Intervention de Cédric Villani

Réunion du jeudi 12 juillet 2018 à 9h00
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaCédric Villani, député, premier vice-président de l'Office, rapporteur :

Le projet de conclusions ayant été transmis hier aux membres de l'Office, je vais le relire uniquement en partie, pour en rappeler les éléments les plus importants.

Tout d'abord, cette audition du 31 mai dernier sur le thème de la prise en compte de l'hypersensibilité électromagnétique ou électro-hypersensibilité s'inscrit pleinement dans l'actualité, du fait de la publication au mois de mars du rapport de l'ANSES, mais aussi de l'existence d'un débat extrêmement vif, avec des éléments de controverse, dont l'intensité n'a fait que croître au cours des dernières années.

Cette audition s'inscrit aussi dans le contexte de divers travaux de notre Office tels que les auditions sur les compteurs communicants, avec des points d'intersection évidents avec cette thématique et des préoccupations d'un nombre croissant de nos concitoyens, et par conséquent, bien évidemment, de certains de nos collègues parlementaires, concernant les effets des champs électromagnétiques sur la santé. Plusieurs rapports de l'Office s'étaient déjà penchés sur ce problème, au travers parfois de la question de la téléphonie mobile, parfois de celle des lignes à haute tension, sans jamais aboutir à des conclusions définitives.

Comme on le verra tout à l'heure, on peut toujours dire aujourd'hui qu'on n'a pas de conclusions définitives. Mais il y a un élément nouveau important : la publication d'un rapport très attendu de l'ANSES, sur cette hypersensibilité. Le travail de l'ANSES a permis, pour la première fois me semble-t-il, de parvenir à un véritable consensus, non sur les causes, non sur les conclusions, mais sur l'état de l'art et sur ce qu'il convient de regarder avec précision, sur les pistes et sur un constat. Ce rapport de l'ANSES, dont tous les intervenants ont souligné la qualité, peut être considéré comme une base solide pour la suite de la réflexion.

L'audition comprenait deux tables rondes, la première consacrée au rapport lui-même, la seconde à la question des valeurs limites en matière d'exposition aux champs électromagnétiques, l'un des aspects de régulation sur lesquels la puissance publique doit agir et influer.

Le rapport de l'ANSES a été publié fin mars 2018, suite à un travail de plus de trois années impliquant une quarantaine d'experts se réunissant régulièrement, puis un grand nombre d'auditions de médecins, de chercheurs, d'associations, l'examen de plus de 500 publications scientifiques, dont 70 ont été versées au dossier, à la suite d'une consultation publique qui a duré de juillet à novembre 2016. C'est donc vraiment un travail de grande ampleur.

La première difficulté, non des moindres, est la définition de l'hypersensibilité électromagnétique, avec plus d'une centaine de symptômes fonctionnels non spécifiques, c'est-à-dire qu'on retrouve dans d'autres pathologies : troubles du sommeil, fatigue, maux de tête, douleurs diverses, etc. Leur nombre et leur intensité sont variables d'une personne affectée à l'autre, ce qui rend l'identification de la population concernée très difficile. Le taux de prévalence, qui revient parfois dans certaines études à l'étranger, est celui de 5 % de la population totale affectée, avec de grandes difficultés pour en définir le périmètre. Naturellement, quand on change la définition, les 5 % peuvent devenir 1 % ou 2 %. Ces 5 % constituent donc une estimation large. Par ailleurs, certaines personnes se déclarent hypersensibles aux champs électromagnétiques basses fréquences, par exemple ceux émis par les lignes à haute tension, alors que, pour d'autres, ce sont des champs radiofréquences ou hautes fréquences, par exemple de téléphonie mobile ou des communications hertziennes.

Autre enseignement majeur, malgré une quarantaine d'études de provocation – dans lesquelles on teste la sensibilité des sujets à des champs électromagnétiques qui sont activés ou pas, sans que les intéressés le sachent – menées spécifiquement à cette fin sur les dix dernières années, il n'existe toujours pas de preuve expérimentale solide permettant ni d'établir un lien de causalité entre l'exposition aux champs électromagnétiques et les symptômes, ni de l'exclure.

