Intervention de Jean-Louis Borloo

Réunion du jeudi 26 janvier 2023 à 17h00
Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la france

Jean-Louis Borloo, ancien Ministre d'État, ministre de l'écologie, de l'énergie, du développement durable et de la mer, en charge des technologies vertes et des négociations sur le climat :

Entre 2007 et 2010, la France est dotée d'un parc électronucléaire hérité des décisions de 1969, robuste, duplicable industriellement, et qui garantit une énergie d'origine nucléaire peu chère. Sa production s'élève à environ 410 TWh. Elle est soutenue par une hydroélectricité puissante – qui fournit 60 à 70 TWh –, l'énergie issue du sol et le gaz – produisant chacun 50 à 60 TWh – et un restant de biomasse. À cette époque, la réputation d'EDF est mondiale, ce qui lui permet de signer des contrats d'exploitation en Afrique du Sud ou encore en Chine.

Le dispositif français avait prévu la construction des deux premiers réacteurs pressurisés européens (EPR). La loi d'orientation sur l'énergie du 13 juillet 2005 a fourni le cadre législatif de la construction de l'EPR de Flamanville, qui avait été proposée par EDF dès 2004. Les travaux ont démarré en plein Grenelle de l'environnement, pour une mise en service prévue en 2012 et un prix annoncé à 3,5 milliards d'euros.

Il faut toutefois bien noter que le Grenelle de l'environnement réunissait cinq collèges, dont celui des ONG. Greenpeace en était un partenaire puissant ; et si l'annulation du projet d'extraction minière « Montagne d'or » en Guyane était bien une condition de participation au Grenelle des ONG, celle de la stratégie nucléaire ne l'était pas. Le décret d'autorisation de Penly a d'ailleurs été signé pendant le Grenelle, qui n'a pas donné lieu à une caricature des positions de la part des différents acteurs.

Toutefois, différentes contreparties stimulantes en ont découlé : la première était de lancer un grand plan d'énergies renouvelables. Les moyens de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) ont été considérablement renforcés, à hauteur de 1 milliard d'euros supplémentaires.

Le plan bâtiment, qui accusait un retard important, principalement vis-à-vis de la Suisse et de l'Allemagne, était tout aussi ambitieux. Il incluait le programme de rénovation thermique, notamment piloté par le monde HLM, les diagnostics énergétiques, les écoprêts à taux zéro pour les particuliers, ou encore le label écoartisan. Ce mouvement général souffrait toutefois de plusieurs difficultés. Soulignons d'abord la complexité des contrats de performance énergétique. Ils sont indispensables pour garantir un traitement global, et utiliser l'économie pour financer l'investissement. Cependant, à l'époque, ils ne concernaient pas les bâtiments publics ; mais il me semble que l'Assemblée nationale y remédie actuellement.

Enfin, un plan puissant visait les transports. Dans le cadre du plan « site propre », le Grenelle se proposait de financer 20 à 30 % des investissements des collectivités. Le canal Seine-Nord, lancé à cette période, avait pour objectif de détourner 500 000 camions des autoroutes. Le bonus-malus écologique sur les automobiles a eu un effet considérable sur les émissions de CO2 des voitures neuves. Le Grenelle a aussi prévu le lancement de trois lignes TGV afin de libérer des sillons pour le fret. Le travail de reconfiguration de la gouvernance des ports visait à créer un hinterland ferroviaire, car 88 % du tonnage de nos ports sont pris en charge par des camions. Citons enfin la création des autoroutes maritimes et ferroviaires, avec l'inauguration de la première ligne Perpignan-Luxembourg.

Pour autant, nous avions également prévu une inscription sur les recherches dans les hydroliennes et les petits réacteurs modulaires (SMR). Le grand emprunt prévoyait un investissement de 600 millions dans les SMR, et une somme similaire pour le projet de réacteur rapide refroidi au sodium à visée industrielle (Astrid). Nous soutenions également le site d'enrichissement d'uranium de Georges Besse II.

Le dispositif français était robuste et protégeait à la fois les consommateurs et la compétitivité française. La France figurait parmi les pays les plus décarbonés des pays français. Les projets d'EPR, Astrid, George Besse II, les SMR, et les énergies renouvelables promettaient de nous doter de nouvelles capacités. L'avenir nucléaire ne dépendait pas uniquement de l'EPR – qui, s'il suscitait quelques inquiétudes relatives à sa taille, son acceptabilité ou son prix, ne faisait pas alors l'objet d'une remise en cause véritable.

