Intervention de Jean-Luc Mélenchon

Séance en hémicycle du vendredi 14 juin 2019 à 15h00
Mobilités — Article 38

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Luc Mélenchon :

Je vais certes essayer d'être moins long que prévu, parce que je sais tenir compte de l'horaire, mais c'est un sujet qui, pour nous, a une valeur symbolique et politique extrêmement importante : il s'agit de la privatisation des lignes de bus de la RATP. Et si c'est aussi important, ce n'est pas simplement que le sort de la capitale est en jeu, c'est surtout qu'il s'agit d'une question de principe.

D'abord, nous voudrions protester contre le fait que ce soit un règlement européen de 2007 qui impose la privatisation de ces lignes. En quoi l'Europe a-t-elle à se mêler de la manière dont les gens utilisent les transports collectifs dans chacun des États membres ? Cela, nous ne le comprenons pas – à moins que ce ne soit pour une raison idéologique que je voudrais combattre, à savoir que quand c'est privé, cela marcherait mieux et cela coûterait moins cher. Ce n'est pas vrai : cela ne marche pas mieux. Il arrive même souvent que cela marche beaucoup plus mal, comme on peut s'en rendre compte à chaque fois que l'on emprunte une ligne privée de chemin de fer. Je vous invite à prendre le Thalys : vous aurez une idée de la relativité du temps, en particulier de celle des horaires, car il est exceptionnel que le train parte et encore plus remarquable qu'il arrive à l'heure prévue – je le dis avec humour plutôt qu'avec gravité. Thalys, c'est une compagnie privée. Depuis qu'on a soumis, dans certains pays, les transports publics à la règle du marché privé, les temps de transport sont devenus plus longs qu'ils ne l'étaient à la fin du siècle précédent – je précise que disant cela, je veux parler, non pas du XXe siècle, mais du XIXe siècle. À la fin du XXe siècle, ces trains mettaient plus de temps qu'à la fin du dix-neuvième siècle pour franchir une même distance. C'est aussi le cas sur certaines voies publiques, en raison de l'état de délabrement avancé dans lequel elles se trouvent. Il reste que c'est un constat commun à tous ces pays : nulle part, les trains ne roulent mieux du fait qu'ils sont privés.

Quant à savoir s'ils sont moins chers, le fait est certain : non, ils coûtent plus cher. Au Royaume-Uni, le prix des billets de train représente 14 % du budget des familles, soit sept fois plus qu'en France ; en Allemagne, un billet de train coûte, pour une distance équivalente, deux fois plus cher qu'en France.

Par conséquent, les expériences faites en matière de transport public vont toutes dans le même sens – certes, il s'agit en l'espèce du ferroviaire. Et je ne parle même pas de la synchronisation des différents réseaux de bus : dans les capitales où l'on a instauré la pluralité des intervenants, il règne un doux chaos, qui ne satisfait pas vraiment les populations.

D'une façon générale, tout ce qui est privé coûte plus cher. Je veux déplorer, au nom de mon groupe, mais pas seulement, parce que nous sommes nombreux à penser la même chose, le fait que depuis plus de vingt ans nous subissons un discours hostile à tous les services publics, au prétexte qu'ils produiraient une bureaucratie incapable de se renouveler et rendraient une mauvaise qualité de service. Résultat : des secteurs considérables de l'économie du quotidien ont été privatisés. Et pour quel résultat ? Partout, cela coûte plus cher !

Depuis leur privatisation, les autoroutes ne sont pas en meilleur état qu'auparavant, mais les péages ont augmenté de 20 %. Les actionnaires, quant à eux, ont tiré bénéfice de la situation, puisqu'ils ont empoché 26 milliards d'euros en cinq ans, c'est-à-dire qu'ils ont intégralement amorti en cinq ans leur investissement initial, et cela grâce à un bien que la nation s'était procuré par elle-même, par ses propres efforts ! De même, pour le gaz, on nous avait fait des promesses mirifiques sur les économies qui seraient obtenues et répercutées sur les consommateurs ; nous en sommes à une augmentation de 50 % des prix depuis la privatisation, en 2006. Quant à l'électricité, depuis l'ouverture à la concurrence, les tarifs ont augmenté de 49 %. Quel avantage la privatisation représentera-t-elle pour les 350 lignes de bus parisiennes, les 16 000 salariés qui y travaillent et les 3,5 millions de voyageurs qui les utilisent chaque jour ?

