Intervention de Frédérique Dumas

Séance en hémicycle du mercredi 3 juillet 2019 à 15h00
Haine sur internet — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrédérique Dumas :

Ce que vous nous proposez, c'est de changer de logiciel. Vous remettez ainsi en cause ce sur quoi repose notre démocratie depuis 200 ans, depuis la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Comme le souligne l'avocat Christophe Bigot, le champ d'application du délit d'incitation à la haine raciale a changé quatre fois en une quinzaine d'années : « Le juge oscille, selon les époques, entre la sanction de toute expression faisant naître un sentiment de rejet, et la limitation de la répression à la seule "exhortation" à commettre un acte de violence, de haine ou de discrimination. Comment les modérateurs des opérateurs privés aborderont ces évolutions subtiles, qu'il faut suivre au jour le jour ? Ils ne le pourront d'évidence pas et par sécurité, au regard des sanctions, appliqueront le principe de précaution » – c'est-à-dire la censure.

La capacité d'interprétation, le pouvoir de qualification ne sont simples ni pour un juge ni pour des autorités administratives, qui manquent des moyens financiers et humains qui leur permettraient d'exercer sereinement et efficacement ces fonctions. C'est encore moins simple pour le citoyen, à qui il est pourtant demandé de qualifier les infractions. Or ce que les juges et les autorités administratives admettent ne pas toujours pouvoir ou savoir faire, vous vous apprêtez à le confier sans retenue aux plateformes, en leur donnant le pouvoir de retirer dans un délai de vingt-quatre heures tous les contenus qu'elles jugeraient manifestement illicites – c'est ce que vous appelez la « responsabilisation ».

Le dispositif de sanction d'abus de signalement que vous proposez est avant tout un dispositif d'affichage, qui soit sera inopérant, soit conduira à l'autocensure. En revanche, ce que votre proposition de loi a suscité, c'est l'évocation par Mark Zuckerberg d'un vertigineux projet de création de cour suprême. Mark Zuckerberg a en effet proposé de créer une entité, dite indépendante, mais qui dépendrait néanmoins de Facebook, et qui serait amenée à juger les conflits concernant les contenus. Il faut dire, à sa décharge, que Facebook aurait besoin d'un tel outil pour appliquer cette proposition de loi si celle-ci était votée en l'état. En effet, pour arbitrer entre les millions de personnes qui demandent le retrait d'un contenu et celles qui contestent cette requête, la seule option, aujourd'hui, pour la plateforme qui devrait décider du retrait de ce contenu dans un délai de vingt-quatre heures, serait de créer un espace où s'élaborerait une jurisprudence internationale. Or cette jurisprudence internationale est par essence impossible à concevoir, du fait de la grande diversité de sensibilités et de conceptions qui existent dans le monde s'agissant des notions auxquelles se réfère la loi.

Vous risquez, sans en être véritablement conscients, de fabriquer un véritable monstre. En revanche, vous refusez d'aller au coeur du réacteur et de faire évoluer le modèle d'affaires des plateformes, seule option possible pour endiguer le flot que vous êtes supposés combattre.

Vous savez pourtant combien la loi allemande, qui est conçue – je l'affirme malgré vos dénégations, monsieur le secrétaire d'État – sur le même modèle, est contestée. Permettez-moi de citer les propos suivants : « Le système allemand n'a pas fait la preuve de son efficacité. Il impose des amendes extrêmement élevées [… ] aux plateformes qui ont diffusé un contenu illicite. Cependant, le filtrage de la totalité des contenus est techniquement impossible. En outre, cette disposition conduit les plateformes à retirer trop de contenus et porte par conséquent atteinte à la liberté d'expression et à la démocratie : tous les contenus "gris" sont retirés par avance par les plateformes. Par exemple, Charlie Hebdo ne passe jamais la barre. On peut penser que le degré de violence sur internet justifie de telles mesures, mais en réalité ces dispositions risquent en outre d'être inapplicables. En effet, le juge sanctionnera le retrait illégitime de certains contenus. Les grandes plateformes seront alors prises en tenaille entre une loi qui sanctionne très sévèrement les contenus illégaux et une jurisprudence qui sanctionne le retrait de contenus licites. Les compliance departments des plateformes américaines ne peuvent pas gérer une telle situation. »

