Intervention de Cécile Vaissié

Réunion du mercredi 29 mars 2023 à 16h30
Commission d'enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères-États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées-visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des

Cécile Vaissié, professeure des universités en études russes et soviétiques, directrice du département de russe, à l'université Rennes 2 :

Boris Nemtsov aurait pu être président de la Russie. C'était un démocrate, et il a été abattu comme un chien à quatre pas de la place Rouge. Je me suis suffisamment promenée sur la place Rouge et autour du Kremlin pour vous dire que si vous sortez un pistolet d'enfant en plastique ou une cigarette, des agents de sécurité chargés de veiller sur les personnalités politiques se jettent immédiatement sur vous. Tout est filmé, mais – ce n'est pas de chance ! – Boris Nemtsov a été assassiné sous des caméras qui ne fonctionnaient pas. C'est cela, la vie politique russe.

La fille de Boris Nemtsov poursuit son action, mais hors de Russie.

Nous pourrions aussi parler de ceux qui, pour faire des affaires et conclure des contrats rapportant beaucoup d'argent – ce qui me paraît très bien, de même que de développer certains savoir-faire français –, rendaient visite à Vladimir Poutine dans la Crimée illégalement annexée, en riant au nez des décisions des dirigeants français et européens, et qui se sont retrouvé Gros-Jean comme devant sans avoir concrétisé les contrats qui leur avaient été promis. Je pense à M. de Villiers, qui voulait exporter ses parcs de loisirs en Russie. On lui a fait beaucoup de promesses, on a signé un contrat, mais cela n'a débouché sur rien.

Je précise aussi dans mon livre que l'une des grandes difficultés de ce type de thématique – ce sera votre difficulté majeure – vient du fait que tous ceux qui reprennent les narratifs du Kremlin, tous ceux qui parlent comme lui et tous ceux qui allaient en Russie et ne demandaient qu'à serrer la main de M. Poutine, avant la guerre, ne sont pas nécessairement payés pour le faire. Il existe aussi des personnes naïves, mal informées, qui n'accordent pas autant de valeur que d'autres à la démocratie et à la liberté individuelle. J'espère qu'elles ne sont plutôt pas des responsables politiques ! Certaines personnes idéalisent une Russie où elles ne sont jamais allées. Elles l'idéalisent précisément parce qu'elles n'y sont jamais allées. C'est beau, la Russie ! Ces personnes mettent en avant les belles églises dorées. Les églises dorées sont effectivement magnifiques, certains paysages aussi. Mais si l'on tue des gens au pied des églises, le regard change. Il existe aussi des personnes en France, dans le monde politique, qui rêvent d'un homme fort, d'une personnalité forte, qui sont attirées par le pouvoir et qui considèrent que c'est ce qu'il faut aux Russes et, pourquoi pas, aux Européens et aux Français.

Il peut donc y avoir différentes raisons de valoriser la Russie, qui ne sont pas exclusivement liées à des avantages financiers. Mais certains sont payés, j'en suis persuadée, ou reçoivent des cadeaux, pour parler à la russe. De l'argent circule. C'est absolument clair. Des éléments permettent de le dire. J'avais très peu de moyens pour conduire mon étude, et je consultais des sources ouvertes – certes dans plusieurs langues, mais ouvertes. Je n'avais pas les moyens de les vérifier. Vous-mêmes, vous peinerez à vérifier si quelqu'un a un compte en banque dans les îles Caïman.

Ma certitude vient du recoupement de plusieurs raisonnements, de certaines confidences, dites sous le sceau du secret donc inexploitables par moi comme par vous. Plus largement, elles viennent du croisement de la connaissance des pratiques historiques des services secrets russes, sur une durée de cent ans, et de l'observation des pratiques actuelles y compris en dehors de l'Europe. Le Premier ministre polonais vient de déclarer que son pays dispose d'éléments prouvant que des députés européens ont été achetés par la Russie. Pour l'instant, il n'y a pas de noms, mais l'information vient de sortir en Pologne.

