Intervention de Paul Charon

Réunion du jeudi 19 janvier 2023 à 16h00
Commission d'enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères-États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées-visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des

Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et menaces hybrides » de l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM) :

Mon propos portera essentiellement sur la Chine, dont je suis spécialiste.

Les concepts d'ingérence et d'influence ont besoin d'être distingués, mais ce n'est pas aisé en raison de l'absence de définition académique bien établie. Alors que l'influence est tolérable et le plus souvent tolérée, tel n'est pas le cas de l'ingérence. La distinction du tolérable et de l'intolérable relève en réalité des États, dont les arbitrages diffèrent grandement en la matière.

L'un des critères, certes insuffisant, qu'il est néanmoins possible d'utiliser concerne la réciprocité : confronté à une opération d'influence ou d'ingérence de la part d'un État, il est possible de se demander si celui-ci accepterait que le même type d'action soit pratiqué sur son territoire. Il convient cependant d'apporter une réserve : bien évidemment, on ne peut comparer la France avec la République populaire de Chine, qui n'est pas une démocratie, ni un État de droit. Un autre critère a été évoqué par l'ancien Premier ministre australien Malcolm Turnbull, qui faisait référence aux trois « C » – Covert, Coercive, Corrupt –, soit des activités à la fois secrètes, coercitives et corruptrices.

Ensuite, quand on parle de la Chine, il faut d'abord et surtout penser au Parti communiste chinois (PCC), qu'il faut distinguer d'une population qui est souvent la première victime de ses agissements.

En matière d'influence, nous évoluons dans une profonde asymétrie de connaissance face à la Chine : ils nous connaissent bien mieux que nous ne les connaissons. De fait, l'un des concepts centraux du dynamisme de la pensée stratégique chinoise repose sur le pouvoir discursif, lequel a été emprunté à Michel Foucault. Dans une libraire chinoise, il est ainsi loisible de trouver nombre d'ouvrages de penseurs occidentaux traduits, discutés, commentés et parfois instrumentalisés. L'inverse n'existe pas : dans la plupart des pays occidentaux, on connaît surtout Sun Tzu, alors que celui-ci est très peu influent sur la pensée stratégique chinoise. En revanche, les vrais auteurs influents ne sont pas assez connus. Ainsi, l'ouvrage le plus décisif en termes de stratégie est la Science de la stratégie militaire, oeuvre collective et officielle qui date d'une vingtaine d'années mais n'a été traduite dans une langue occidentale – l'anglais en l'occurrence – que l'année dernière. Il nous faut donc combler le plus rapidement possible cette asymétrie, notamment en augmentant le nombre de chercheurs travaillant sur ces questions.

À présent, je tiens à évoquer les formes de cette influence et de cette ingérence chinoises. En matière d'influence, le premier objectif tend à empêcher tout discours négatif sur le PCC ou la Chine elle-même quand le deuxième vise à l'inverse à produire un discours positif sur le PCC et la Chine. Ils se traduisent ensuite par un certain nombre d'opérations de séduction ou de subjugation, qui relèvent plutôt de l'influence, en s'appuyant par exemple sur la langue et la médecine traditionnelle chinoises, les instituts Confucius, etc. La Chine est ainsi dépeinte comme une grande puissance mais bienveillante, qui propose des relations « gagnant-gagnant ».

La Chine développe également des opérations d'infiltration ou de coercition par lesquelles elle cherche à obtenir satisfaction par la contrainte ou en infiltrant les sociétés cibles. Il peut s'agir notamment de mesures de rétorsion économique contre les acteurs qui émettent des critiques ou refusent d'obtempérer aux demandes de Pékin.

De plus, il est possible d'identifier un certain nombre de vecteurs et de champs dans lesquels se déploient les opérations d'influence. Il s'agit en premier lieu des diasporas – 40 à 60 millions dans le monde –, qui sont d'abord considérées comme une menace par le PCC. À ce titre, la diaspora chinoise de France est la plus importante d'Europe ; elle regroupe 600 000 personnes. Ces diasporas sont perçues comme une menace parce qu'elles maîtrisent la langue et les codes culturels chinois, ne cessent de faire des allers et retours entre le pays d'accueil et la Chine, et sont donc susceptibles d'y importer les valeurs libérales. En conséquence, la diaspora est d'abord une cible des opérations d'influence ̶ dites opérations de front uni – pour la rallier aux objectifs du Parti.

La diaspora fait aussi parfois l'objet d'opérations extrêmement dures, à l'instar de celles menées contre Vicky Xu, une Australienne d'origine chinoise qui a publié un rapport sur les activités chinoise au Xinjiang et les cas d'internement des Ouïghours. Elle a subi une opération de dénigrement et de trolling sur les réseaux sociaux et a été accusée d'être une traître à la nation Han.

