Intervention de Bernard Émié

Réunion du mercredi 15 février 2023 à 15h30
Commission d'enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères-États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées-visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des

Bernard Émié, directeur général de la sécurité extérieure :

Les Chinois mènent une politique d'influence, avec une triple diplomatie. C'est d'abord une diplomatie du don, qui est en réalité une diplomatie du prêt. La Chine a offert des infrastructures à certains pays africains, puis en a vendu. Derrière les dons, il y a donc des prêts, puis des pressions sur les débiteurs qui n'arrivent pas à rembourser : s'ils ne peuvent pas payer, ils peuvent peut-être voter contre une résolution relative aux Ouïgours aux Nations unies...

La Chine pratique également une diplomatie du masque et du vaccin, qui s'est ensuite traduite par une volonté de pousser des intérêts stratégiques pouvant aller jusqu'à l'installation de bases militaires. C'est ce qui s'est passé progressivement à Djibouti. Il s'agit là d'une politique de construction de l'influence par des moyens financiers, techniques et scientifiques sur fond de discours de décolonisation et d'opposition au capitalisme et aux méchants Occidentaux. Cette politique menée par les Chinois n'a cependant pas été vraiment agressive envers nous, au sens où elle n'a pas visé la déstabilisation ni employé des moyens tels que ceux qu'utilisent les Russes. Nous sommes toutefois très vigilants.

Tout comme l'influence de la Chine, celle de la Turquie a explosé. Ce pays, qui avait cinq ambassades en Afrique lorsque j'y suis arrivé en tant qu'ambassadeur en 2007, en a désormais quarante. Un État a le droit d'avoir une diplomatie, d'y consacrer des moyens et d'investir. Certains États ont donc pris des positions tandis que nos gouvernements, de droite et de gauche, ont suivi une autre politique durant des années. Nos choix politiques ont simplement fait que les moyens que nous consacrions à notre présence étaient moins importants.

Quant à la Russie, sa diplomatie et ses intérêts bénéficient d'un socle idéologique commun, constitué à la faveur des luttes de libération, reposant sur la solidarité et d'autres valeurs partagées. De fait, certains de mes homologues de différents services des pays du Sud ont pu être marxistes dans leur jeunesse, formés dans diverses universités avant de suivre des parcours différents. En Afrique, cette influence idéologique est forte. Les Russes ont soutenu les indépendances, fourni des armes ensuite et permis aux systèmes de survivre. Cela crée des solidarités. Qu'on la conteste ou qu'on soit en compétition avec elle, c'est la diplomatie que mène l'État russe.

Il en va différemment avec cette milice qu'est la société Wagner, dirigée par M. Prigogine, qui est devenu célèbre à la faveur du conflit en Ukraine. Il a construit cette structure avec l'aide du Kremlin, lequel a longtemps nié connaître Wagner comme autre chose qu'une société du secteur de la sécurité des entreprises. Wagner est une structure d'influence, de déstabilisation et de coercition, qui s'organise comme une galaxie dans laquelle la société de tête s'adjoint des filiales intervenant dans le domaine économique et pratiquant aussi bien la prédation économique que l'influence, le contrôle des médias, le contrôle des gouvernements ou la sécurité privée. C'est aussi un business model : Wagner veut faire de l'argent et, pour entrer sur un marché, il faut sortir ceux qui sont en place. Ses méthodes sont donc très agressives, fondées sur la déstabilisation.

Premier exemple, celui de la prédation économique exercée sur les mines : Wagner fait dénoncer les contrats d'exploitation existants par les États qu'il pénètre, s'installe et se rémunère sur la bête.

Un autre exemple est celui du Mali, où l'on a prétendu avoir découvert un charnier à Gossi pour en rendre responsables les forces armées françaises. C'est du reste un renseignement français qui a permis d'identifier cette manipulation : nous avons envoyé un drone pour faire des photos et activer une contre-manipulation en dénonçant ces méthodes.

Il n'est pas difficile de créer des sentiments antifrançais en Afrique en organisant des manifestations où l'on criera « Vive M. Untel ! ». Peut-être n'y aura-t-il que 500 personnes, mais les vidéos postées sur les réseaux sociaux créeront un effet loupe et l'on aura le sentiment que tout le monde veut M. Untel pour président !

Voilà comment s'organise la manipulation. À en juger par les réseaux sociaux et les médias, on a l'impression que les gens veulent le départ de la France mais, à Bamako, les gens sont profondément francophiles et pro-français. Ils ne comprennent pas ces manipulations, qui ne font pas partie de leur quotidien

Cet effet loupe, cette manipulation par le biais des réseaux sociaux, c'est de l'ingérence et de la déstabilisation qu'il faut dénoncer. Il faut lutter contre ces gens. Si nous avions eu un doute quant à leurs méthodes et leurs objectifs, il suffit de voir ce qu'ils font en Ukraine et comment ils le font, avec quelles méthodes et quels moyens – et comment Lavrov et Poutine ont fini par reconnaître de facto, après avoir longtemps fait mine de ne pas le connaître, que le groupe Wagner travaillait bien pour eux. C'est très grave.

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