Pour mieux comprendre, il faut prendre la mesure de l'immense corruption qui règne depuis des années en Russie. Celle-ci a permis à certains de devenir immensément riches et de créer des caisses noires. Nous le savons depuis toujours, dans le monde universitaire : il faut payer, sous le manteau, pour intégrer une université, accéder à une formation ou passer un examen – et payer davantage pour l'avoir. De la même façon, il faut payer quand vous êtes arrêté par les agents de circulation. Les bakchichs sont à tous les coins de rue. Dans les affaires, ils sont permanents. Citons également les rétrocommissions. Vous me direz qu'elles existent aussi dans certains marchés publics en France et dans certaines affaires de ventes d'armes un peu louches. Mais, en Russie, il nous a fallu apprendre le mot otkat il y a plus de quinze ans, car c'était la norme. Il y a quinze ans, le cinéaste Vladimir Motyl expliquait dans une revue grand public russe que pour faire un film, il fallait accepter de recevoir un million de dollars d'un donateur, de le blanchir, d'en rendre 700 000 et d'en garder 300 000. Cette pratique fonctionne aussi pour les subventions de l'État : le fonds du cinéma confie un million de roubles ou de dollars à un cinéaste, qui devra en rendre au moins 60 % aux fonctionnaires – lesquels en reverseront peut-être une partie à la personne au-dessus d'eux, car c'est une chaîne. On a parfois même évoqué un taux de 80 %.

D'après vous, pourquoi les Jeux olympiques de Sotchi ont coûté plus cher que les trois précédentes éditions cumulées ? Certes, il fallait faire des jeux d'hiver dans une zone subtropicale. Mais c'est aussi parce que des gens se sont servis au passage. L'idée selon laquelle un fonctionnaire de l'État ne doit pas se servir dans la caisse n'existe pas en Russie. Des enrichissements spectaculaires font pétiller bien des yeux. Des caisses noires, éventuellement collectives, sont constituées. Je vous renvoie au livre de Catherine Belton, Putin's people : How the KGB Take Back Russia and Then Took On the West. Elle aussi a fait l'objet de procès, à un autre niveau que le mien. Dans ce livre, elle explique clairement comment le groupe des personnes autour de Poutine a constitué des caisses noires, en partie à l'étranger et en partie en Russie, dans des banques tenues par des amis du KGB.

Nous avons tous sous les yeux certains résultats de ces détournements et de ces vols. Je vais en citer des exemples. L'une des plus grandes surprises, en tout cas pour moi, de la guerre déclenchée par la Russie en Ukraine a sans doute été de découvrir combien l'armée russe était faible, inefficace, mal organisée et mal équipée. Mes travaux n'ont jamais porté sur l'armée, et j'entendais les discours, en Russie et en Europe, selon lesquels cette armée était fantastique. Mais l'on a découvert que l'objectif de prendre Kiev en trois jours ne tenait pas. On a découvert, comme l'ont indiqué les renseignements britanniques en août 2022, que les Russes manquent de munitions, de soldats et de véhicules. L'armée russe échoue, heureusement, à atteindre les objectifs fixés par M. Poutine. Le nombre de Russes tués surpasse de beaucoup, semble-t-il, le nombre d'Ukrainiens tués. Ils seraient deux à trois fois plus nombreux, dans ce Verdun que sont devenus Bakhmout, Makiïvka et une partie de l'Est ukrainien, pour une guerre qui n'apportera rien à personne.

Pourtant, une grande réforme de l'armée avait été engagée en 2008, à l'époque du ministre Serdioukov. Elle impliquait de restructurer l'armée. On disait que Poutine le voulait après avoir vu en Géorgie que l'armée ne fonctionnait pas. Cela impliquait de renouveler les armes et les uniformes. Il était question de consacrer 613 milliards de dollars au réarmement entre 2011 et 2022, ainsi que 100 millions de dollars à la conception de nouveaux uniformes, puis 5,5 milliards à leur entrée en usage. Où sont ces armes et ces uniformes ? Ils ont été, pour une grande partie d'entre eux, détournés et volés – tant mieux pour l'Ukraine ! Un film surréaliste a circulé sur les réseaux sociaux, dans lequel une personne conseille aux soldats de prendre les tampons hygiéniques de leurs femmes pour s'en servir en cas de blessure. J'ai lu que des familles russes empruntaient à la banque pour équiper leur fils ou leur mari envoyé au front en Ukraine. Où est passé l'argent ?

Je l'ai dit, je n'ai pas étudié l'armée. Cela étant, j'ai étudié la corruption et j'avais noté, en 2015, le procès d'Evguenia Vassilieva, la blonde maîtresse et collaboratrice du ministre Serdioukov chez qui l'on aurait retrouvé, d'après Komsomolskaïa Pravda, 51 000 pierres précieuses et 19 kilos d'or et de platine. Ces éléments ont été confirmés par la publication russophone de la BBC, qui évoquait 3 millions de roubles en liquide, des montres précieuses, des tableaux et 60 000 pierres précieuses, pour un poids total de 19 kilos. D'après Komsomolskaïa Pravda, la collection de bijoux valait, au seul prix des pierres et du métal, environ 130 millions de roubles. Mais Vassilieva affirmait que ces bijoux étaient sans valeur ! Mme Vassilieva a été condamnée pour détournement d'agent par un tribunal russe. Elle a passé, en tout et pour tout, quatre mois en détention. Je vous rappelle qu'Ilia Iachine a été condamné à huit ans et demi pour avoir dit que l'armée russe avait tué des civils innocents à Boutcha. Quant au ministre, il n'a jamais été mis en cause.

Vous comprenez ce qu'est la corruption, y compris la corruption dans un domaine aussi sacré que la défense du territoire.

Qui a fait courir le bruit, y compris en Occident, que cette armée était le gage d'une puissance retrouvée ? Voyez le nombre d'articles, de numéros spéciaux de revues et de livres parus au sujet de « la Russie, la puissance retrouvée ». Pourtant, toute une partie de la population n'a même pas de toilettes ou l'eau courante ! Certains hôpitaux n'ont pas l'eau chaude. Comment peut-on parler de puissance retrouvée ? Le terme de puissance est à analyser.

Qui a fait courir ces bruits, alors que les équipes d'Alexeï Navalny continuent à démontrer d'une part les détournements de budgets publics, d'autre part les enrichissements magiques des ministres de la défense ou de leurs proches qui achetaient, avant la guerre et la détérioration des relations, des villas immenses sur la Côte d'Azur et dépensaient leur argent avenue Montaigne de façon immodérée ?

C'est là qu'entre en action ce que l'on a pu appeler « la guerre de l'information », financée au moins en partie par les caisses noires et les détournements de fonds. Cette guerre de l'information s'appuie certes sur des naïvetés, des ignorances, des incompétences, des aveuglements, mais aussi sur des jeux d'influence impliquant parfois des financements. Avec l'exemple militaire, vous comprenez que la sécurité de l'Europe est en cause.

Je prendrai aussi l'exemple de La nouvelle armée russe. Je ne jette pas la pierre à ma collègue, mais je me suis renseignée. Ce livre est sans doute la recherche la plus récente publiée en France à ce sujet avant la guerre. Il date de 2021 et on peut lire en quatrième de couverture que l'armée russe est désormais un outil performant. Tout le reste du livre est à l'avenant. Je le répète, je ne mets absolument pas en cause l'honnêteté de la collègue qui l'a rédigé. Je pense qu'elle n'a pas vu « l'éléphant dans la pièce ». C'est une collègue honnête, qui a fait un travail honnête. En revanche, permettez-moi de m'étonner qu'un travail portant sur un sujet aussi essentiel que celui des budgets de défense et de l'organisation de l'armée paraisse dans la collection Les carnets de l'Observatoire, créée et dirigée par l'Observatoire franco-russe, lui-même mis sur pied à l'initiative du conseil économique de la chambre de commerce et d'industrie franco-russe. Ce conseil économique est coprésidé depuis 2011 et présidé depuis avril 2022, c'est-à-dire depuis la guerre, par Gennady Timchenko, oligarque richissime ayant au moins un autre passeport – en l'occurrence, finlandais – que le russe, vraisemblablement issu du KGB et très proche de Poutine, au point d'être soupçonné d'être son associé en affaires, voire sa couverture pour ses enrichissements. Gennady Timchenko a reçu, comme toute une série de gens comme lui, la Légion d'honneur.

Ma question est explicite : est-il souhaitable que des recherches françaises sur des questions essentielles paraissent dans des collections étroitement liées à des personnes comme Timchenko ? Est-il souhaitable que des institutions comme une chambre de commerce, nécessaire et utile pour aider des entreprises à s'implanter, aient des liens institutionnels avec des personnes comme Timchenko, qui certes ouvrent des portes – on vous dira que pour faire du business, il faut s'allier à des gens qui peuvent procurer un accès à Poutine – mais participent aussi à la criminalisation de l'économie et de la société russes ?

Timchenko, dont la fortune a fait rêver de nombreux Occidentaux, est désormais l'objet de sanctions américaines et britanniques, mais toujours pas européennes.

De nombreux oligarques russes, qui savent n'être devenus richissimes et ne pouvoir le rester que grâce à la faveur du pouvoir, ont aussi pour fonction de séduire, d'une manière ou d'une autre, des décideurs occidentaux. J'ai parlé de M. Malofeïev. Cet oligarque détient des fonds – qu'il n'a pas gagnés par son travail, mais qu'on lui a donné la possibilité d'avoir – qui transitent de manière obscure. Les sources ne sont pas le porte-monnaie de M. Poutine ou les budgets de l'État russe. Elles peuvent passer par de nombreuses personnes.

J'ai utilisé à plusieurs reprises le terme de KGB. C'est un fait, des officiers du KGB siègent à la plupart des postes de pouvoir en Russie. Le KGB et les organisations qui l'ont précédé ont une très longue histoire, une formidable expertise d'achat et de manipulation d'Occidentaux. Autant la Russie n'a jamais su construire une économie qui se tenait à partir d'un des pays les plus riches du monde, autant elle sait acheter et manipuler des personnes en jouant sur l'argent, les cadeaux, l'idéologie ou le kompromat. Un rapport du NKVD de 1941 indique, par exemple, qu'Hemingway a été recruté sur la base de l'idéologie. Il n'a jamais rien dit ou fait, mais il a quand même été recruté. Concernant le kompromat, vous connaissez l'exemple de Maurice Dejean, ambassadeur de France en Union soviétique, pris dans une histoire montée durant des années pour le piéger en compagnie d'une jolie jeune fille – j'en connais tous les détails et je l'ai racontée dans un livre. Il a fallu que de Gaulle en soit informé pour qu'il le rappelle en France et prononce la fameuse phrase : « Alors, Dejean, on couche ? »

Ces manipulations et ces procédés, nous les connaissons bien mieux qu'il y a quarante ans grâce à des témoignages, quelques archives et des publications. Il faut les lire. Certains vous diront que c'est du passé. Non ! Quand on observe le terrifiant recul des libertés publiques en Russie, on voit combien est vivace la tentation stalinienne chez certains dirigeants qui, par ailleurs, aiment le mode de vie occidental, préféreraient passer leurs vacances sur la Côte d'Azur et envoyer leurs enfants étudier à Harvard, mais se replient sur Dubaï.

Non seulement des Russes sont condamnés pour avoir dit la vérité, par exemple concernant la guerre, mais le FSB infiltre des agents provocateurs dans des groupes de jeunes, comme l'a récemment prouvé le procès « Novoïé Velitchié ». Ce sont les vieilles méthodes ! Nombre de mes collègues universitaires russes ont quitté la Russie, parce qu'elle a réinstauré le département du KGB qui suit les gens ou parce qu'on y incite les étudiants à dénoncer leurs enseignants s'ils ont dit un mot de travers. Toutes les méthodes qui étaient en place sous l'Union soviétique sont revenues ou sont en passe de revenir.

À l'étranger, les preuves de campagnes actives, ou « mesures actives », pour séduire, acheter ou manipuler les personnalités politiques ou les leaders d'opinion s'accumulent. Je vous renvoie à l'avant-dernier numéro de la revue francophone sur internet Desk Russie, à laquelle je collabore de temps en temps. Dans ce numéro 51, l'article intitulé « Le tarif du vote » est la traduction d'une enquête menée par la rédaction de Vajnié Istori. Ce média en ligne russophone, spécialisé dans le journalisme d'investigation, a été fondé par des journalistes russes et est enregistré en Lettonie. L'enquête démontre que des communicants politiques proches du pouvoir russe travaillaient à obtenir la reconnaissance, par l'Union européenne, du rattachement de la Crimée et la levée des sanctions engagées contre la Russie après l'annexion : « Les interactions avec les députés des parlements de plusieurs pays de l'Union européenne » – vous – « ne se limitaient pas à leur participation contre rémunération au forum patriotique de Yalta » – en Crimée, c'est-à-dire en Ukraine – « ou à l'observation des élections russes » – qui sont falsifiées du haut en bas de l'échelle. « Des dizaines de milliers d'euros ont également été dépensés pour que ces députés proposent des résolutions prorusses dans leurs parlements respectifs. En cas de bon vote, une rémunération supplémentaire était prévue. » Comme l'on pouvait s'y attendre, les auteurs des résolutions prorusses nient avoir reçu de l'argent. Cette enquête ne dit malheureusement rien de la France. Mais il me semble me souvenir qu'en France aussi, des votes symboliques ont eu lieu à la fois à l'Assemblée nationale et au Sénat pour dénoncer les sanctions instaurées par l'Union européenne. Il faut demander à ceux qui les ont organisés pourquoi ils ont eu cet élan du cœur pour défendre la Russie injustement attaquée par des sanctions aussi méchantes. Cette enquête est davantage développée en anglais sur le site de l'OCCRP, Organized Crime and Corruption Reporting Project.