L'article 38 du projet de loi permettra à la RATP – comble du ridicule – de créer des filiales qui lui permettront de répondre à des appels d'offres. C'est à peine croyable ! Le service public continuera donc d'exercer une position de monopole – ce qui, précisément, lui était reproché – , sous l'habit de différentes compagnies. Et quand la RATP remportera un appel d'offres – ce qui lui arrivera parfois, je l'espère – , ce sera pour quoi faire ? Pour récupérer ses propres lignes de bus ! En revanche, quand elle devra les céder, le personnel devra renoncer à son statut, et si quelqu'un refuse de passer sous le statut de la compagnie privée concernée, cela reviendra à une rupture de contrat de travail et on pourra lui dire « merci, au revoir » – enfin, « merci », ce serait bien, « au revoir », c'est une certitude.

Dans ces conditions, il n'y a qu'une chose à dire : ce qui est prévu dans ce projet de loi, que ce soit à l'article 38 ou à l'article 39, n'est pas nécessaire. Les règlements européens seraient plus performants s'ils donnaient des injonctions afin d'organiser différemment le territoire. En effet, nous le savons tous : l'organisation actuelle du territoire répond à des impératifs strictement financiers. Cela se fait parfois directement, sous l'effet d'une décision, parfois indirectement, comme une conséquence de la situation. Prenons, pour illustrer mon propos, l'exemple des gens qui veulent acheter leur maison, parce qu'on leur a dit que c'était une bonne idée de posséder une maison avec un petit jardin. Pour trouver un terrain pas trop cher, il leur faut s'éloigner de la ville. Or, une fois qu'ils sont loin, il leur faut deux voitures, trouver des solutions d'accueil pour les enfants faute de crèches sur place, etc.

L'organisation spatiale a été faite en fonction d'un double objectif : d'un côté, l'accumulation ; de l'autre côté, ce qu'on croyait être – je dis cela pour être aimable – une amélioration de l'organisation du territoire. On s'est dit que si l'on mettait tout au même endroit, cela coûterait moins cher, qu'il n'y aurait qu'à y aller. Le problème, c'est qu'il y en a plein qui ne peuvent pas y aller, car cela représente un surcoût que ne peuvent financer que ceux d'entre nous qui ont les salaires les plus élevés. Tant et si bien que quand on regarde comment sont reliés entre eux les lieux indispensables à la vie quotidienne – je ne parle pas là des promenades de confort, je parle de la nécessité d'accéder aux réseaux collectifs par lesquels se construit la vie individuelle – , voici ce que ça donne. L'accès au réseau d'électricité ? On a vu ce qu'a fait la privatisation. Les transports, l'éducation, les maternités, les services de soins ? Tout cela est éclaté à travers le territoire en fonction d'objectifs de rendement et de compétitivité qui n'ont rien à voir avec ce qu'est une vie d'être humain.

On est bien obligé, en définitive, de considérer que l'accès aux réseaux dépend strictement des revenus et qu'on accentue de ce fait la discrimination sociale. Le peuple, qui ne peut vivre sans ces réseaux, se trouve confronté au fait que certains, parce qu'ils en ont les moyens, en maîtrisent l'accès. Dans la plupart des grandes villes du monde, les personnages les plus importants ont d'ailleurs fini par se dispenser de leurs devoirs collectifs. Ainsi voyons-nous dans certaines grandes villes du dénommé « nouveau monde » – quoique je ne sache pas ce qu'il y a de nouveau dans ce domaine, ni en quoi ce serait enviable – , en particulier au Brésil, se multiplier les héliports, tandis que diminue le nombre des voies ferrées. Si, chez nous, les héliports ne se multiplient pas aussi vite que diminue le nombre des voies ferrées, nous sommes en revanche obligés de constater qu'à mesure que le territoire s'est étendu, c'est-à-dire que l'occupation humaine a gagné des terrains de plus en plus nombreux, le nombre de kilomètres de voie ferrée disponibles pour les Français a diminué. La conséquence, c'est qu'on reporte tout sur le transport automobile, et cela aggrave encore les disparités et les discriminations – car la caractéristique des centres-villes, dans ces territoires réservés à ceux qui ne sont pas du peuple, c'est qu'ils sont hautement interconnectés. Plus la zone dans laquelle vous vivez est interconnectée, plus vous avez des facilités de transport, plus vous êtes riche.

Parmi les 10 % les plus pauvres de notre pays, 40 % ne sont pas motorisés : ils n'ont d'autre choix que d'utiliser les transports collectifs. Du coup, la question des tarifs n'est pas une question annexe. On ne peut se contenter de l'évaluer en regard d'autres dépenses, comme on le fait trop souvent, pour conclure qu'après tout, ce n'est pas si grave que ça. Si, c'est grave, et l'on vient de le vérifier avec le mouvement des Gilets jaunes, qui a démarré, si vous voulez bien vous en souvenir, à la suite d'une hausse des prix du carburant. Je ne veux pas relancer la polémique, je veux souligner à quel point cette crise est emblématique de notre époque. La mobilité est l'enjeu de notre temps. On ne peut pas vivre sans mobilité. Il fut un temps où celle-ci n'était pas un problème : on pouvait demeurer pour toujours au village et y vivre assez correctement. Ce n'est plus possible aujourd'hui. La plupart des aspects de la vie quotidienne, dans sa dimension la plus prosaïque, dépendent de l'organisation du territoire. Il suffit de regarder où sont implantées les grandes surfaces où l'on s'approvisionne et où l'on fait les courses pour la semaine ; 90 % sont situées dans des zones périphériques, et cela pour une raison qui n'a rien à voir avec le commerce : c'est que les taxes sur le foncier y étaient plus basses, ce qui a permis à ceux qui s'y sont installés de réaliser de meilleurs profits tout en donnant moins à la collectivité. Il est impossible d'y accéder à pied. J'ai été longtemps Massicois, c'est-à-dire citoyen de Massy : il était totalement impossible d'aller du quartier de la Poterne au centre commercial autrement qu'à pied, faute de ligne de bus. Partout, la raréfaction devient le moyen de tenir les populations. La voilà, la vérité ! Cette situation est insupportable.

La seule solution politique, c'est de développer les réseaux, et permettez-moi d'affirmer que cela n'a rien à voir avec la privatisation. Il n'est pas prouvé que ceux qui vont créer des lignes le feront ailleurs que là où elles sont déjà très rentables. Ils ne mettront pas un sou dans le développement du reste – d'ailleurs, c'est ce qui s'est passé avec les autoroutes. Dans ce cas, pourquoi leur offrir cette possibilité ? Le pauvre peuple continuera de savoir qu'on lui supprime ses voies ferrées et qu'on le pousse à la consommation de véhicules automobiles. Depuis 1990, 66 % des investissements réalisés dans les infrastructures publiques sont allés à la route, 17 % seulement au rail ; le fret ferroviaire s'est réduit de 34 %, tandis que l'activité sur l'ensemble du réseau ferré diminuait de 50 %.

