Intervention de Thomas Gassilloud

Séance en hémicycle du jeudi 4 mars 2021 à 9h00
Politiques de la france au sahel

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaThomas Gassilloud :

Nous sommes réunis ce jour pour débattre de la stratégie de la France au Sahel. Cette zone du monde est aujourd'hui confrontée à d'immenses défis, dont souffrent avant tout les populations civiles : en 2020, 2 400 victimes civiles et 2 millions de déplacés ont été recensés.

Depuis huit ans, la France s'engage activement et avec courage dans cette zone, en menant un combat difficile, dont nous pouvons être fiers.

Après le bon débat mené par nos collègues sénateurs et en complément des travaux menés dans nos commissions, il nous semble légitime, utile et nécessaire de débattre en cet hémicycle de la stratégie de la France au Sahel. Par souci d'efficacité, nous avons souhaité attendre les conclusions du sommet de N'Djamena pour mener cet exercice démocratique.

Ce débat est d'abord celui que nous devons aux hommes et aux femmes de nos armées. Il doit se tenir, car les enjeux sont immenses, tout comme les coûts consentis par la nation : le coût humain, avec le prix du sang payé par nos armées ; le coût financier, avec un investissement pour la nation, de l'ordre de 1 milliard d'euros chaque année. Dès lors, notre mission de contrôle et d'évaluation des politiques publiques impose ce débat qui, tenu ici même, permettra à chacun de dépasser les champs de compétences spécifiques des commissions pour tendre vers une approche globale de la situation.

Par ailleurs, si la force de notre Constitution réside dans la très grande autonomie conférée au chef de l'État concernant l'usage de la force armée, ce qui est un atout stratégique indéniable pour notre pays, nous considérons que cela ne fait que renforcer l'exigence d'un Parlement très impliqué dans le suivi des opérations.

Enfin, nos concitoyens nous interrogent sur le sens de notre stratégie au Sahel. En tant que représentants du peuple, il est de notre devoir de leur apporter des réponses et nous vous remercions, madame la ministre des armées, monsieur le ministre de l'Europe et des affaires étrangères, pour votre participation à ce débat.

Permettez-moi de commencer par un bref rappel de la situation. En janvier 2012, une nouvelle rébellion éclate au nord du Mali et, pour la première fois, les nomades s'allient au mouvement salafiste Ansar Dine et à d'autres mouvements islamistes.

Un an après, la menace se rapprochant du sud de la capitale, les autorités maliennes appellent la France à l'aide. Le président François Hollande accepte d'intervenir et nos armées déploient, en un temps record, une opération aussi audacieuse que foudroyante : l'opération Serval.

Deux ans après, en juin 2015, les accords d'Alger, signés entre l'État malien et les groupes armés, fixent une feuille de route politique pour le Mali prévoyant des actions de régionalisation, d'intégration, de désarmement et de réconciliation. L'année 2015, marquée par l'appui de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali – MINUSMA – et la signature des accords, aurait pu offrir une première porte de sortie, que nous avons peut-être manquée. Monsieur le ministre, votre avis m'intéresserait, maintenant que nous disposons de recul.

À la place, la France fait le choix d'étendre son dispositif à l'ensemble du Sahel avec l'opération Barkhane, et mise sur la montée en puissance du G5 Sahel. Dans le même temps, une profusion d'initiatives voient le jour pour renforcer les structures étatiques locales dans les domaines du développement de la sécurité : l'Alliance Sahel, le partenariat pour la sécurité et la stabilité au Sahel – P3S – , sans oublier les missions de politique de sécurité et de défense commune – PSDC – de l'Union européenne, la mission de formation de l'Union européenne au Mali – EUTM – et la mission civile de l'Union européenne en soutien aux forces de sécurité intérieure maliennes – EUCAP – Sahel Mali. Cette profusion nuit peut-être à la lisibilité et à la cohérence de l'action menée.

Par ailleurs, les réformes structurelles vont se heurter à la faiblesse des appareils étatiques locaux et, parfois, aux volontés politiques locales tout aussi fragiles. Parallèlement à l'érosion du suivi de l'accord de paix et de réconciliation, nous assistons à une extension du conflit vers le centre, qui prend une allure plus insurrectionnelle et dont les motivations sont beaucoup plus diverses.

En 2017, une nouvelle impulsion est donnée par le Président de la République, Emmanuel Macron, mettant l'accent sur le développement dans le cadre de l'approche « 3D » – défense, diplomatie et développement.

Pourtant, à la fin de l'année 2019, la situation n'est pas bonne : défaites successives des forces armées locales ; propagation du discours anti-français, notamment par des responsables politiques locaux qui trouvent le coupable idéal pour dissimuler leurs propres manquements ; puis, le 25 novembre, tragique accident d'hélicoptère, qui coûte la vie à treize de nos valeureux soldats.

Nous devions reprendre l'initiative. Tel fut le cas, au début de l'année 2020, sous l'impulsion courageuse du Président de la République lors du sommet de Pau : la demande d'aide à la France a ainsi été réaffirmée par les chefs d'États sahéliens ; une cible prioritaire, l'État islamique au Grand Sahara – EIGS – et une zone d'action, la zone des trois frontières, ont été arrêtées. Los de ce sommet, une stratégie globale et mieux coordonnée a également été définie, fédérant toutes les initiatives sous un même chapeau, la coalition pour le Sahel.

Sur le plan militaire, le renfort de 600 militaires a permis d'augmenter sensiblement la force de frappe de Barkhane et de réduire fortement les capacités d'un ennemi qui, à la fin de l'année 2019, s'enhardissait de ses victoires. Sans cet effort militaire, les élections auraient sans doute été beaucoup plus compliquées, voire impossibles, à organiser au Niger et au Burkina Faso.