Ainsi que le signalait dès 2008 la femme politique russe Irina Khakamada, les rétributions de services rendus – courantes, en Russie, vous l'aurez compris – ne se font plus, depuis longtemps, sous la forme de liasses de billets. Il peut s'agir de places dans des conseils d'administration : en siégeant dans un conseil d'administration, vous percevez légalement et en toute transparence des jetons de présence, voire un salaire. M. Schroeder, ancien chancelier allemand, n'a ainsi pas pu cacher son attachement, après le déclenchement de la guerre, à ses places dans les conseils d'administration et de surveillance de Gazprom, bras armé de l'État russe, de Rosfnet et de différentes grandes entreprises. D'après Le Monde, il percevait un million d'euros par an pour simplement siéger dans ces conseils. Il y en a d'autres, y compris des Français. Il me semble indispensable de légiférer sur la présence croissante d'anciens dirigeants politiques occidentaux de premier, mais aussi de deuxième plan, dans ces instances. C'était le cas du « monsieur Russie » de M. Sarkozy, qui siégeait chez M. Deripaska où il remplaçait un ancien officier de la Stasi, qui y avait fait toute sa carrière avant de devenir homme d'affaires. On en trouve beaucoup !

Il serait bon de légiférer, parce que c'est une façon de payer les gens. On peut le faire aussi, comme c'est le cas en France, au travers de missions de consulting – d'anciens dirigeants politiques ouvrent ainsi des cabinets de conseil – et de cadeaux en nature. Le Dialogue franco-russe, dont je vous parlais tout à l'heure, était présidé jusqu'à ce que certains scandales éclatent par M. Mariani, que vous avez entendu hier, et par Vladimir Iakounine. Ce dernier était apparemment général du KGB, très proche de M. Poutine et célèbre en Russie pour sa collection de fourrures et de montres achetées chacune pour plusieurs centaines de milliers d'euros. Il avait la réputation de faire cadeau de montres hors de prix aux Occidentaux qu'il voulait séduire et qu'il rencontrait soit à Paris dans le cadre du Dialogue franco-russe, soit à Berlin où il avait créé la même structure, soit aux rencontres de Rhodes auxquelles il conviait l'élite de la politique occidentale.

Les cadeaux peuvent aussi se faire par l'ouverture de comptes bancaires en Russie, en Suisse ou dans des paradis fiscaux où l'on sait que le pouvoir russe en détient une série. Mais, parfois, l'argent est traçable. Je vous renvoie à l'article de mon collègue Timothy Snyder, professeur d'histoire à l'université de Yale. Il a publié, en janvier 2023, un article intitulé The Specter of 2016 dans lequel il explique qu'un ancien agent du FBI, chargé du contre-espionnage à New York, est accusé d'avoir accepté 225 000 dollars d'un représentant étranger et d'avoir reçu de l'argent de l'oligarque Oleg Deripaska, que j'ai mentionné tout à l'heure, dans le cadre des tentatives russes d'influer sur les présidentielles américaines. Cela a été démontré.

