Intervention de Cécile Vaissié

Réunion du mercredi 29 mars 2023 à 16h30
Commission d'enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères-États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées-visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des

Cécile Vaissié, professeure des universités en études russes et soviétiques, directrice du département de russe, à l'université Rennes 2 :

C'est un journaliste russe, qui fait une propagande invraisemblable. On parle beaucoup de lui, en France. Un article lui a été consacré dans Libération et je crois que M6 prépare une émission à son sujet. J'ai lu plusieurs de ses livres il y a dix ans, et je l'ai vu évoluer. Aujourd'hui, il tient des propos très agressifs, appelant par exemple à envoyer des missiles sur Paris. Il s'entoure toujours d'experts qui tiennent des discours comparables. De tels propos sont inimaginables sur des chaînes européennes.

M. Soloviev s'exprime du soir au matin. Il figure dans le Livre des records pour le nombre d'heures de présence à la télévision – vingt-six heures par semaine ! Quel que soit le moment où vous allumez la télévision, vous tombez sur lui. Il semblerait, toutefois, que ses chaînes et ses émissions soient en perte d'audience, car les Russes fatiguent. Depuis 2014, avec cinq ou six autres dont Margarita Simoniam ou Olga Skabeïeva, M. Soloviev est une figure clé de la propagande, celle qui circule le plus sur les réseaux sociaux tant il est caricatural.

J'évoquais une photographie sur laquelle on le voit avec M. Moreau, lequel diffuse depuis des années de la désinformation sur l'Ukraine et a été publié en France, notamment par les éditions Ellipses à l'époque d'Aymeric Chauprade. Lorsqu'il était député Front national au Parlement européen, ce dernier entretenait de très bonnes relations avec M. Malofeïev en Russie. Comme je le précise dans mon livre consacré aux réseaux, il a joué un rôle clé dans les liens qui se sont établis entre le Front national et certains représentants et proches de M. Poutine, en passant par M. Malofeïev au nom, soi-disant, de la défense de valeurs familiales – c'est le grand argument ! Je suis pour la défense des valeurs familiales et des valeurs chrétiennes, mais pas pour leur instrumentalisation par une idéologie qui déclenche des guerres comme celle que nous voyons aujourd'hui. M. Moreau, pour revenir à lui, a été publié aux éditions du Rocher. Je pense notamment à Ukraine, pourquoi la France s'est trompée, publié en 2015 avec une préface de M. Mariani, que vous avez auditionné hier. Vous verrez que l'on retombe toujours sur les mêmes noms, même s'il peut y en avoir de nouveaux.

Voilà pour mon premier point, relatif à la propagande extrêmement forte et agressive que l'on observe en Russie.

Mon deuxième point est que j'ai été frappée de constater que cette propagande, qui montait en agressivité, était reprise par des Occidentaux, notamment des Français, parmi lesquels des officiers de Saint-Cyr, des députés, des enseignants à l'École de guerre ou des blogueurs ordinaires, qui validaient ces mensonges, les diffusaient dans les médias et parfois, au-delà des paroles, s'engageaient par des actes. Certains, dont Aymeric Chauprade, ont ainsi accepté d'être observateurs lors de différents référendums, y compris celui, illégal au regard du droit international, relatif à l'annexion de la Crimée. Ils ont accepté de se rendre en Crimée – c'est le cas, vous le savez, de plusieurs députés –, de fréquenter des officiels russes, voire de recevoir de l'argent russe. C'est ce contre quoi j'ai souhaité mettre en garde mes compatriotes dans Les Réseaux du Kremlin en France. Dans ce livre, je signale des narratifs lancés par le Kremlin pour masquer la nature de ses crimes – par exemple, le fait que l'Ukraine serait nazie. J'ai vu revenir ce narratif en 2013. Si vous parvenez à convaincre, y compris des personnes de très bonne foi, que les nazis sont au pouvoir en Ukraine, ces mêmes personnes de très bonne foi, qui ne sont pas toutes achetées et payées, accepteront à terme l'idée d'une intervention militaire. C'est le cas en Russie, où de nombreuses personnes semblent convaincues de la nécessité d'une intervention militaire au motif qu'il y a des nazis. Quand on prépare une population, on peut faire accepter des démarches et des actes même épouvantables. Mais l'Ukraine n'est pas un pays nazi. L'Ukraine n'est pas dirigée par des nazis.