La privatisation de la RATP est pour moi l'occasion de vous présenter nos thèses concernant l'organisation du territoire et de réaffirmer notre totale opposition à tout ce qui est privatisation. Qu'on m'explique, quand on me répondra, en quoi la privatisation pourra améliorer, si peu que ce soit, la situation de ceux qui ont recours aux lignes de bus de la RATP, et faciliter leur accès au réseau. Et, s'agissant de la région parisienne, en quoi cette privatisation pourra remédier à l'incroyable discrimination qui pèse sur ce territoire. Celui-ci héberge 13 millions de personnes, qui, curieusement, ne peuvent circuler que dans un sens, des zones les plus pauvres vers les zones les plus riches. Les 20 % de zones les plus riches sont deux fois plus accessibles que les 20 % de zones les plus pauvres : voilà la réalité de la région francilienne !

En trente minutes de transport, 43 % des Franciliens peuvent accéder à Paris – même si, en ce moment, il leur faudra beaucoup plus de temps, en raison des travaux qui provoquent le chaos dans cette ville et ralentissent considérablement tous les déplacements – , 35 % peuvent accéder à la petite couronne et seuls 16 % à la grande couronne – à comparer aux 55 % de Franciliens qui peuvent rejoindre le quartier de Bercy, à Paris. Tels sont les motifs de notre protestation.

J'en reviens à l'article 38. Je sais bien que le gouvernement français n'a d'autre choix que d'appliquer la réglementation européenne sur la privatisation des transports urbains – d'autant qu'à l'époque, il l'avait approuvée. Certes, la décision date de 2007 ; le gouvernement actuel n'est donc pas en cause. Je n'irai donc pas lui imputer des responsabilités qui ne sont pas les siennes, même si je sais que, pour des raisons politiques et idéologiques, cette évolution lui agrée. Mais je repose la question : qui peut nous dire en quoi la privatisation des lignes de bus de la RATP va améliorer la vie quotidienne des gens qui les empruntent ? Qui peut me dire quelle solution apportera la privatisation aux problèmes qui se posent aux Franciliens, à commencer par celui des relations transversales et de la capacité, pour les habitants de la région, à accéder à d'autres secteurs que les seuls plus riches ?

Comprend-on bien que l'organisation du territoire, telle qu'elle s'est faite, avec l'organisation et la concentration des accès, dans le cadre d'une démarche rationnelle, en fonction des besoins – l'hôpital s'occupe de l'hôpital, l'école de l'école, et ainsi de suite – va en se réduisant ? Va-t-on en finir, oui ou non, avec cette conception de l'organisation du territoire ? Le moment n'est-il pas venu de la planification, du développement des services publics, du redéploiement du train, des investissements pour avoir des transports publics ? Sans transports publics à bon coût, on ne peut pas vivre : c'est la réalité, madame la ministre, et j'espère que vous en partagez le constat avec moi.

La preuve en a été apportée par le mouvement des gilets jaunes. L'augmentation du coût du carburant signifiait, pour chacun d'entre eux, de devoir choisir entre des dépenses vitales. Soit ils devaient rogner sur les frais liés aux déplacements qu'ils accomplissent, non pour leur plaisir mais pour leur travail, pour amener les gosses à l'école, pour ceci ou pour cela, en direction de telle ou telle administration, soit ils devaient réduire d'autres dépenses liées la vie quotidienne, telles le manger ou le soin – 30 % des Français ne se soignent plus, tout simplement pour des raisons financières.

Voilà comment, à partir de l'exemple de la RATP, je redéfinis devant vous notre position, qui s'oppose à l'altérité dont on m'accuse. On dit en effet qu'à La France insoumise, nous serions pour le peuple contre les élites. Pour ma part, je n'ai jamais utilisé un vocabulaire pareil. Nous sommes pour le peuple contre l'oligarchie, et permettez-moi de vous dire que nous l'associons rarement aux élites : il n'y a qu'à voir dans quel état les prétendus grands esprits ont mis l'économie de notre pays. Par conséquent, le peuple se définit lui-même d'abord par le fait qu'il ne peut vivre sans accéder au réseau du collectif. La nature de ce réseau, publique ou privée, a un effet sur l'ampleur de la discrimination sociale qui règne en tout point et en toute chose dans notre pays.

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