Dans un genre à peine différent, Romain Mielcarek signale, dans son récent ouvrage Les MoujiksLa France dans les griffes des espions russes, qu'un officier du GRU, le service du renseignement militaire russe, a tenté de le recruter. J'ai été frappée par le caractère étonnamment classique des procédés, qui ont été maintes fois décrits en son temps par Vladimir Volkoff. Cet officier du GRU était classiquement attaché militaire à l'ambassade de Russie en France. En 2016, c'est reconnu, il a proposé à Georges Kuzmanovic, alors conseiller de M. Mélenchon pour la politique étrangère et les questions militaires, 500 000 euros en liquide pour la campagne de ce dernier. C'est mentionné dans ce livre et cela a été reconnu. M. Kuzmanovic dit avoir refusé. Étonnamment, alors qu'il m'a attaquée en justice après la parution de mon livre – il a été débouté, a fait appel et a de nouveau été débouté –, il n'a pas parlé de cette tentative de corruption devant les juges de la République. Il aurait pu dire qu'il a refusé cet argent, mais il n'en a pas parlé. Avec du recul, j'ai souri en pensant que le GRU et moi avions fait la même analyse des positions exprimées par M. Kuzmanovic dans ses écrits. Quel dommage qu'il n'en ait pas parlé devant la justice de son pays !

Ce n'était pas une nouveauté. En 2004, François Bayrou alors président de l'UDF avait déclaré qu'il avait reçu, à une époque où l'on ne se préoccupait pas tellement de l'influence russe, une proposition formulée par des ressortissants russes qui se disaient prêts à « prendre en charge l'intégralité de ses frais de campagne pour l'élection présidentielle de 2022 ».

On voit là une continuité dans les procédés. Certains en font part et indiquent avoir refusé. Combien n'ont pas refusé, et combien ne l'ont pas dit ?

Le Kremlin séduit et achète des personnalités, en France comme ailleurs. Des travaux se développent dans toute l'Europe autour de ces questions. Le Kremlin achète des dirigeants politiques et des membres des services secrets, comme aux États-Unis ou en Allemagne où a éclaté un scandale à ce sujet. Je m'étonne souvent de la présence d'anciens des services français sur RT, qui véhiculent des théories pro-Kremlin invraisemblables. Peut-être est-ce le fait du cœur, de l'amour et des valeurs communes, ou peut-être ont-ils été achetés. La Russie achète des experts dans toute l'Europe. Elle achète des blogueurs et des journalistes. Cela a été démontré dans le cas d'autres pays. Elle achète peut-être – sûrement – des universitaires. Elle achète des personnes qui travaillent dans les ambassades. Un membre de l'ambassade britannique à Berlin vient ainsi d'être condamné à treize ans de prison.

La Russie a infiltré certains de ses agents, à l'issue de processus qui ont parfois duré des années, dans des structures internationales comme l'OTAN ou à proximité de l'OTAN. Une tentative a également visé la Cour internationale de justice de La Haye, mais elle a été interrompue. J'espère d'ailleurs que cette instance s'occupera bientôt de certains problèmes liés à la guerre.

La Russie a aussi infiltré des agents dans les diasporas ex-soviétiques et dans les sociétés européennes. Un couple présumé d'agents du SVR, le service russe des renseignements extérieurs, se faisant passer pour des Sud-Américains, vient d'être arrêté en Slovénie. Ils détenaient chez eux un important montant d'argent liquide. D'après The Guardian, cela pourrait indiquer qu'ils payaient des agents et des informateurs. Pour l'ancien directeur des services secrets slovènes Janez Stušek, les Chinois s'intéressent surtout aux enjeux économiques, tandis que les Russes s'intéressent aussi aux enjeux politiques, qui touchent à l'Union européenne et à l'OTAN.

Je n'ai plus besoin de le démontrer, la Russie poutinienne est un danger pour l'Ukraine, l'Europe et ses propres populations. Elle a essayé d'influer sur des élections, de déstabiliser des pays par des manifestations – en Allemagne et en Macédoine – et sans doute tenté d'organiser des coups d'État, comme au Monténégro.

Le Kremlin est aux abois. Il ne fait aucun doute qu'il accentue ses attaques en jouant sur les fragilités internes de nos sociétés. Pour cela, il a besoin de Français, y compris de personnalités politiques acceptant d'aller dans son sens.

Si chacun avait le sens de l'éthique, du devoir et du patriotisme, il serait facile de s'opposer à ces procédés. Plus l'on connaît la Russie et la politique russe, plus l'on a de chance d'être immunisé en voyant se répéter ce type de procédé. Le but n'est pas de fermer toutes les portes avec la Russie, mais de développer la connaissance, l'information, l'apprentissage des langues et le sens de l'honnêteté et du patriotisme dans différents milieux, y compris politiques.

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