Intervention de Nicolas Tenzer

Réunion du mercredi 29 mars 2023 à 16h30
Commission d'enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères-États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées-visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des

Nicolas Tenzer, président du Centre d'étude et de réflexion pour l'action politique (CERAP) :

J'observe les questions internationales depuis une trentaine d'années, avec un intérêt particulier pour l'ex-bloc soviétique, le Moyen-Orient, la Syrie et la Chine. À l'occasion de plusieurs rapports que j'ai remis au Gouvernement il y a plusieurs années, je me suis penché sur les stratégies d'influence et de contre-influence, en particulier depuis 2011, date du début du conflit en Syrie et de la répression organisée par le régime d'Assad contre son peuple, avec le soutien de l'Iran et de la Russie, celle-ci étant intervenue militairement à partir de l'automne 2015. Depuis le début de la guerre, il y a neuf ans, avec l'invasion du Donbass et l'agression contre la Crimée, j'ai mesuré de près les différents types d'influence. Plutôt bien documentée, celle-ci concerne aussi de nombreux autres pays comme des États du Golfe, l'Azerbaïdjan et la Turquie, certains diffuseurs de propagande pouvant embrasser plusieurs causes en même temps, fussent-elles contradictoires.

Bien qu'ayant, avec d'autres, tiré la sonnette d'alarme durant nombre d'années, le risque d'ingérences étrangères me semble avoir été largement sous-estimé, sous-évalué, minimisé. Malgré des signes forts, les pouvoirs publics se sont peu mobilisés.

Les raisons pour lesquelles des personnes deviennent des agents ou des porteurs d'influence sont multiples : d'abord l'idéologie, les convictions, voire l'innocence ou la naïveté ; ensuite des intérêts directs, avec une rémunération à la clé, certains étant payés pour propager des récits avantageux en faveur de puissances étrangères, en particulier la Russie ; enfin un intérêt lié à une entreprise. Des personnes travaillant pour des entreprises étrangères, surtout quand elles sont contrôlées par l'État où liées à lui, peuvent avoir un intérêt direct à soutenir le régime qui les héberge, les contrôle ou les commande. D'autres peuvent être soumises au kompromat, c'est-à-dire à la menace d'un État étranger de faire des révélations sur la vie privée, non seulement sur des relations interpersonnelles mais aussi sur l'usage de drogue, sur des comportements illicites ou sur l'existence de certains trafics. J'ajoute que, pour des personnes disqualifiées dans leur propre pays, l'ingérence peut devenir une source de rémunération unique car elles auraient du mal à s'y reconvertir dans un métier « normal ».

J'évoquerai successivement les modes usuels d'influences étrangères, les difficultés juridiques et des pistes d'action ou de recommandations.

Le premier mode d'influence est la reprise systématique de récits du pouvoir russe, éventuellement pour des raisons financières. On distingue la propagande dure et la propagande douce. La propagande dure est visible. Elle est le fait de personnes – ayant parfois acquis la nationalité russe – qui diffusent depuis la Russie toutes les informations fausses et invraisemblables possibles : les nazis jouent un rôle à Kiev, le régime d'Assad n'a jamais lancé d'attaque chimique contre son peuple, la Russie n'a fait que répondre à une attaque ukrainienne, l'OTAN a tiré la première…

Cependant, bien avant le 24 février 2022, une propagande douce, plus perverse, s'est exprimée : nous n'approuvons certes pas la guerre lancée par M. Poutine mais considérons donc nos propres erreurs, tout n'est pas blanc ou noir, le gouvernement ukrainien n'est pas exempt de tout reproche, la poursuite des livraisons d'armes à l'Ukraine aggravera les souffrances du peuple ukrainien, il n'y a jamais que des solutions diplomatiques, les solutions militaires ne sont pas possibles, etc. J'en ai fait une longue liste dans des articles que je tiens à votre disposition. À entendre répéter ce type de récit, on peut penser que ceux qui les profèrent sont possiblement compromis.

Le deuxième mode, facilement repérable mais difficile à démontrer, est l'influence directe auprès de dirigeants amenés à prendre des décisions, voire des non-décisions, sur de grands sujets de politique étrangère, notamment sur les relations avec des puissances étrangères, non seulement la Russie mais aussi la Chine, la Syrie, l'Azerbaïdjan, la Turquie ou certains États du Golfe. Comment démontrer que des personnalités, ancien Premier ministre, ancien ministre ou personnalité influente ayant un accès direct à tel ou tel président de la République, tel ou tel Premier ministre, tel ou tel ministre, agissent par intérêt après avoir été fortement sollicitées ou uniquement par conviction, ce qui est de droit dans un pays de liberté ? Dans certains cas, des éléments convergents conduisent à penser qu'à tout le moins, une investigation est utile.