Un clair effet nocebo est mis en évidence par une quinzaine d'études, cet effet correspondant au fait que, si vous pensez être sujet à ce qui provoque la pathologie, vous allez la ressentir. Le ressenti va être réel et se traduira par une certaine souffrance. Cependant, même si une partie de celle-ci peut s'expliquer par l'effet nocebo, il n'est, en l'état actuel, pas possible de dire que c'en est la composante essentielle. L'ensemble de la pathologie et les études ne permettent pas d'affirmer que l'effet nocebo en lui-même en est à l'origine. Les causes de l'apparition des symptômes restent inconnues. Malgré les tentatives pour définir des critères de diagnostic, l'auto-déclaration constitue la seule possibilité, en tout cas l'un des éléments indispensables, pour identifier une hypersensibilité électromagnétique.

Pour autant, l'ANSES souligne, et c'est un point qui a été salué par les associations présentes à l'audition, que les symptômes et les souffrances des électro-hypersensibles sont réels et nécessitent une prise en charge adaptée. L'hyper-électrosensibilité induit fréquemment des changements importants dans les modes de vie, parfois un isolement social. L'ANSES a formulé une série de recommandations relatives à une meilleure prise en charge des personnes affectées et aux recherches complémentaires. L'ensemble des participants ont salué ces recommandations.

La Direction générale de la santé (DGS) s'est rapidement saisie des recommandations de l'ANSES, par exemple sur la formation et l'information des médecins, l'élaboration de bonnes pratiques, en lien avec la Haute autorité de santé (HAS), que nous avons en revanche ressentie, au cours de l'audition, peu enthousiaste à se saisir de façon énergique du sujet. Sur la question des prestations liées au handicap, la Direction générale de la santé s'est aussi rapprochée de la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS).

L'ANSES a aussi travaillé sur le volet clinique et la question des causes possibles, avec un groupe de travail qui a systématiquement recensé toutes les causes envisageables et a montré qu'aucune d'entre elles n'était pleinement satisfaisante et convaincante. L'ANSES s'est, par ailleurs, intéressée à la question de la prise en charge.

Du fait de l'implication du ministère, un nouveau point sur l'avancement de ces sujets pourra être fait avant la fin 2018, à l'occasion de la remise du rapport du Gouvernement au Parlement sur l'hypersensibilité électromagnétique, rapport prévu à l'article 8 de la loi du 9 février 2015, dite loi Abeille.

Pour la partie recherche, la situation apparaît plus confuse, malgré des pistes prometteuses. Il existe, depuis quelques années, une source de financement particulière récurrente pour les recherches sur l'électro-hypersensibilité : la contribution additionnelle à l'imposition forfaitaire sur les entreprises de réseau, dite IFER, qui porte sur les antennes relais des opérateurs de téléphonie mobile. Depuis 2011, cette contribution a permis de financer 45 projets, pour un écosystème de 133 équipes de recherche et un total de 9 millions d'euros.

À cet égard, il faut souligner que, d'une part, la remise en cause de cette contribution constituerait un très mauvais signal pour la recherche, ce mode de financement permettant de garantir son indépendance, et que d'autre part, on est frappé par le décalage entre l'importance des moyens mobilisés dans le passé et la minceur des résultats apparemment obtenus. Avant de se lancer dans une bataille pour la pérennisation des moyens de la recherche, il est important de vérifier que celle-ci part sur des bases plus prometteuses pour l'avenir et de comprendre ce qui a pu pêcher dans les protocoles précédents. Ce sera notre deuxième conclusion majeure : avant de continuer la recherche, il faut faire un bilan et se demander comment repartir d'un meilleur pied.

Au cours de la table ronde, une intervention particulièrement constructive et intéressante a été faite par M. Yves Lévy, président-directeur général de l'INSERM et président de l'Alliance pour les sciences de la vie et de la santé (AVISAN). Il a ainsi proposé des éléments de méthodologie alternative et a évoqué le fait que les études réalisées jusqu'à présent étaient incomplètes, soit parce qu'au niveau du protocole toutes les possibilités n'étaient pas bien envisagées, soit parce que la puissance statistique n'était pas au rendez-vous.

