Intervention de Benoît Cœuré

Réunion du jeudi 23 mars 2023 à 14h45
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Benoît Cœuré, président de l'Autorité de la concurrence :

Je commencerai par expliquer brièvement le mode d'intervention et la philosophie de l'Autorité de la concurrence dans le processus d'ouverture à la concurrence du marché du transport public particulier de personnes.

L'Autorité de la concurrence peut intervenir de trois manières : à titre contentieux, d'abord, sur des plaintes ou en se saisissant elle-même de pratiques anticoncurrentielles ; en matière de contrôle des concentrations, ensuite, c'est-à-dire pour contrôler des fusions ou acquisitions dans un secteur ; enfin, à titre consultatif, que ce soit de sa propre initiative ou à la demande du Gouvernement, du Parlement ou d'organismes professionnels.

Dans le domaine du transport particulier de personnes, l'Autorité de la concurrence est intervenue, pour l'essentiel, sur le mode consultatif. À partir de la loi du 22 juillet 2009 de développement et de modernisation des services touristiques, ou « loi Novelli », on a vu fleurir diverses initiatives d'ordre législatif ou réglementaire qui ont conduit le Gouvernement à saisir régulièrement l'Autorité de la concurrence. C'est là ce qui forme la substance des avis rendus par cette dernière. En revanche, très peu d'actions contentieuses ont été menées.

L'intervention de l'Autorité de la concurrence ne date pas des faits de 2013 qui vous intéressent mais s'inscrit dans une histoire plus ancienne. Ainsi, en 1960, le rapport Rueff-Armand sur le marché des taxis observait qu'il fallait augmenter le nombre de licences pour lutter contre « les rentes artificiellement créées au détriment du consommateur », ce qui montre que l'angle concurrentiel de cette discussion est bien identifié depuis longtemps. Le Conseil de la concurrence s'est par exemple prononcé dès 1987 sur la tarification des courses de taxi, mais l'activité de l'Autorité de la concurrence s'est accrue au rythme de l'actualité réglementaire et législative.

Philosophiquement, l'Autorité a toujours eu le souci de soutenir l'ouverture du marché au bénéfice du consommateur ou de l'usager, mais également d'assurer l'équité des conditions d'exercice entre les nouveaux entrants et les acteurs en place ainsi qu'entre nouveaux entrants, car le principe d'équité est un principe général, qui ne doit assurément pas s'exercer au bénéfice d'une entreprise particulière, et nous y veillerions si l'Autorité devait être saisie dans ce secteur.

Les principaux avis de l'Autorité de la concurrence sur ce marché ont été rendus en 2013, 2014 et 2017.

En 2013, il s'agissait du décret « quinze minutes », qui imposait un délai obligatoire de quinze minutes entre la réservation d'une voiture et la prise en charge du client, sur lequel l'Autorité a émis un avis défavorable, considérant que ce délai n'était ni nécessaire ni proportionné aux objectifs affichés, et que les éventuels comportements illicites de VTC, notamment le racolage, qui contournait l'interdiction de maraudage, ne relevaient pas de la concurrence, mais de la fraude, puisqu'ils étaient interdits et représentaient donc un problème de police, comme tel clairement condamnable et sanctionnable, mais pas un problème de concurrence.

À cette occasion, l'Autorité a distingué deux marchés, fidèle en cela à la démarche, courante en matière de concurrence, consistant à définir les marchés et à examiner pour chacun d'eux le pouvoir des différents acteurs. Elle a ainsi distingué un marché de la réservation préalable, sur lequel les taxis sont en concurrence avec les VTC, et un marché de la maraude, sans réservation préalable, sur lequel les taxis jouissent de manière constante d'un monopole légal. L'Autorité de la concurrence n'a jamais cherché à commenter cette distinction ni contesté la pertinence du monopole légal des taxis sur le marché de la maraude. Ces dispositions, qui relèvent de la police de la circulation et de la gestion de voie publique, n'ont en effet rien à voir avec la concurrence. Le décret en cause a finalement été suspendu, puis annulé, par le Conseil d'État.

La deuxième intervention a eu lieu à l'occasion des décrets d'application de la loi du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur, dite « loi Thévenoud », sur laquelle l'Autorité a émis un avis globalement favorable, mais avec plusieurs recommandations visant toutes à ce que la profession des VTC soit traitée sur un pied d'égalité. Elle a, en particulier, a été critique de l'instauration d'une obligation de retour à la base prévue par la « loi Thévenoud », qui était difficile à contrôler et présentait un caractère disproportionné par rapport au problème du racolage aux abords des gares et des aéroports par des VTC qu'elle cherchait à résoudre. Elle suggérait alors d'instaurer plutôt des dispositifs de contrôle du racolage, comme la vidéosurveillance aux abords de ces lieux ou un accès sécurisé aux zones de prise en charge. Elle soulignait également la différence de traitement entre les VTC traditionnels, héritiers du statut de « Grande remise », et les VTC « intermédiés », opérant à partir des plateformes en ligne, et proposait de supprimer l'exigence de garantie bancaire qui introduisait une différence à l'entrée dans la profession entre les taxis et les VTC.

En 2017, l'Autorité est intervenue sur les décrets d'application de la loi du 29 décembre 2016 relative à la régulation, à la responsabilisation et à la simplification dans le secteur du transport public particulier de personnes, dite « loi Grandguillaume », notamment sur deux articles soulevant des questions concurrentielles relatives à la mise en place d'un nouvel examen pour les VTC, aux conditions d'exercice de l'activité de taxi pour les VTC, dont la reconnaissance de l'expérience professionnelle des taxis et des VTC et, accessoirement, au transfert aux chambres des métiers et de l'artisanat de l'évaluation des candidats. L'Autorité a donc, là encore, cherché à harmoniser les conditions d'exercice de professions comparables : taxis, VTC, motos-pros, les véhicules de transport collectif léger dits « Loti », qui étaient un élément important de la « loi Grandguillaume ».

L'Autorité a remarqué que l'accès à la profession de VTC avait été gelé depuis l'entrée en vigueur de la « loi Grandguillaume », l'année précédente – en 2016 –, car les examens avaient été suspendus et les équivalences étaient inexistantes, ce qui induisait un risque de licenciement pour les quelque 15 000 conducteurs salariés « Loti », qui auraient souhaité continuer à exercer au sein de leur entreprise. Il s'agissait donc d'affirmer que, pour des professions similaires, les conditions d'entrée dans le métier et de reconnaissance des qualifications devaient être comparables, sous peine de créer des inégalités entre les différents secteurs.

L'Autorité a également soutenu, à l'époque, l'idée que les taxis devaient pouvoir travailler en tant que VTC en masquant leurs équipements spéciaux, c'est-à-dire leur enseigne de taxi, et que, réciproquement, la nouvelle signalétique propre aux VTC devait être amovible, afin d'assurer une fluidité entre les différents statuts. Ont également été évoqués l'organisation des examens et l'évaluation des candidats par les chambres des métiers et de l'artisanat, à un moment où certains acteurs craignaient que ces dernières manquent d'objectivité et favorisent les taxis par rapport aux VTC. Ce débat a, depuis lors, été tranché notamment par le décret permettant aux chambres des métiers et de l'artisanat de déléguer l'organisation de cet examen, sur lequel l'Autorité s'est également prononcée, en 2020, par un avis.

D'autres avis concernent la profession de taxi, et non pas seulement les VTC. En juin 2015, l'Autorité de la concurrence a ainsi approuvé le principe d'un forfait pour la desserte des aéroports et préconisé de l'étendre à d'autres grandes destinations. De même, en décembre 2015, l'Autorité s'est prononcée sur un projet de décret qui instaurait le registre de disponibilité des taxis et sur un projet de décret, en application de la « loi Grandguillaume », portant sur la collecte des données dans le secteur du transport public particulier de personnes, afin d'assurer une égalité des obligations de transmission de données et d'accès aux données entre les VTC et les taxis.

On voit donc se dessiner une tendance historique guidée par deux principes : la reconnaissance des évolutions et des contraintes extraconcurrentielles souhaitées par le législateur – je pense en particulier à l'interdiction de la maraude pour les VTC, dont l'Autorité de la concurrence a toujours considéré qu'elle s'imposait –, mais aussi la recherche d'une égalité dans les conditions d'exercice quotidien ainsi que dans l'accès à la profession et à la qualification des différents segments du marché : VTC, « Loti » – lorsqu'ils existaient – et taxis.

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