Il en va de même avec le narratif selon lequel les sanctions ne seraient pas efficaces. Si, les sanctions sont efficaces. Elles ne le sont peut-être pas de manière aussi linéaire qu'on pouvait le penser, mais vous pouvez dire qu'elles le sont lorsque vos amis russes se plaignent de l'inflation, du manque de certains produits, de ne plus pouvoir voyager ou de ne plus pouvoir transférer de l'argent à leurs enfants qui étudient en Europe. M. Soloviev ne serait d'ailleurs pas aussi énervé si les sanctions ne fonctionnaient pas.

Quand vous repérez ces narratifs qui tournent et qui sont les mêmes dans tous les pays européens, même s'ils sont plus ou moins forts selon les moments, cela vous procure déjà une petite idée de ce qui peut constituer des réseaux pro-Kremlin.

Je signalais aussi, dans mon livre, les moyens matériels que le gouvernement et les dirigeants russes avaient mis en place, en France mais pas seulement, pour diffuser leurs narratifs et leur influence. Ces moyens matériels ont été en grande partie nettoyés. Il s'agit des médias, parmi lesquels RT, pour Russia Today, et Sputnik qui ont été interdits en Union européenne, mais aussi de certains think tanks, dont celui de Mme Narotchnitskaïa qui était censée recevoir les élites françaises et les convaincre de l'intérêt de la vision du Kremlin. Mme Narotchnitskaïa est une historienne d'environ 65 ou 70 ans dont le parcours soviétique indique qu'elle avait de très bonnes relations avec le KGB. En poste à l'ONU durant la période soviétique, elle avait nécessairement de très bons contacts avec le KGB. Elle a créé son think tank en France, qui était l'équivalent d'un think tank à New York.

Ces moyens matériels étaient aussi des associations, comme le Dialogue franco-russe. Nous sommes tous d'accord pour considérer qu'en temps de paix, il est très positif de faire des affaires, d'avoir des relations et de développer des liens économiques. Mais le Dialogue franco-russe, j'y reviendrai, était tout de même un peu plus que cela.

Comprenez-moi bien, sur le plan professionnel, j'aurais tout intérêt et j'aimerais infiniment que la Russie soit un pays « normal » qui, comme tout pays normal, y compris la France, chercherait à faire la promotion de ce qu'elle fait et de ce qu'elle est. Je trouverais cela parfaitement normal. Ce n'est pas ce que fait la Russie poutinienne, qui développe une influence censée cacher, préparer et justifier ses crimes. Cela saute maintenant aux yeux de toute personne de bonne volonté, suite à la guerre déclenchée contre l'Ukraine. Mais c'était déjà le cas il y a vingt ans, pour cacher les crimes à l'encontre de la population russe, des Tchétchènes, des Syriens puis des Géorgiens.

J'évoquais aussi, dans mon livre, les personnalités politiques qui fréquentaient les proches du Kremlin, parfois depuis des années, et qui ont accepté publiquement des prêts de banques bourrées d'officiers du KGB, comme à peu près toutes les banques russes – en lien avec l'histoire du système bancaire russe post-soviétique. Je parlais aussi de ceux qui justifiaient à la moindre occasion, avant même qu'on ne le leur demande, les actions du Kremlin en Syrie, en Géorgie au moment de la guerre en 2008, et en Ukraine – en Crimée et dans le Donbass –, et qui, pour défendre Poutine alors qu'il n'était pas encore mis en cause, attaquaient publiquement un homme qui venait d'être assassiné, l'opposant Boris Nemtsov. Il n'était pas encore enterré que M. Mélenchon, pour ne pas le nommer, produisait un texte ignoble affirmant qu'au bout du compte, on comprenait pourquoi il avait été tué et que ce n'était pas la faute de M. Poutine.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion