Intervention de Matthieu Creux

Réunion du jeudi 23 mars 2023 à 14h45
Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Matthieu Creux, fondateur du cabinet iStrat :

Je suis ravi que vous m'ayez donné l'occasion de répondre à toutes vos questions, d'autant qu'un grand nombre d'articles de presse ont été publiés sur cette affaire et que nous y avons peu réagi. Je suis un chef d'entreprise responsable : je n'ai pas l'intention de me défiler. Je suis venu seul mais j'ai emporté beaucoup de documents pour ne pas avoir à botter en touche.

Le contrat sur lequel vous m'interrogez date d'il y a huit ou neuf ans. Je dirige aujourd'hui Avisa Partners, un groupe français qui emploie 350 personnes et compte des bureaux dans le monde entier. La société iStrat correspond à une activité entrepreneuriale préalable ; elle a cessé toute activité commerciale courant 2015 et a été radiée du registre du commerce et des sociétés. Malgré une forme de continuité, Avisa Partners n'est donc pas, dans les faits, la même société. Je n'ai plus accès à tous les mails échangés à l'époque mais j'ai récupéré suffisamment d'éléments pour répondre à vos questions.

Nous avons effectivement travaillé pour la société Uber entre la fin de l'année 2014 et le milieu de l'année 2015. Nous avons été présentés comme une société ayant mis en place une campagne numérique au bénéfice d'Uber – 90 % des articles de presse qui nous citaient nous associaient à ce contrat. Olivia Grégoire est l'une de nos anciennes salariées – je vous préciserai ses fonctions ultérieurement mais je vous indique d'ores et déjà qu'elle n'était plus salariée d'iStrat au moment des faits.

Au préalable, je vous donnerai quelques éléments de contexte sur nos métiers ainsi que sur les demandes que nous adressent nos clients. Cela nécessite tout d'abord d'apporter quelques précisions terminologiques.

Depuis la campagne présidentielle américaine de 2016, qui s'est achevée par l'élection de Donald Trump, il est courant de qualifier les arguments des uns et des autres de fake news. Cette pratique a pris de l'ampleur lors des débats sur le Brexit, les gilets jaunes, le covid… On en est venu à se demander si toute expression publique ne cachait pas l'intervention d'un lobby ou ne s'inscrivait pas dans une stratégie de désinformation. Le rapport de la « commission Bronner » a précisé la définition de certains termes et expliqué que le concept de fake news manquait quelque peu de substance. La mésinformation, la théorie du complot, l'organisation de la communication et la manipulation de l'information sont des notions très différentes et disparates. À mon sens, la désinformation dont la société iStrat a été accusée n'a strictement rien à voir avec le pseudo-complotisme de Trump ni avec les pratiques prêtées aux Russes. Il ne faut pas tout mettre dans le même panier, mais au contraire faire preuve de nuance.

Le terme de fake news désigne des fausses informations créées dans le but de manipuler le débat public. Il ne s'agit pas de mettre en avant des opinions autour des informations. Nous pouvons ne pas tous avoir la même interprétation des faits que nous commentons : cela n'empêche pas ces faits d'être exacts. La désinformation, au contraire, consiste en la création de faux chiffres, de fausses histoires, de fausses photos. Tout le reste relève du débat d'idées.

Dans l'univers du numérique, le travail des agences consiste à faire en sorte que toutes les opinions autour des informations soient bien référencées sur Google, le moteur de recherche en situation de monopole auprès du grand public. On ne touche pas aux informations mais à la présentation des opinions. C'est ce que nous avons fait pour Uber, à l'époque. Ce « référencement naturel » ( search engine optimization, SEO) représente un marché colossal : il a occasionné 75 milliards de dollars de dépenses aux États-Unis en 2022, un chiffre qui pourrait atteindre prochainement 200 milliards. On compte plus de 200 agences de SEO rien qu'à Paris : c'est dire si cette pratique est commune ! Il faut dire que la société civile s'est organisée pour contester le monopole de Google dans le choix des résultats présentés lors d'une recherche sur internet.

À l'époque, l'équipe d'iStrat comptait environ une dizaine de salariés, dont moi-même. J'avais alors 27 ans. Nous avons produit pour Uber une bonne dizaine de contenus, peut-être même une vingtaine – vous avez cité des chiffres mais je n'ai plus les traces de ces éléments –, optimisés techniquement, c'est-à-dire écrits pour être en bonne position sur Google. Nous avons assuré la mise en ligne, sur les différentes plateformes, de ces contenus qui reprenaient évidemment des arguments très favorables à Uber. Je dirais même qu'il s'agissait de contenus militants.

Cette activité s'inscrivait dans un double contexte : nous l'avons réalisée à un moment où l'activité d'Uber était très contestée en France et où la société avait donc besoin de se défendre, mais aussi à une époque où peu de gens savaient ce qu'était Uber. Pour l'anecdote, le premier mail que j'ai reçu à propos d'Uber évoquait « Hubert ». Personne n'avait alors l'impression de travailler sur un sujet sensible ou présentant un caractère particulier.

Notre mission était de faire en sorte que Google référence au mieux les éléments favorables à Uber afin que toutes les personnes désireuses de se renseigner à ce sujet aient accès, lors de leurs recherches sur internet, aux arguments de l'entreprise. Nous avons donc, en quelque sorte, piloté et optimisé la communication d'Uber. Contrairement à ce que j'ai pu lire dans la presse, nous étions loin de la manipulation de l'information, dans le sens où nous n'avons pas créé de fausses informations ni diffusé de faux chiffres.

Le référencement naturel assuré par iStrat est un métier que Google lui-même reconnaît et prend en compte dans ses relations avec les différentes agences dans le monde. L'entreprise édite d'ailleurs régulièrement des guides de bonnes pratiques expliquant comment faire remonter des contenus. Ses ingénieurs dialoguent à ce sujet avec la communauté dont nous avons fait partie pendant quelques années, avec les médias, avec les commerçants en ligne, mais aussi avec les régulateurs américains. On a parfois l'impression que nous exerçons un métier de l'ombre, que nous bidouillons, alors que nous nous inscrivons en réalité dans un monde très structuré d'ingénieurs, dans une industrie.

Je vous précise que nous étions intervenus sur la recommandation d'un associé d'une agence de communication parisienne tout à fait établie, aujourd'hui devenu associé du cabinet Primatice Conseil, qui gérait à l'époque l'ensemble de la communication d'Uber. Nos travaux s'inscrivaient plutôt dans le champ technique de la communication. Nous n'avions pas d'autres interlocuteurs, nous n'étions pas chargés de la coordination des activités de lobbying, nous n'avons pas travaillé sur des sujets législatifs ni rédigé d'amendements – nous n'avons pas même rédigé d'éléments de langage. Nous exercions un travail en chambre. J'ai découvert, dans la liste des personnes auditionnées par votre commission d'enquête, un certain nombre de conseils d'Uber : ce sont des gens que je n'ai pas fréquentés. J'assume tout à fait ce que nous avons fait, je revendique même nos actions, mais nous étions un pas en retrait. Nous n'étions pas associés aux discussions stratégiques : on nous considérait, en quelque sorte, comme les petits jeunes chargés des aspects techniques des opérations.

Je vous propose de développer quatre éléments – vous me direz lesquels vous souhaitez que j'aborde en priorité, en fonction du temps dont vous disposez. Je pourrai vous présenter iStrat et son mode de fonctionnement ; nos activités dans le cadre du contrat Uber, l'objet de notre mission, les raisons pour lesquelles nous avons été sollicités, ce que nous avons livré et combien nous avons été payés ; le rôle d'Olivia Grégoire, qui est l'une de nos anciennes salariées, car je sais qu'il s'agit là d'un point d'attention médiatique et politique ; quelques pistes d'amélioration du système, dans la mesure où mon activité internationale actuelle me permet de savoir comment les choses se passent aux États-Unis et en Belgique.

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