Plusieurs sujets appelaient toutefois notre vigilance en matière d'indépendance. Tout d'abord, le gaz en provenance de Russie, qui transitait par l'Ukraine, avait fait l'objet de contentieux. En janvier 2009, ce gazoduc avait quasiment cessé d'être utilisé. Cette tension, qui, si elle a duré peu de temps, survenait pour la quatrième fois en cinq ans, a entraîné le soutien au troisième port méthanier français, à Dunkerque.

Par ailleurs, notre préoccupation pour l'approvisionnement en métaux stratégiques ou rares avait conduit à la création du comité pour les métaux stratégiques, qui regroupait le ministère, le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), et grands industriels et opérateurs afin de réaliser une cartographie et une évaluation des besoins internes.

Enfin, nous nous inquiétions de la pression des fournisseurs alternatifs à EDF qui remettaient en cause son monopole. En outre, les prix régulés dont nous bénéficions n'avaient été acceptés que comme une mesure transitoire et provisoire, et devaient arriver à échéance en 2010. S'ajoutait à cela un besoin de capacités supplémentaires, notamment pour les pointes, rendant nécessaire la mise à contribution des nouveaux entrants. La France, par ailleurs, soutenait depuis vingt ans la libéralisation du marché européen de l'énergie. Dans cette logique, nous étions soumis à deux instructions. La première était une procédure d'infraction au titre de la directive de 2003, soutenue par le Conseil constitutionnel qui, dans une décision de 2006, avait estimé que la France ne se conformait pas au droit européen. La seconde était une infraction pour aide d'État, qui impliquait le remboursement par le bénéficiaire pour toute la durée de l'aide. Cette situation avait provoqué des désaccords profonds au sein du Gouvernement. Le ministère de l'économie refusait de faire prendre un risque si élevé à nos industries.

Nous nous devions de conjuguer des intérêts parfois divergents, à savoir la volonté de protéger le consommateur français bénéficiant de la « rente nucléaire » tout en favorisant l'arrivée de nouveaux entrants et d'investissements marginaux complémentaires de capacités.

La commission Champsaur, composée de parlementaires de tous bords, d'ingénieurs, d'experts et de techniciens, a écarté les deux pistes que représentaient le démantèlement d'EDF et la taxation sur le parc historique au profit des alternatifs. Elle a préféré proposer l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh) avec un volume plafonné à 100 TWh par an, ce qui représentait environ 20 %, de la production d'alors. Ce dispositif permettait de maintenir l'avantage pour le consommateur sur les prix. Le tarif devait être piloté en permanence, ou du moins annuellement, en intégrant plusieurs notions dans son évaluation : le financement du parc historique, le démantèlement, la maintenance, les améliorations de sécurité et le grand carénage. En contrepartie, il devait être vérifié annuellement que les nouveaux entrants investissaient dans les capacités de production.

La commission Champsaur avait suggéré un prix à 32 ou 34 euros le mégawattheure. La Commission de régulation de l'énergie (CRE) proposait un tarif à 36 ou 38 euros. À la suite du débat parlementaire, ce prix a été fixé à 40 euros, augmenté à 42 euros après l'incident de Fukushima.

Le tarif régulé est un objet hybride, qui a montré à la fois des qualités et des défauts. Provisoire, il arrivera à échéance en 2025 – cependant, il peut être modifié avant cette date.

Pendant quelques années, l'Arenh n'a pas réellement suscité de débats, car les fournisseurs alternatifs y avaient peu recours en raison des prix de l'électricité. Toutefois, les pointes du marché de gros ont rendu la situation malsaine. De surcroît, l'Arenh n'a pas permis d'augmenter les capacités des autres intervenants. Il est en tout cas certain que ce dispositif ne peut être conservé s'il n'est pas correctement piloté.

J'ajoute qu'à l'époque, l'autorité de sûreté nucléaire (ASN) était une instance qui, considérée comme un modèle, a guidé de nombreuses autres autorités de sûreté européennes. Par ailleurs, la séparation entre EDF, Enedis et RTE s'est opérée dans de bonnes conditions fonctionnelles.

Se sont ensuite succédé l'incident de Fukushima, l'arrêt de Penly et d'Astrid et la loi qui a réduit symboliquement la production du parc nucléaire. J'ai observé un faible soutien au développement du SMR. L'opinion s'est retournée, et la filière nucléaire n'a pas été choyée. Fukushima, en particulier, a représenté un véritable traumatisme.

Enfin, je souhaitais revenir sur l'entretien et le grand carénage. À l'époque déjà, le président d'EDF Henri Proglio répétait que la stratégie d'allongement de la durée de vie des centrales était inévitable. Considérant le vieillissement du parc, les travaux d'anticipation et de réparation allaient gagner en ampleur, et il deviendrait nécessaire de procéder au grand carénage – évalué alors à 30 milliards, et désormais estimé à 50 à 60 milliards.

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