En particulier, le président Lévy a insisté sur l'importance de travailler sur des cohortes, pas seulement sur la situation des personnes recensées actuellement mais sur le suivi dans le temps, et d'arriver à une meilleure identification du moment où les personnes se déclarent hypersensibles et de ce qui fait que des personnes qui, à un moment de leur vie, disent n'avoir aucun problème de ce type, se déclarent à un autre moment hypersensibles. Il faut donc un suivi sur la durée, avec une étude de type épidémiologique, plutôt que juste une étude des symptômes.

Les associations présentes à l'audition ont toutes salué la qualité du rapport de l'ANSES, la pertinence des recommandations et, c'est important, ont souligné leur souhait de participer à leur mise en oeuvre. On sait bien que cette participation va être essentielle, aussi bien sur les questions réglementaires que sur les questions de recherche. Plus on associe les patients ou les associations de patients au protocole, et plus on a de chance, d'une part, d'être pertinent dans les conclusions, d'autre part, d'avoir une adhésion à ces conclusions. Les associations approuvent l'approfondissement des recherches et appellent à une intensification des échanges entre chercheurs et associations. Elles s'accordent aussi sur la priorité à donner, d'une part, à la prise en charge, d'autre part, à la prévention.

Pour la prévention, les associations continuent d'insister sur une réduction de l'exposition de la population aux champs électromagnétiques, alors que le déploiement de technologies telles que la téléphonie mobile 5G ou les objets connectés les conduisent à anticiper son accroissement dans les années à venir. Cependant il faut nuancer cette appréhension. Ainsi, les résultats du programme de recherche européen Lexnet, lancé en 2012, qui se fixait comme cible une réduction d'au moins 50 % de l'exposition du public aux champs électromagnétiques, permettent de constater que les évolutions technologiques, même quand elles visent de meilleures performances, ne sont pas nécessairement un facteur d'aggravation de l'exposition des populations. En clair, avec une utilisation plus efficace, on peut obtenir une qualité équivalente ou supérieure, avec une exposition moindre. Un téléphone mobile émet cinquante fois moins en technologie UMTS (Universal Mobile Telecommunications System) qu'en GSM (Global System for Mobile Communications). La voix sur IP (Internet protocol) devrait encore réduire la puissance émise d'un facteur dix. Il en va de même pour la densification des réseaux, qui n'induit pas forcément une exposition plus grande, pour peu qu'elle permette des communications plus ciblées. Tous ces éléments sont importants dans la stratégie de téléphonie mobile 5G.

Comme ces progrès potentiels, allant dans le sens de la diminution de l'exposition, s'accompagnent d'un accroissement du nombre et de la durée des usages individuels, il n'est pas clair, à cette heure, dans quel sens évoluera l'exposition globale du public. Mais cela fait partie de l'ensemble de la réflexion.

Les mesures réalisées par l'Agence nationale des fréquences (ANFR), en charge du contrôle de l'exposition due aux installations radioélectriques, confirment que l'arrivée de nouvelles technologies de téléphonie plus efficaces s'accompagnerait plutôt d'une baisse que d'une hausse de l'exposition. En effet, elles utilisent moins de puissance, mais un plus ou moins grand nombre de bandes de fréquence suivant les besoins. Cette fluctuation des émissions rend la mesure plus délicate mais, globalement, l'exposition moyenne baisserait, même si, localement, elle pourrait augmenter. Évidemment, si l'on va vers plus d'hétérogénéité, cela rendra d'autant plus délicat le suivi de l'exposition réelle de la population, peut-être la discussion sur les normes et la façon de mesurer les expositions : en moyenne, en maximum, etc.