Le troisième mode d'influence consiste à déstabiliser un pays pour le compte d'une grande puissance. L'Union soviétique avait l'habitude d'appuyer « là où ça fait mal » et c'est encore plus vrai pour la Russie en raison de l'effet amplificateur d'internet, des réseaux sociaux et de la multiplication des sources d'information. La Russie a amplifié des mouvements divers – dont elle n'était pas à l'origine – comme les Gilets jaunes, le mouvement « antivax », les protestations contre le passe sanitaire, le mouvement anti-migrants Pegida, en Allemagne, Occupy Wall Street, voire Black Lives Matter, aux États-Unis, ainsi que le Brexit. Des enquêtes montrent que les anciennes chaînes du Kremlin mais aussi d'autres relais sont intervenus. Dans une société très conflictuelle, fracturée, parfois défiante, ces pouvoirs sont tentés d'accentuer tout ce qui crée des tensions, du dissensus, de l'angoisse, et introduit la confusion entre dictature et démocratie. On se souvient de la phrase ironique de Vladimir Poutine sur l'état des prisons en France après un rapport du contrôleur général. Même si les nôtres ne sont pas exemplaires, l'état et les pratiques des prisons russes n'ont rien de comparable. Quand, à propos du passe sanitaire, des personnes disent que nous sommes entrés dans une dictature sanitaire ou que le régime actuel est une dictature, on brouille le sens des mots pour relativiser ces véritables dictatures que sont la Russie ou la Chine populaire. La propagande russe consiste non à faire croire à une réalité fausse mais à semer la confusion entre le vrai et le faux.

Le quatrième mode d'influence est le soutien à des personnalités ou à une campagne politique, ou inversement, ce qui est préoccupant, le relais de fausses informations ou la divulgation d'éléments relatifs à des personnalités supposées moins favorables. On pourrait citer les « MacronLeaks » et le rapport de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, alors directeur de l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM), les e-mails de Mme Clinton qui ont fuité pendant sa campagne, des histoires invraisemblables rapportées sur son compte, sur des membres de son équipe et sur le parti démocrate américain. Lors de la campagne de Donald Trump en 2016, compte tenu du système électoral américain, certains États ont pu basculer suite à des campagnes de dénigrement.

Le cinquième et dernier mode d'influence est la création d'officines, de sites internet, de faux nez, de faux think tanks, de fausses organisations et de fausses ONG développant des récits très favorables au Kremlin, relayés par les réseaux sociaux. Des organes de presse manifestement acquis à Moscou diffusent alors ces récits de propagande. Sur Tweeter, des sites d'information ou de « réinformation » mêlent la météo, un fait divers ou un accident de la route avec des narratifs très favorables au Kremlin. J'ajoute que la visibilité de ces sites n'est pas évidente alors qu'elle l'était pour Russia Today ou Sputnik.

J'en viens aux aspects juridiques.

Une personnalité qui tente d'influencer une autorité se livre à ce que l'on appelle un trafic d'influence passif, infraction punie par trois articles du code pénal. Si une personne susceptible d'influencer une autorité publique française entretient de forts liens avec la Russie, signe des contrats importants avec des entreprises russes, s'exprime dans le cadre d'une conférence organisée par un fonds russe, il est possible de se demander si ce n'est pas en échange d'une rémunération, ce qui est difficile à démontrer. Des enquêtes sont lancées par le parquet national financier mais il est toujours délicat de trouver un rapport de causalité.

En cas d'intelligence avec une puissance ennemie, autre délit, voire crime, il est difficile de trouver un critère d'incrimination pénale. Si l'article 411-5 du code pénal le définit explicitement comme « le fait d'entretenir des intelligences avec une puissance étrangère, avec une entreprise ou organisation étrangère ou sous contrôle étranger ou avec leurs agents, lorsqu'il est de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation », la rédaction de l'article 410-1 du code pénal définissant les intérêts fondamentaux de la nation, qui est très large, mériterait d'être précisée.

En outre, dans la majorité des cas, travailler pour une puissance étrangère ne constitue pas un délit. Si vous êtes retraité de la fonction publique, ancien parlementaire ou ancien ministre, vous pouvez parfaitement faire du lobbying, de la communication, du conseil pour un État étranger ou une entreprise directement ou indirectement placée sous son contrôle. Nos instruments juridiques ne permettent pas d'appréhender parfaitement le cas de certaines personnes qui agissent en faveur d'une puissance étrangère, ce qui est un vrai problème.