Savez-vous qui a prononcé ces paroles, monsieur le secrétaire d'État ? Serait-ce un opposant dont vous dénonceriez l'esprit partisan ? Non, c'est vous, lorsque vous avez été auditionné par la commission des lois préalablement à l'examen de cette proposition de loi. Vous avez aussi indiqué que l'approche consistant à sanctionner uniquement les contenus individuels rencontrait des limites et que la situation était analogue à celle de la régulation bancaire : « Une banque n'est pas tenue pour responsable de chaque virement frauduleux, mais elle doit mettre en oeuvre un mécanisme de supervision qui détecte efficacement de tels virements ». Il y a là une obligation de moyens, et non de résultat.

Vous le savez, monsieur le secrétaire d'État : l'enjeu est ailleurs, bien ailleurs. Il s'agit d'un enjeu d'écologie numérique, pourrait-on dire – et il y a là aussi urgence, au même titre que pour le climat et pour la biodiversité. Bruno Patino l'écrit dans son livre : « L'optimisme numérique, celui de la mise à disposition pour tous d'une information illimitée et l'amorce d'une économie de partage, cette utopie initiale est en train de mourir. Deux forces ignorées se sont déployées en l'absence d'entrave : l'emportement collectif né des passions individuelles et le pouvoir économique lié à l'accumulation. Nos addictions ne sont que le résultat du lien établi entre l'un et l'autre, et de la superstructure économique qui les fait se nourrir l'un de l'autre, se renforcer mutuellement au détriment de notre liberté et de notre libre arbitre. »

Afin d'engager cette réflexion, nous avons, ainsi que d'autres collègues, déposé un amendement tendant à instaurer l'interopérabilité des plateformes. C'est une voie possible. Vous avez, pour votre part, privilégié l'opération de communication au détriment de l'efficacité et de la préservation de deux valeurs aussi fondamentales l'une que l'autre : la liberté d'expression et la sécurité des personnes.

Le modèle actuel contribue à la diffusion des contenus haineux et à leur viralité. Même s'ils sont sanctionnés, ils continueront à proliférer sur ce type de supports, qui font les beaux jours du darknet. Pourquoi ne pas privilégier des dispositifs de régulation, comme ceux qui contribuent à ralentir la viralité, jouent sur l'ordonnancement des contenus, ou assurent une transparence réelle des algorithmes, en exigeant, non pas d'avoir accès à la formule de fabrication de ces derniers, car elle relève du secret des affaires, mais d'en connaître les effets ? Il contient d'étudier les pratiques et les comportements actuels pour construire la régulation de demain, et de le faire au bon niveau, à savoir à l'échelon européen.

L'article 1er construit une sorte de ligne Maginot du XXIe siècle, qui ne pourra que céder. Vous allez sacrifier les libertés les plus fondamentales, la liberté d'expression et la liberté d'opinion, sans autre résultat que l'inefficacité – libertés auxquelles le groupe Libertés et territoires est très attaché, comme il l'a démontré lors de l'examen de la proposition de loi visant à prévenir les violences lors des manifestations et à sanctionner leurs auteurs, dite proposition de loi anticasseurs.

Pour conclure, je citerai à nouveau Bruno Patino : il s'agit non pas de rejeter la civilisation numérique, mais de la transformer dans sa nature. Personne ne croit plus à la main invisible du marché ; il serait temps de ne plus croire non plus à cette utopie qu'est la main invisible du réseau, au fait que le réseau corrigerait ses propres erreurs de manière presque magique. Là est le véritable enjeu : en amont.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.