D'autres technologies, telles que le Wifi et les objets connectés, ne connaissent pas, pour l'instant, les mêmes évolutions. Certaines sont déjà commercialisées, d'autres sont en préparation. Certaines technologies sont à la fois prometteuses technologiquement et irréprochables du point de vue de l'exposition électromagnétique. On pense en particulier à la technologie de communication sans fil basée sur les LED, dite Lifi, dont le déploiement pourrait permettre de limiter l'exposition ou l'accroissement de l'exposition du public aux champs électromagnétiques. Nous avions invité son inventeur pour parler de cette technologie, qui représente un exemple parmi d'autres, mais un exemple intéressant dans lequel on allie les exigences de progrès et d'efficacité avec une sobriété dans l'usage des champs électromagnétiques.

Indépendamment de ces questions d'évolutions technologiques, dont certaines sont difficiles à prévoir, il y a toujours la brûlante question de la limitation des valeurs normatives des champs. À l'international, la plupart des pays appuient leur réglementation sur les limites d'exposition uniquement indicatives de la Commission internationale de protection contre les rayonnements non ionisants (ICNIRP, ou International Commission on Non-Ionizing Radiation Protection). Les conditions d'élaboration de ces limites ne semblent pas en cause. Un représentant de l'ICNIRP étant intervenu en visioconférence, on a bien vu, d'une part, que l'ICNIRP était extrêmement sûre de sa méthodologie, avec des moyens de calcul transparents et les dispositions nécessaires, d'autre part, que comme l'ICNIRP se fonde uniquement sur les effets étayés par la science de façon indubitable, en pratique, les seuls effets limitant pris en compte étaient les effets thermiques. De ce fait, nous avons un peu assisté à un dialogue de sourds, d'ailleurs intéressant, avec, d'un côté, les associations, affirmant que seuls les effets thermiques étaient pris en compte, de l'autre côté, le représentant de l'ICNIRP, répondant que tous les effets étaient pris en compte. Mais quand on va au fond des choses, on voit que, comme l'ICNIRP reconnaît certains effets, dont les plus limitants sont les effets thermiques, cela revient exactement au même que si elle ne prenait en compte que ces derniers. Quant aux autres effets évoqués par les associations, l'ICNIRP considère qu'ils font partie de ce qui n'est pas encore étayé par la science, donc n'en tient simplement pas compte.

Comme cela a été relevé par l'ANSES lors de l'audition, se pose la question de la transposition au champ réglementaire de ces valeurs limites définies par les données de la science dans le domaine de la santé, de la sensation et de la perception. Si la question de la révision de la réglementation – le décret date de 2002 – venait à se poser, le débat comporterait de multiples dimensions sur ce qu'il convient de prendre en compte : les données de la science, le niveau de certitude, l'implication de la société, etc.

Une démarche éventuellement complémentaire a été mentionnée à plusieurs reprises lors de l'audition, en premier lieu par le président Gérard Longuet. Elle concerne l'application du principe de sobriété introduit par la loi Abeille, proche du principe dit ALARA ou « As Low As Reasonably Achievable » ou « Aussi bas que raisonnablement possible », avec des débats sur le sens de l'adverbe « raisonnablement ».

Dans certains cas, il s'agit de faire preuve de bon sens et d'utiliser le niveau de puissance requis pour atteindre l'objectif visé. Évidemment, le niveau de puissance du signal Wifi d'une borne Internet ne devrait pas être le même dans un appartement de petite taille ou dans une grande maison, et dans la plupart des cas, le signal pourrait-être éteint, ou pas, en fonction des besoins. On voit qu'il n'y a pas seulement la question du pouvoir réglementaire en jeu mais aussi, bien sûr, celle des usages des consommateurs, qui ouvrent un débat délicat.

Celui-ci, comme je vous le disais en introduction, vient en résonance avec les discussions, nombreuses et passionnées, qu'on a pu avoir sur la question du compteur Linky. Il ne fait pas de doute que nous aurons encore l'occasion de revenir sur ces questions dans les années qui viennent.

Je résume, encore une fois, les enseignements majeurs de cette audition : premièrement, le rapport de l'ANSES constitue une base sur laquelle tout le monde s'accorde pour la suite, deuxièmement, nous avons vu que sur les protocoles de recherche, il y a encore des choses à faire, et que des acteurs comme l'INSERM sont partants pour reconstruire une méthodologie, en lien avec les associations, qui soit aussi pertinente et potentiellement conclusive que possible.

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