Intervention de Bertrand Pailhès

Réunion du jeudi 26 septembre 2019 à 11h00
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Bertrand Pailhès, coordonnateur national pour la stratégie d'intelligence artificielle :

– Cette évolution a été mise en oeuvre voici quelques mois. Mais dans la communication des ministères qui mettent en oeuvre les actions, le logo AI for Humanity demeure.

Pour revenir sur les deux principaux objectifs de cette stratégie, le premier est de localiser en France la valeur créée par l'intelligence artificielle, et le deuxième concerne la question du modèle éthique, avec la conviction que la France et l'Europe portent une vision particulière du développement du numérique. Le sujet de l'intelligence artificielle et de ses applications est aujourd'hui soumis à des influences très politiques, venues notamment d'Asie, et très commerciales, venues plutôt d'Amérique du Nord. Il faut que l'Europe affirme son modèle. C'est l'autre raison de l'intervention publique sur ce sujet.

Deux autres objectifs, sans doute moins centraux dans la stratégie, sont également importants. Tout d'abord, il s'agit d'éviter la mise en péril de notre souveraineté par l'utilisation de solutions venues d'ailleurs. Vladimir Poutine a déclaré que ceux qui maîtrisent l'intelligence artificielle contrôleront le monde à l'avenir. Nous voulons évidemment absolument maîtriser ces technologies dans certains usages stratégiques. Un second objectif concerne l'amélioration des conditions de vie et des conditions de travail, sujet sur lequel il reste des efforts à faire. L'intelligence artificielle doit vraiment servir à améliorer les conditions de vie de nos concitoyens.

La France a des atouts qui sont relevés dans plusieurs rapports. Tout d'abord, l'excellence de nos laboratoires de recherche : en termes de capacités de recherche préexistante à la stratégie, la France est vraiment très bien placée en Europe. Avec le Royaume-Uni, elle est en tête. Nous disposons de nombreux laboratoires, de beaucoup d'infrastructures, à la fois dans les universités, à l'INRIA ou au CNRS. Certains champs de l'intelligence artificielle sont très bien couverts.

Les grands groupes leaders représentent un deuxième atout. Aujourd'hui, nous n'avons pas de grands groupes leaders des technologies dans le monde, mais nous avons de grands groupes leaders mondiaux dans la distribution, l'énergie, la banque, l'assurance, etc. De mon point de vue, ces groupes vont vraiment faire exploser la valeur créée par l'intelligence artificielle en l'utilisant dans leurs processus métier.

Notre troisième atout, c'est un grand écosystème dynamique d'entreprises innovantes. La cartographie de la Banque publique d'investissement (BPI) recense plus de 500 start-up en intelligence artificielle en France.

De plus, nous avons une spécificité : nous disposons de bases de données de qualité dans certains domaines, notamment la santé, l'énergie et les transports. Avec le vote de la loi d'orientation des mobilités, nous espérons disposer d'une capacité accrue à utiliser de grandes bases de données pour innover en intelligence artificielle.

Historiquement, nous avons connu en 2016 une prise de conscience mondiale des potentialités de l'intelligence artificielle, au moment de la victoire d'AlphaGo sur les meilleurs joueurs de go coréens. La mobilisation a été très forte et très rapide en Corée du Sud. À la fin de son mandat, Barack Obama a également pris une orientation stratégique assez importante. Ce n'était pas décisionnel, mais selon lui, l'effort national en intelligence artificielle – public et privé – devait être porté à 80 milliards de dollars. Cet effort s'est poursuivi sous la mandature de Donald Trump.

En France, nous avons fait un premier travail avec le rapport France IA, puis, en mars 2017, Claude de Ganay, député, et Dominique Gillot, sénatrice, ont présenté pour l'OPECST un rapport sur l'intelligence artificielle, avant le lancement de la mission de Cédric Villani, qui a remis son rapport en mars 2018. Enfin, le Président de la République en a tiré les axes stratégiques et les a présentés publiquement.

Il est important de noter qu'au même moment, en avril 2018, la Commission européenne a présenté sa stratégie pour l'intelligence artificielle, avec ainsi un axe très fort d'alignement des stratégies européenne et française.

C'est un sujet nouveau de politique publique, transverse, et assez compliqué à embrasser. C'est tout le sens de la nomination d'une coordination nationale. Les cinq champs principaux de l'action gouvernementale dans ce domaine sont les suivants : la recherche, l'économie, la santé, les armées et l'action publique. Dans chacun de ces ministères, des équipes de 5 à 10 personnes ont été mises en place pour exécuter l'ensemble des actions du Plan IA, mon rôle étant d'animer l'ensemble de cette communauté, de m'assurer que les ministères réalisent bien les actions annoncées, de les aider éventuellement sur certains sujets qui demanderaient un travail préparatoire plus long, de les suivre, et enfin de porter certains sujets « orphelins » d'un point de vue ministériel, notamment en matière d'éthique. Il n'y a pas un ministère de l'éthique en France. C'est un sujet très transverse. C'est également le cas du suivi global de la stratégie.

