collègues, une vaste blague ! Elle ne comporte d'emblée aucun pays européen, alors que quatre pays membres de l'Union européenne au moins, à savoir l'Irlande, le Luxembourg, Malte et les Pays-Bas, mériteraient largement d'y figurer. Surtout, il suffit de promettre que l'on va changer et que l'on sera plus coopératif pour se voir immédiatement retiré de la liste des paradis fiscaux. On fait preuve, à cet égard, soit d'une naïveté confondante, soit d'une complicité inquiétante. Il n'est donc pas étonnant que cette liste ne comprenne plus que sept États dans le monde, ce qui la rend totalement inopérante.

Dès lors, quand le Gouvernement propose, dans son prochain projet de loi de lutte contre la fraude, d'adopter cette liste européenne au niveau national, il s'agit, là encore, d'un pur effet d'annonce. Cela n'améliorera malheureusement en rien la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales, mais cela fait croire que l'on s'attaque au problème des paradis fiscaux.

L'absence de ces pays européens de la liste est d'autant plus grave que ce sont eux qui organisent la concurrence entre les États et poussent à la guerre fiscale dans l'Union européenne, que je viens de décrire. L'absence d'harmonisation fiscale et sociale est en définitive le fondement d'un vaste dumping à l'échelle de l'Union européenne, qui a peu à voir avec la coopération nécessaire entre les peuples. Bref, l'Union européenne, vassalisée par le capital financier, est actuellement incapable de mettre fin à ce système. La preuve en est que l'Irlande, le Luxembourg, Malte et Chypre font déjà barrage à un accord sur la taxation des GAFA, qui doit être voté à l'unanimité pour être adopté.

En dehors de l'Union européenne, la situation n'est pas meilleure : de nombreuses puissances comme la Chine, le Mexique, Israël et, bien évidemment, les États-Unis, absents de cette convention multilatérale, se livrent à la même course infernale à la concurrence fiscale. Celle-ci, qui pousse les États à imposer toujours moins les plus riches de leurs citoyens, a des conséquences très concrètes sur l'utilisation de la richesse nationale. Ce matin, le magazine Challenges a révélé que la richesse des 500 plus grosses fortunes de France avait doublé au cours des dix dernières années, passant de 325 milliards à 650 milliards d'euros. Inutile de dire que ces 325 milliards supplémentaires, qui sont une captation de la richesse produite par tous, sont notamment le résultat des nombreux cadeaux fiscaux consentis, que la loi de finances pour 2018 a largement amplifiés.

Il est bien sûr fondamental de s'attaquer à ce problème au niveau international, mais gardons aussi en tête que nous pourrions en résoudre une partie au niveau national ou, à tout le moins, donner l'exemple.

Beaucoup d'économistes formulent des propositions intéressantes en ce sens sur la question des GAFA. Gabriel Zucman, notamment, en a présenté un grand nombre lors de son audition par la mission d'information sur l'optimisation et l'évasion fiscales. Il recommande, entre autres, de se fonder sur le chiffre d'affaires réalisé dans chaque pays par les multinationales pour déterminer une clé de répartition des bénéfices qu'elles doivent y déclarer. Par exemple, si une entreprise réalise la moitié de son chiffre d'affaires en France, la moitié de ses bénéfices devront être imposés en France au titre de l'impôt sur les sociétés. Cela rendrait le transfert de bénéfices inutile, et l'on atteindrait l'objectif recherché bien plus efficacement – les résultats seraient en tout cas concrets et immédiats – qu'avec une convention qui s'apparente avant tout, malheureusement, je le rappelle, à un catalogue de mesures facultatives. Selon moi, nous devrions discuter aussi de cela plutôt que d'évoquer en priorité des conventions internationales un peu vides de sens.

Nous sommes tous d'accord : il faut agir contre l'évasion fiscale, et de façon urgente. Commençons donc par agir au niveau où nous sommes souverains, c'est-à-dire au niveau national. La France est un grand pays, scruté par ses voisins. Dès lors, si nous parvenions à mettre en place une solution efficace à ce fléau – je suis sûr que nous le pourrions – , les autres pays pourraient nous emboîter le pas. Il y a là matière à montrer l'exemple, à faire preuve de vertu. Selon moi, c'est parce que nous acceptons trop une certaine idée du déclin ou parce que nous ne voulons pas comprendre que la cinquième puissance économique du monde peut montrer l'exemple que, depuis des années, nous n'agissons pas. Ou alors c'est parce que l'on entend mener une autre politique, en faveur des plus riches, avec l'idée que toujours moins d'impôts, cela bénéficie à tous ; mais je ne vous ferai pas l'injure de croire que c'est ce que vous pensez et appliquez, en dépit des mesures que vous avez prises depuis un an.

Petit à petit, nous pourrions servir d'exemple à ces pays, qui pourraient mettre en place ces mesures à leur tour, le cas échéant en les améliorant. Cela permettrait de préparer le terrain pour trouver ensuite un accord mondial sur ces questions. Nous répétons que ce travail devrait être piloté par l'ONU.

Au lieu de s'attaquer à ce problème, le Gouvernement préfère présenter un projet de loi qui non seulement, pour l'instant, au vu du texte actuel, ne permettra en aucun cas de lutter plus efficacement contre la fraude, mais surtout ne s'attaque même pas au fléau de l'évasion fiscale. J'espère donc que nous aurons l'occasion de l'amender largement et de le perfectionner.

Lors de l'interview qu'il a donnée le 15 avril dernier, le chef de l'État a bien voulu faire la distinction entre ce qui relève de la fraude et ce qui relève de l'optimisation. Nous ne sommes pas d'accord avec cette distinction car nous pensons qu'il faut adapter nos règles pour rendre vraiment illégaux les mécanismes d'évasion fiscale. Il convient de s'attaquer aussi à l'optimisation, qui n'est parfois que la version légale de l'évasion fiscale ou, en tout cas, un moyen de contourner les règles et de détourner ce qui est dû par chacun au titre de l'impôt, dans un souci d'égalité.

Pour cela, il faudrait élaborer un véritable projet de loi, je l'ai dit. Je pense qu'il faut aussi nous poser les bonnes questions à propos du texte qui nous est soumis aujourd'hui : ce plan résoudra-t-il véritablement le problème de l'évasion fiscale ? Manifestement, non. Dès lors, comment résoudre la question ? Pouvez-vous d'ores et déjà, madame la secrétaire d'État, nous donner une fourchette des recettes supplémentaires qui découleraient de cette convention ?

Je remarque que la France a émis des réserves – très peu, il est vrai : quatre sur quinze, ce que les grandes entreprises françaises ont regretté. Même s'il est bon que notre pays affiche un certain volontarisme, celui-ci s'exprime malheureusement à travers un texte facultatif.

M. Le Maire – et je m'arrêterai là, ce qui va rassurer le président – a dit ce matin que, grâce à ce texte majeur, qui permettrait de relocaliser les profits, il n'y aurait finalement plus d'évasion fiscale. Si la convention produit ce résultat idéal, on se demande pourquoi le ministre veut taxer les chiffres d'affaires. Pour ma part, j'éprouve moins de confiance que lui à l'égard d'une convention aux termes de laquelle tout ou presque est facultatif.

En revanche, je relève qu'il veut proposer au Président de la République de réunir, sur le modèle de la COP21, une conférence des parties sur l'évasion fiscale. Cette mesure me semblant de bon aloi, je soutiendrai M. Le Maire. Vous voyez que nous ne sommes pas sectaires !

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