Intervention de Cécile Vaissié

Réunion du mercredi 29 mars 2023 à 16h30
Commission d'enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères-États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées-visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des

Cécile Vaissié, professeure des universités en études russes et soviétiques, directrice du département de russe, à l'université Rennes 2 :

Je vous remercie de votre invitation. Il est toujours agréable, pour une chercheuse, d'être lue et écoutée.

Je n'ai aucun engagement politique, dans aucun parti ou aucun syndicat, et je n'en ai jamais eu. J'ai des positions parfois marquées mais je ne dépends d'aucun parti et je n'ai aucun engagement, où que ce soit, en politique.

Je suis professeure en études russes. Cela signifie que je parle, comprends et lis le russe. J'ai publié plusieurs livres et de nombreux articles, scientifiques ou grand public, consacrés à la Russie des XXe et XXIe siècles, à l'issue de recherches menées sur le terrain, en Russie et à partir d'archives, mais aussi grâce à des entretiens avec des témoins.

Je me suis rendue pour la première fois en Union soviétique vers 1975-1976, alors que j'étais adolescente. Puis, entre 1989 et 2016, j'ai multiplié les voyages en Russie, dans les pays baltes, en Ukraine, en Géorgie et en Europe centrale – à l'exception des Balkans. Ces voyages apportent un autre regard sur la Russie et ses évolutions que celui que l'on peut avoir en Russie même ou en Occident.

J'ai, en Russie, des amis et des relations professionnelles. La guerre en cours est un drame absolu. C'est un drame pour l'Ukraine. C'est un drame pour la plupart des chercheurs qui travaillent sur la Russie et y sont attachés, pour des raisons différentes. C'est un drame parce que des Ukrainiens sont tués. C'est un drame parce que la Russie se tue elle-même ou, plus exactement, parce que ses dirigeants sont en train de la détruire – d'une façon différente de celle dont ils détruisent l'Ukraine, les villes ukrainiennes et les citoyens ukrainiens, mais le pouvoir russe renvoie ses populations des décennies en arrière. Vous avez parlé de totalitarisme. Je n'emploierai pas nécessairement ce terme, même si j'ai ce débat avec certains de mes amis russes qui l'emploient plus facilement que moi. Nous n'allons pas « chipoter » pour des nuances de sciences politiques ! En tout cas, il est certain que le Kremlin renvoie ses populations des décennies en arrière dans leur rapport au pouvoir, à la violence et au monde extérieur. Je le sentais venir, comme je l'ai écrit notamment dans Les Réseaux du Kremlin en France. Il n'empêche que c'est une tragédie.

Parler de la Russie n'a, d'une certaine manière, aucun sens. En Russie, il y a des populations et des dirigeants qu'un gouffre sépare. Ces populations sont des peuples profondément traumatisés, détruits par les violences massives subies entre 1917 et 1953, mais aussi par la confusion des valeurs qui se diffuse depuis le sommet de l'État, au moins depuis 1999. Quant aux élites politiques ou économiques, elles sont très largement issues du KGB et se sont enrichies dans des proportions folles et de façon extrêmement rapide, perdant ainsi toute mesure face à ceux qui, en Russie voire à l'extérieur, s'opposent à eux ou les dévoilent. Je vous renvoie ici aux crimes politiques, aux assassinats de journalistes et aux arrestations, qui se sont multipliés et qui se multiplient encore. Hier ou avant-hier, un homme a ainsi été condamné à deux ans de détention parce que sa fille de sept ou huit ans, qu'il élève seul, a fait un dessin antiguerre. La Russie actuelle, c'est cela.

Pour qui en douterait, le droit n'est pas respecté en Russie. L'argent et le pouvoir y priment, bien plus qu'ailleurs. Je vous demande de renoncer définitivement à tout raisonnement du type « la Russie n'a pas intérêt à » : il ne fonctionne jamais, parce que notre conception de l'intérêt ne correspond pas à celle de M. Poutine et de son entourage. Nos logiques ne sont pas du tout les mêmes.

Mon livre Les Réseaux du Kremlin en France a été publié en 2016. J'en ai repris plusieurs thématiques dans les quelques articles que j'ai rédigés dans Le livre noir de Vladimir Poutine, paru en novembre 2022, et je constate que son contenu est largement relayé par divers acteurs. J'en retrouve des éléments sur internet, parfois dans des contextes un peu étranges. Ce livre a engendré des procès et de l'intérêt médiatique. Certains ont été outrés, alors même que le sujet n'était pas complètement nouveau. Ces problématiques sont reprises par des politiques et par la société française – ce qui est une très bonne chose, mais présente aussi des risques.

Ce livre a une histoire. Le sociologue russe Igor Eidman, qui a émigré en Allemagne, a une très jolie formule selon laquelle la vie politique russe des dernières décennies a connu deux phases, celle du jeu, qui a été très séduisante, et celle du sang. Lui comme moi avons vu le passage de la phase du jeu à celle du sang lors de l'annexion illégale de la Crimée en 2014. Cette annexion s'est produite à l'issue d'un ensemble de processus amorcé des années plus tôt. Elle n'est pas venue par hasard. Elle s'est inscrite dans une logique, mais elle a marqué une rupture absolue dans l'histoire de la Russie.

À compter de 2014, deux éléments se sont imposés à qui voulait les voir – mais tout le monde ne l'a pas voulu. La propagande agressive en Russie a pris de l'ampleur, comme le fait de désigner à nouveau des ennemis, des gens à combattre, des gens qui nous en voudraient, des nazis. Cette propagande était organisée par l'État, payée par lui puisque diffusée par les télévisions d'État, sans limites dans le mensonge. J'ai décrit certains cas, après avoir été moi-même prise dans ces mensonges, par exemple lorsqu'il avait été affirmé qu'un enfant avait été crucifié dans le Donbass. Cela vous prend aux tripes et vous vous dites alors que la guerre est une chose affreuse, jusqu'à ce que des journalistes russes démontrent publiquement que tout est faux, tandis que d'autres journalistes rappellent que choquer le lecteur et l'auditeur pour bloquer sa réflexion est un procédé typique du KGB.

Des extraits d'émissions de M. Soloviev, qui circulent sur internet et sur Twitter, permettent de se rendre compte de ce qu'il dit depuis des années. Il demande notamment que l'on bombarde Londres et Paris. Ces extraits sont traduits. Tout le monde est donc au courant, désormais. Il y a quelques jours, une photographie de M. Soloviev en compagnie de Xavier Moreau a circulé. Xavier Moreau a un passeport français et un passeport russe et vit à Moscou depuis des années. Diplômé de Saint-Cyr, il est officier français – il faudrait d'ailleurs regarder ce qui se passe dans l'armée française. Son site Stratpol diffuse depuis des années de la désinformation au sujet de l'Ukraine.

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