L'autre point important est que la France a été parmi les premiers pays à élaborer une stratégie. L'Europe demande maintenant à tous les pays de le faire. Par exemple, j'en parlais récemment avec les Estoniens, dont la stratégie est très différente de la nôtre. Assez peu de pays en Europe et dans le monde peuvent avoir une stratégie similaire à celle de la France, notamment en termes de capacités de recherche. Il faut une taille critique, une école informatique ou une école mathématique qui permette de le faire. Les pays plus petits vont être beaucoup plus axés sur les usages de l'intelligence artificielle, dans l'économie ou l'administration. Les pays les plus avancés se situent vraiment dans une compétition sur la partie recherche et l'invention de nouvelles technologies de l'intelligence artificielle.

Penser l'évaluation est un autre point important. Comme l'a dit Cédric Villani, nous assurons un suivi administratif. Au regard des autres fonctions que j'ai pu avoir dans le passé, je constate que dans cet exercice le Parlement a une longue tradition et le Gouvernement a sa propre façon de fonctionner. Il y a plusieurs façons d'imaginer l'évaluation. Regarder si les actions sont lancées, portées et définies constitue un premier niveau d'évaluation. Le deuxième niveau concerne l'impact. L'objectif n'est pas de lancer un appel à projets de recherche sur tel ou tel champ de l'intelligence artificielle, mais de constituer l'un des meilleurs écosystèmes de recherche et de faire venir des talents. Ces indicateurs d'impact reposent en partie sur les actions du Gouvernement, et sur beaucoup d'autres paramètres.

Nous sommes en train d'essayer de les construire. Nous l'avons réalisé pour la recherche, car il est relativement facile de suivre l'activité des chercheurs. Mais la position de la France est plus difficile à évaluer. Par exemple, est-elle cinquième, sixième, septième ou huitième en termes de publications, de conférences, ou d'impacts sur l'intelligence artificielle ? Nous sommes en train de concevoir ces indicateurs, notamment avec l'INRIA. Pour un certain nombre d'entre eux, nous nous appuierons notamment sur le dispositif de suivi de la Commission européenne AI Watch, qui évalue tous les pays. Il nous semble pertinent de ne pas créer un suivi complètement distinct de ceux de l'Union européenne ou de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

Parfois, il faut clarifier les objectifs. Je ne sais pas si vous êtes familiers des mécanismes de décision administrative, mais ceux-ci s'appuient parfois sur des objectifs, que l'on transforme ensuite en actions au travers d'un appel à projets, amenant parfois à cette occasion à repenser les objectifs.

Par exemple, des instituts interdisciplinaires d'intelligence artificielle (3IA) ont été constitués, avec la création de nouvelles chaires, afin que les chercheurs français et internationaux puissent consolider les écosystèmes de l'innovation en intelligence artificielle en France. Le montant de ces chaires est compris entre 250 000 et 1 million d'euros par chercheur. C'est à la fois très bien pour consolider la recherche française, mais ce n'est ni le montant d'une bourse de type European Research Council (ERC), plus conséquente, ni celui des chaires auxquelles peuvent prétendre les très grandes « stars » de l'intelligence artificielle, aux États-Unis ou même au Canada, d'un montant plutôt situé entre 5 et 20 millions d'euros.

Le dernier point porte sur l'effet de mode. Un risque pour l'intelligence artificielle serait de se rendre compte qu'elle ne marche pas et de passer rapidement à une autre technologie. Il y a toujours un moment où l'on voit si une technologie va tenir toutes ses promesses. L'un de mes premiers objectifs lorsque je suis arrivé, voici un peu plus d'un an, était de construire une politique publique robuste d'un point de vue administratif, par rapport aux changements tant de mode que de priorités politiques. Cette stratégie est fortement portée par le Président de la République. Je devais m'assurer que l'ensemble du réseau administratif et ministériel exécuterait toutes les actions, indépendamment des cabinets et de l'agenda politique.

Le budget du Plan IA est de 1,5 milliard d'euros de financement public sur la période 2018-2022. Une petite moitié, environ 700 millions d'euros, est consacrée à la recherche, un gros quart, soit environ 400 millions d'euros, aux armées et à la défense, avec des effets sur l'industrie, et environ 290 millions d'euros à l'économie, notamment aux Grands défis1. Quant au volet transformation publique, incluant la santé, il ne représentait initialement que 10 % des montants, mais la planification du Gouvernement a été dépassée par la réalité des projets dans l'administration. Beaucoup de projets de transformation assez importants sont en cours, ils utilisent l'intelligence artificielle dans certains processus administratifs.