Depuis le sommet de Pau, des coups sérieux ont été portés aux groupes armés terroristes. En parallèle, les armées sahéliennes se sont renforcées, ont repris confiance et se sont davantage structurées autour de la force conjointe du G5 Sahel, redynamisée sous l'impulsion de son commandant, le général Namata Gazama. Si des efforts ont été accomplis, le bilan en matière de gouvernance et de développement reste trop léger, malgré un consensus international très large, tout particulièrement au niveau européen.

À l'été 2020, la dégradation du climat politique à Bamako a conduit aux manifestations de la population, au renversement du pouvoir en place par des militaires et à l'installation de nouvelles autorités politiques de transition. Elles se sont engagées à suivre la feuille de route démocratique de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest – CEDEAO – , en vue de tenir des élections libres au printemps 2022.

Par ailleurs, nos alliés européens, déjà présents à nos côtés depuis le début de l'opération Barkhane, ont franchi un palier dans leur engagement, en déployant la task force Takuba. Madame la ministre, nous saluons vos efforts soutenus en ce sens.

La prise de conscience est là. La trajectoire d'européanisation est positive, mais il nous faut l'appréhender avec réalisme : les renforts européens, précieux mais fragiles, auront besoin d'être encore durablement accompagnés pour produire des effets déterminants.

Si depuis le sommet de Pau, les résultats sont réels, la situation sécuritaire au niveau régional demeure préoccupante. Il y a quinze jours, lors du sommet de N'Djamena, des avancées importantes, que nous saluons, ont été actées : déploiement d'un bataillon tchadien de plus de 1 000 hommes au sein de la force conjointe du G5 Sahel, qui va dans le sens de la sahélisation des opérations ; alignement des volontés politiques en vue de la neutralisation des chefs djihadistes, en particulier Iyad Ag Ghali et Amadou Koufa ; surtout, appel au sursaut de la composante civile pour un retour de l'État et des services publics dans le cadre d'une stratégie interministérielle, pilotée par les chefs d'État eux-mêmes. Ainsi, le « rester autrement », que nous avions proposé dès le mois décembre dernier, est esquissé. En effet, la marge de manoeuvre stratégique que nous avons durement gagnée doit être maintenant habilement utilisée.

C'est pourquoi nous proposons d'ouvrir un troisième acte, qui doit être avant tout celui de l'appropriation par les sahéliens, appuyé par une Europe plus unie. Nous imaginons la stratégie du « rester autrement » comme reposant sur la responsabilité, la souplesse et la discrétion.

Responsabilité d'abord, car la réconciliation nationale, le développement et les réformes de gouvernance sont les conditions sine qua non d'une résolution de crise durable, lesquelles sont toutes dans les mains des sahéliens eux-mêmes. Aujourd'hui, les conditions sociales et économiques, la dégradation voire l'absence de rapport à l'État fournissent à l'ennemi un réservoir illimité de recrues. Le recours à la force est utile, mais il ne fait que donner du temps à l'application de solutions politiques. La paix ne sera effectivement gagnée que lorsque le modèle de société proposé par les États locaux sera plus attrayant que celui des djihadistes. Toutefois, pour éviter toute ingérence, nous ne pouvons qu'offrir aux autorités sahéliennes un cadre contractuel clair et exigeant, lequel conditionnerait, par exemple, notre aide sécuritaire et financière à des avancées en matière de gouvernance.

Souplesse ensuite, car la présence militaire française et européenne au Sahel doit évoluer pour durer. Tout l'enjeu consiste désormais à calibrer nos forces au juste niveau, nécessaire pour prévenir la réédition d'une attaque similaire à celle de 2013, traiter les cibles à haute valeur ajoutée et empêcher la constitution de zones refuges de djihadistes. Il est désormais temps de tendre vers un dispositif militaire comprenant peut-être moins de grandes bases mais, à terme, s'articulant autour de forces qui agiraient en soutien des forces sahéliennes. Pour faire simple : moins de Barkhane, plus de Sabre et de Takuba.

Discrétion enfin, car c'est l'une des grandes lois de l'histoire : dans le regard d'un peuple, toute force étrangère libératrice devient, après quelques années, une force d'occupation. C'est d'autant plus vrai à l'heure des réseaux sociaux et de la désinformation organisée. À nous de trouver un juste positionnement qui nous permette de défendre nos intérêts et d'assumer nos responsabilités en mettant au premier plan nos alliés africains. C'est ainsi que nous atteindrons nos objectifs au plus vite.

Ainsi, madame la ministre, pouvez-vous nous éclairer sur les pays européens qui se sont engagés à intégrer Takuba, aujourd'hui ou à l'avenir ? Où en est le déploiement de la force de l'Union africaine ?

Monsieur le ministre, la question du Nord Mali reste, en partie, dans les mains de l'Algérie. Comment jugez-vous l'implication de ce pays ? Comment le « sursaut civil », annoncé au sommet de N'Djamena, se matérialisera-t-il ?

Enfin, pouvez-vous tous deux, chacun à votre niveau, nous faire part de votre feuille de route créant, dans les prochaines semaines, la coalition pour le Sahel à Bruxelles ?

Telle est la vision de la stratégie au Sahel que le groupe Agir ensemble souhaite défendre. Seuls les Sahéliens ont la solution, mais les Sahéliens seuls n'y arriveront pas. Notre honneur et notre devoir commandent d'être à leurs côtés, en faisant preuve d'une franchise réciproque. Il est temps maintenant de gagner la paix. Cette victoire nécessite un travail de lucidité politique, et il est du devoir du Parlement d'y contribuer.

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