Intervention de Philippe Baptiste

Réunion du jeudi 3 novembre 2022 à 9h30
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Philippe Baptiste, président du Centre national d'études spatiales (CNES) :

Je vais revenir très rapidement sur le vol habité. Je pense que cela ne va pas de soi mais que c'est une question légitime. Pendant les deux dernières décennies, la question ne se posait pas compte tenu des budgets dont nous étions en train de parler. Donc il n'y a pas eu de débat. La seule chose que je dis, et je pense que c'est vraiment la responsabilité de l'agence, est qu'aujourd'hui la situation a changé. Faire une station spatiale européenne est à portée de main, est techniquement faisable. Voulons-nous le faire ou pas ? Ne demandez pas à une agence spatiale son opinion, parce que, forcément, nous allons vous dire que nous voulons y aller. En prenant un pas de recul, c'est vraiment une question politique, que nous pouvons éclairer. Des arguments peuvent d'abord être scientifiques.

Quand on parle de vol habité, il s'agit évidemment d'aller sur la Lune, vers Mars. Peut-être un tout petit peu plus modestement, il y a aussi l'orbite basse. Je rappelle juste que la Station spatiale internationale arrivera en fin de vie dans dix ans. Cela veut dire que si nous voulons faire voler des astronautes européens, faire des manipulations scientifiques européennes, demain, il faudra faire un chèque à des entreprises privées américaines pour pouvoir faire travailler nos astronautes. Le vol habité, c'est donc pour la science, pour la technologie, pour la R&D. C'est aussi une question de business. En effet, un business se construit autour de cela. Ce sont également des questions de géopolitique, de volonté de puissance des différents continents. Voulons-nous aller dans cette direction ou pas ? Ce n'est pas à nous, agence spatiale ou industriels, de le décider. C'est à la représentation nationale, à l'exécutif, à l'ensemble des Européens de travailler sur le sujet.

Je crois qu'il y a aussi un devoir d'exemplarité. Quand on regarde le rôle de Thomas Pesquet aujourd'hui, je pense que c'est un vecteur (qu'ont peut-être été Claudie Haigneré et quelques autres grands astronautes) d'attraction pour tous les jeunes vers la science et la technologie. Il porte un discours extrêmement écouté sur la fragilité de la Terre, sur le fait qu'il faut la préserver. Il faut regarder les choses de manière holistique. Sur cette question, nous avons un biais. Ce serait mentir que dire le contraire. Mais c'est aux politiques de se saisir du sujet. Je crois que c'est cela, l'enjeu. C'est pour cette raison que, dans le groupe de haut niveau qui a été mentionné, nous avons nous-mêmes plaidé pour qu'il n'inclue pas d'agences. C'est l'ESA qui l'abrite, mais ce groupe de haut niveau ne compte que des scientifiques qui ne sont pas du domaine du spatial, mais aussi un philosophe, un artiste, des économistes et d'anciens ministres. L'idée est de « décaler » un peu le sujet et de ne pas laisser la parole aux techniciens, qui forcément plaideront pour plus de technique – que nous le voulions ou non, c'est notre ADN.

Je voudrais réagir sur les relations entre France, Allemagne et Italie. Pour ces trois grands pays du spatial, la période actuelle n'est pas facile. Beaucoup de tensions – il suffit de lire la presse, je ne trahis aucun secret – sont focalisées autour de la question des lanceurs. Le spatial, ce sont les lanceurs, c'est une station spatiale. Mais on ne l'a peut-être pas assez dit, le spatial, c'est principalement de la science, de l'observation de la Terre, des sciences de l'Univers, des télécoms pour la compréhension du monde et de l'univers dans lequel nous vivons, la compréhension du climat, et pour la vie quotidienne de nos concitoyens – les télécoms permettent de communiquer et Galileo permet de se positionner. Ce sont donc aussi des services qui sont apportés aux citoyens. Le spatial, c'est ceci avant tout.

Pourquoi la tension entre les trois grands pays du spatial européen se focalise-t-elle aujourd'hui sur la question des lanceurs ? La réponse est simple. Quand tout va bien, tout va bien. Quand on est un peu en difficulté parce qu'on est en retard sur Ariane 6, cela réveille probablement un certain nombre de passions coupables. Cela crée donc un peu de tensions autour de la question des lanceurs. J'ai confiance dans le fait que nous allons réussir à faire un premier lancement d'ici la fin de l'année 2023. Mais Ariane 6 est un peu en retard. Cela met l'Europe en situation de fragilité car elle n'a pas assez de lanceurs disponibles aujourd'hui. Elle est obligée de recourir à des lanceurs tiers, possiblement SpaceX, mais peut être nos amis japonais ou nos amis indiens, qui ont aussi de petites disponibilités.

Il est absolument essentiel de réussir l'Europe des lanceurs. Nous avons besoin d'un lanceur indépendant. Relisons l'histoire. Pourquoi avons-nous construit une filière de lanceurs ? Parce que, quand nous avons voulu lancer un satellite de télécom, il y a plusieurs décennies de cela, nos amis et partenaires américains ont refusé, au motif que cela ne leur convenait pas. C'est pour cela que nous avons voulu développer un accès autonome à l'espace. Il est essentiel de continuer. Aujourd'hui la tension entre la France, l'Allemagne et l'Italie se concentre sur les lanceurs, notamment les petits lanceurs. De nombreux projets de petits lanceurs sont très soutenus par leurs gouvernements. C'est le cas en Allemagne, mais aussi dans d'autres pays. Petit lanceur deviendra grand. Il s'agit de savoir comment se construira l'avenir d'Ariane 6 et c'est ce qui explique les tensions industrielles et les tensions techniques. Je dis les choses de manière transparente.

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