Le budget de l'armée se situe autour de 400 millions d'euros sur la période 2018-2022, 100 millions d'euros par an ayant été annoncés dans la loi de programmation militaire pour la période 2019-2025. Cette enveloppe de 400 millions d'euros se constitue de manière progressive, avec une montée en charge. Il s'agit d'un montant minimal qui porte sur la partie investissement. Par ailleurs, les équipes se renforcent. À ce sujet, la Task Force IA du ministère des Armées a publié sa feuille de route ce mois-ci. Ce rapport très éclairant, d'une trentaine de pages, intitulé « L'intelligence artificielle au service de la Défense » fait suite au rapport de Cédric Villani.

Mon rôle n'est pas de créer une énorme machine administrative à fabriquer du reporting. Certaines administrations prennent des initiatives sur l'intelligence artificielle sans forcément m'en référer, ou même sans que cela s'inscrive directement dans le cadre de la mission Villani, parce que cela apparaît comme un objectif intéressant. Par exemple, je ne suis pas directement les sujets de l'exploitation des données par les douanes. Les montants que j'ai annoncés pourront donc être dépassés au total.

Dans le cadre de cette stratégie annoncée en mars 2018, plusieurs grands volets d'actions ont été mis en oeuvre : sur l'innovation, dès juillet 2018, deux Grands défis « Diagnostic médical » et « Certification des IA » ; en octobre, la plateforme des données de santé Health Data Hub ; en novembre 2018, le programme national de recherche en intelligence artificielle ; en avril dernier la feuille de route des Armées et en septembre le document complet que je viens d'évoquer ; en juillet 2019 le volet économique de la stratégie IA, présenté par Bruno Lemaire et Cédric O. Ces différents volets couvrent une large partie du plan.

D'autres aspects n'ont pas été formalisés à ce stade, pour différentes raisons, soit parce qu'ils ne dépendent pas uniquement de l'action gouvernementale, soit parce qu'ils correspondent à une action très décentralisée. Par exemple, l'ensemble des actions du secteur public en matière d'intelligence artificielle n'ont pas été rassemblées dans un document unique. Il se peut aussi que certains aspects reposent sur un écosystème assez diversifié, allant bien au-delà de l'État. Je pense à la formation initiale et continue, pour laquelle des travaux préparatoires existent à ce stade, mais sans qu'un plan d'actions ait été complètement établi.

Le Gouvernement a fixé trois axes stratégiques correspondant aux quatre priorités annoncées par le Président de la République dans son discours, les deux priorités relatives aux données et à la stratégie du projet étant rassemblées dans le deuxième axe. Il s'agit vraiment de mettre en oeuvre le discours du Président et la stratégie définie par celui-ci.

Le premier axe vise à doter la France de l'un des meilleurs écosystèmes de talents au monde, afin d'attirer les plus grands talents et d'être bien dans la compétition mondiale pour la recherche en intelligence artificielle et les nouvelles technologies de l'intelligence artificielle, comme les réseaux adverses génératifs (en anglais, Generative adversarial networks ou GANs). En mars 2018, nous nous étions focalisés sur l'attractivité des grands laboratoires étrangers, notamment DeepMind, Google et Facebook.

La principale action gouvernementale porte sur la stratégie nationale de recherche coordonnée par l'INRIA, qui a déployé un certain nombre d'actions. Quatre instituts 3IA ont été sélectionnés à Grenoble, Nice, Paris et Toulouse. Ces instituts commencent à se mettre en place. L'Institut 3IA de Toulouse a fait des annonces et l'institut 3IA de Paris PRAIRIE – pour Paris Artificial Intelligence Research Institute – en fera début octobre.

Ces instituts ne représentent pas l'intégralité de la stratégie nationale, puisque nous disposons d'un réseau national de recherche en intelligence artificielle qui associe d'autres projets, comme le SCAI (Sorbonne Center for Artificial Intelligence) ou les centres d'intelligence artificielle de Saclay et de Nancy. Ceux-ci ne sont pas des instituts 3IA mais ont décidé de constituer des capacités en intelligence artificielle sur des financements propres, parce qu'ils disposent d'un écosystème adapté. De fait, une partie de la politique de recherche en intelligence artificielle repose sur la programmation de l'Agence nationale de la recherche (ANR).

De plus, nous avons lancé un programme d'attractivité et de soutien aux talents, avec des chaires internationales et des PhD en intelligence artificielle. L'objectif est de doubler, de 250 à 500, le nombre annuel de PhD en France.

Les moyens de calcul ont également été renforcés. D'un point de vue stratégique, nous achetons un supercalculateur à l'Institut du développement et des ressources en informatique scientifique (IDRIS) du CNRS : la machine « Jean Zay ». La phase de test étant achevée, cette machine va pouvoir être mise en service. Par ailleurs, la France participe à un projet d'infrastructures soumis au régime européen des IPCEI (Important Projects of Common European Interest), de façon à acheter dans quelques années un supercalculateur européen de génération suivante, dite exaflopique.

Enfin, nous avons développé la recherche partenariale. Actuellement, l'ANR (Agence nationale de la recherche) a lancé un appel à projets sur les laboratoires communs.

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