Intervention de Jean-Luc Mélenchon

Séance en hémicycle du mardi 25 septembre 2018 à 15h00
Croissance et transformation des entreprises — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Luc Mélenchon :

Mais, pour l'essentiel, les pays produisaient, vivaient, échangeaient à l'intérieur de leurs frontières. Nous voici désormais étendus au monde entier.

Cette extension ne vient pas du fait que la production se serait développée au point d'avoir besoin de se répandre partout dans le monde : si vous comparez les proportions de ce qui se produit et s'échange réellement, vous serez surpris de découvrir que, en valeur, les montants n'ont quasiment pas changé par rapport au siècle dernier. Il aura fallu attendre 1974 pour que l'on retrouve un niveau d'échange comparable en valeur à celui d'avant la Première Guerre mondiale !

Ce qui s'échange essentiellement, ce sont des valeurs abstraites que nous appelons le capital, des titres, des produits financiers, qui reposent plus ou moins directement, et de plus en plus lointainement, sur des productions réelles. Vous connaissez les proportions : il y a un rapport de un à mille entre ce qui se produit réellement et ce qui s'échange en valeur !

Il existe donc une nouvelle strate du capitalisme, qui domine tous ses autres secteurs. Voilà le fait nouveau. Et voilà ce qui fait le fond de notre contradiction, monsieur le ministre.

Vous m'avez un jour livré votre vision du monde avec toute la sincérité qui est la vôtre – car je vous crois sincère. Je vous avais dit : « Monsieur Le Maire, qu'est-ce qui vous permet de croire que l'argent que vous n'allez plus prendre sous forme d'impôt sur la fortune va aller dans l'investissement et la production réelle ? » Vous aviez l'air réellement surpris par ma question, peut-être même choqué. Vous vous êtes levé et vous m'avez dit : « Pour quelles raisons cela va-t-il se passer, monsieur Mélenchon ? Mais pour des raisons de bon sens ! » Car, pour vous, il est conforme au bon sens que le capital, le profit, le surprofit retournent dans la production, comme au XIXe siècle, comme au début du XXe, où ce qui était accumulé à un endroit, pour pouvoir profiter, devait retourner à un autre, pour produire.

Mais, au XXIe siècle, c'est fini, terminé ! L'accumulation du capital se fait dans la sphère financière et n'entretient qu'un rapport très lointain avec la production. Les taux de profit ainsi obtenus sont des multiples de ce qui s'obtient dans la production réelle. Dans la production réelle, ils peuvent atteindre 3 %, 4 %, 5 % ; maintenant, on arrive à 10 %, parfois 12 %, au point de rendre exsangue tout ce qui touche à cette production !

On vérifie ainsi cette formule de Marx qui, à l'époque, semblait étrange : « Le capital est un rapport social » – la manière de s'approprier que j'évoquais tout à l'heure, le travail gratuit – « qui épuise l'homme et la nature ». La nature ? On ne voyait guère à l'époque de quoi il pouvait bien vouloir parler : elle semblait alors inépuisable. Mais l'homme, certes, on voyait comment le capitalisme l'épuisait. Eh bien, maintenant, on voit bien comment il épuise l'un et l'autre.

Ainsi, quand on réfléchit du point de vue de la civilisation humaine, et non pas seulement depuis le moment politique précis où nous sommes ; quand on regarde l'histoire longue, comme l'a fait tout à l'heure notre collègue du groupe LaREM, on voit qu'en ce temps particulier de la coopération des gens dans le travail, on comptait sur la compétition des intérêts particuliers pour produire la dynamique historique.

Certains d'entre vous ont fini par devenir complètement fous à ce sujet, au point de croire que l'histoire elle-même n'était que la confrontation des égoïsmes, et que cela seul ferait avancer le bourricot collectif de l'humanité. Mme Thatcher a dit un jour : « La société n'existe pas » ; il n'existe que des individus pris dans des relations d'interdépendance et, s'ils se comportent en parfaits égoïstes, le tout finira par trouver l'équilibre. Et vous continuez de croire à la main invisible du marché, régulateur de la production et maître suprême de l'entreprise !

Qu'aujourd'hui la prétendue main invisible du marché constitue un écosystème dans lequel une entreprise a du mal à se mouvoir ou duquel elle a du mal à se soustraire, voilà qui me paraît assez évident. Cependant, ce n'est pas toujours vrai, car les rapports sociaux dans l'entreprise ne sont pas nécessairement ceux de l'entreprise capitaliste : pensons à l'économie sociale et solidaire, aux mutuelles, aux coopératives. D'autres façons de produire collectivement sont possibles, selon d'autres rapports sociaux.

Pourtant, il nous faut maintenant comprendre – que ce débat, après tout, serve au moins à poser des repères ! – pourquoi nous devons passer de la compétition libre des intérêts particuliers moteurs de l'activité – à supposer que votre utopie sur ce point ait été fondée – à autre chose. Si nous continuons de penser qu'il suffit, comme l'a si bien dit mon camarade François Ruffin, de crier « la croissance, la croissance ! » en espérant produire toujours davantage pour résoudre la crise de civilisation dans laquelle nous sommes, nous nous trompons !

Par conséquent, il faut changer de paradigme. Ce n'est pas la compétition des intérêts particuliers qui est de nature à donner sa dynamique à la production. Voilà pourquoi nous disons que nous sommes le mouvement des carnets de commande. C'est du point de vue des carnets de commande qu'il faut prendre les décisions politiques. Mais attention : il ne s'agit pas de « créer les conditions » dans lesquelles « les carnets de commande » pourront, « le jour où le libre marché aura permis que », blablabla... Non ! Il s'agit du carnet de commande que la société remplit !

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