Cependant, la diaspora est également un vecteur de l'influence de la Chine, pour diffuser un récit positif dans la société d'accueil ou recruter d'autres intermédiaires qui diffuseront à leur tour ce discours positif, qu'il s'agisse de think tanks, de chercheurs, de journalistes ou d'hommes politiques. Le dispositif est très bien structuré, à travers des bureaux chargés des affaires avec la communauté outre-mer mais également des associations locales servant de relais.

Au-delà, les médias sont concernés selon différents objectifs. Cela concerne d'abord la mise en place de médias de rang international comme CGTN ou Xinhua qui peuvent rivaliser avec Al Jazeera ou CNN tout en adoptant les méthodes des médias russes tels que Russia Today (RT). Il s'agit également de prendre le contrôle des médias sinophones à travers le monde, ce qui est aujourd'hui le cas pour 95 % d'entre eux. En France, les médias privés en langue chinoise sont tous sous le contrôle du Parti, à l'instar de Nouvelles d'Europe, principal quotidien de langue chinoise dans notre pays.

Cette politique de contrôle peut également prendre la forme d'articles placés dans les médias locaux. Par exemple, le China Watch, supplément de huit pages rédigé par le China Daily, était proposé à des médias de premier rang contre rémunération. Même si ces articles sont souvent grossièrement rédigés, ils présentent l'avantage pour la Chine de créer une dépendance financière pour ceux qui les diffusent et de les conduire éventuellement à pratiquer une forme d'autocensure. Enfin, il peut s'agir d'articles directement placés dans des médias. Jeune Afrique avait ainsi publié un article rédigé par Le Quotidien du Peuple ; un chercheur français ayant dévoilé la chose sur les réseaux sociaux, le journal coupa les liens avec les médias chinois. Cela montre que lorsqu'existe un risque réputationnel, on a intérêt à rendre publiques ces pratiques.

Le répertoire d'actions de la Chine passe ensuite par l'éducation, au sein des universités, à travers des dispositifs de contrôle des étudiants chinois présents en France. Ces étudiants sont contrôlés parce qu'ils peuvent représenter une menace mais ils sont aussi parfois mobilisés par le gouvernement lors de manifestations, comme cela a été le cas en 2017 après le décès de Liu Shaoyao, un ressortissant chinois tué par la police lors d'une intervention à son domicile à Paris : plusieurs étudiants chinois m'ont dit qu'ils avaient été plus ou moins forcés d'aller manifester.

Ce répertoire concerne en outre les think tanks qui peuvent être créés par la Chine, comme cela a été le cas à Budapest, pour pénétrer le débat local mais aussi faciliter la mise en place de projets liés aux routes de la soie. Une autre possibilité consiste à tisser un réseau de coopération avec des think tanks locaux, pour « blanchir » les idées chinoises. Cette action peut également porter sur des maisons d'édition contrôlées ou créées en coopération avec des acteurs chinois. Les éditions La Route de la soie sont ainsi liées au département de la propagande chinois.

Un dernier champ concerne les opérations de manipulation de l'information, afin de diffuser une image positive de la Chine, par exemple en amplifiant de manière artificielle le nombre de followers d'un média chinois ; mais également en pratiquant le discrédit à l'encontre de personnes jugées critiques à l'encontre de Pékin.

À l'instar des Russes, les Chinois peuvent utiliser la désinformation pour souffler sur les braises, en identifiant des sujets susceptibles de créer du dissensus et des tensions sociales et en faisant en sorte que ce sujet prenne de l'ampleur. Il s'agit là de l'héritage des « mesures actives » pratiquées par le KGB.

Notre rapport a pour sous-titre « Un moment machiavélien » en référence au Prince de Machiavel, dans lequel celui-ci explique qu'il est plus sûr d'être craint que d'être aimé. À présent, pour la Chine, la séduction ne suffit plus ; la coercition est perçue comme plus efficace. Ce moment est finalement l'illustration d'une russianisation ou soviétisation des opérations d'influence chinoises, qui s'inspirent des modi operandi de l'Union soviétique. L'opération de désinformation autour de la covid-19 est emblématique. La Chine a ainsi accusé les États-Unis d'avoir fabriqué le SARS-CoV-2 dans le laboratoire militaire de Fort Detrick – manipulation elle-même copiée sur celle lancée par le KGB en 1983 afin de laisser accroire que le sida était une création américaine, à Fort Detrick déjà, pour décimer les populations afro-américaines et gay.

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