Les enquêtes indépendantes menées par des journalistes ou des personnalités de la société civile, des membres de think tanks ou d'ONG, sont compliquées en raison des risques judiciaires encourus. J'ai été l'objet de quatre plaintes de la part de deux sources différentes, une entité directement liée à l'État russe et une personnalité qui propageait des récits dans la droite ligne du Kremlin et du régime d'Assad. J'ai gagné ces procès, dans un cas en première instance, dans l'autre en première instance et en appel. L'un m'a été intenté par l'ancienne chaîne Russia Today France, l'autre, par Olivier Berruyer, patron du site Les crises, lesquels avaient d'ailleurs le même avocat. Olivier Berruyer a lancé des attaques contre une série de personnalités, dont Mme Vaissié, que vous avez auditionnée. De même, Russia Today a formulé une douzaine d'accusations. Après ces affaires, rendues largement publiques, surtout la deuxième, par une tribune publiée dans Le Monde, des journalistes, notamment freelance – ceux qui travaillent pour de grands médias sont en général couverts – m'ont dit qu'ils n'osaient plus écrire ou engager des enquêtes sérieuses. L'objectif recherché par ces personnes physiques ou morales était ainsi atteint, car un procès est coûteux et les juges français accordent peu de compensations ou de dommages-intérêts. Dans le premier cas, M. Berruyer a été condamné à payer deux fois 2 000 euros – somme qui ne représente pas grand-chose, tout en étant exceptionnelle –, mais dans le cas de Russsia Today, aucune des personnes relaxées, dont moi, n'a reçu la moindre indemnité. Les menaces ont donc un effet dissuasif. On m'a dit et on a dit à d'autres : si vous parlez publiquement de nos liens supposés avec une puissance étrangère, nous vous attaquerons – ce qui est coûteux, prend du temps et pas très agréable.

Enfin, l'extension de la législation sur le secret des affaires soulève un problème d'accès aux sources de certains consultants. Nous aurions tout intérêt à lever quelques interdictions.

Je terminerai par sept pistes d'action possibles.

Premièrement, il importe de connaître les personnes qui travaillent dans des pays tels que la Russie, la Syrie, la Chine, la Turquie, l'Azerbaïdjan ou les États du Golfe, afin de repérer les entités ou personnes physiques qui relaient la propagande. Cela ne veut pas dire qu'elles sont coupables ou agissent pour de l'argent, puisque leurs activités peuvent être parfaitement légales et qu'elles peuvent être motivées par des convictions ou une idéologie, mais des sources d'information ouvertes ne sont pas totalement exploitées. Cela vaut pour des journalistes, des leaders d'opinion et d'anciens fonctionnaires civils et militaires qui diffusent régulièrement des informations favorables à une puissance étrangère.

Déjà, en 2016, j'avais suggéré au Gouvernement d'organiser une structure interministérielle de recueil d'informations et d'investigation ouverte à des lanceurs d'alerte, comprenant le coordonnateur national du renseignement, la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), la direction générale des finances publiques (DGFIP) – laquelle possède des dossiers fiscaux –, mais aussi les douanes, la police nationale, une cellule spécifique au sein du ministère des affaires étrangères et d'autres ministères, tout ceci dans le cadre d'une coopération internationale. Il ne s'agit pas de condamner mais de repérer. En cas de paiement en argent liquide, c'est plus difficile mais le fisc dispose de moyens de recoupement. Certaines indications, tel qu'un montage financier complexe, éveillent le soupçon puisque la plupart de ces personnes ne reçoivent pas directement de l'argent du Trésor public russe, chinois ou azéri, mais par le truchement de montages financiers appuyés sur des cascades de sociétés et de rémunérations. La sur-rémunération de certains travaux peut être un autre indice.

Deuxièmement, il faut de la transparence. Si l'on sait qu'une personnalité contracte régulièrement avec une société étrangère, nous devrions savoir « d'où elle parle ». Il est difficile, pour l'administration, de le déterminer mais le développement des enquêtes journalistiques favoriserait une telle clarification.

Troisièmement, toujours par souci de transparence, un texte législatif devrait prévoir que tous les think tanks, ONG et médias doivent faire état de leurs sources de financement sur leur site ou par écrit. Quand des think tanks ont travaillé ou noué des partenariats financiers importants avec des entités situées en Russie, chacun doit en connaître les sources. Cela ne veut pas dire que de telles pratiques sont interdites, mais cette transparence permettrait de mieux comprendre sinon les ingérences étrangères, du moins les discours venant de l'étranger. Un des grands problèmes que soulèvent les ingérences, c'est leur caractère dissimulé. Quand les choses sont volontairement occultées, le risque d'ingérence est grand.

Quatrièmement, il devrait être possible d'interdire bien plus strictement les conflits d'intérêts potentiels. Une loi américaine en cours d'examen prévoit l'interdiction, pour les anciens responsables politiques et administratifs, anciens ministres, présidents, élus, mais également pour les anciens fonctionnaires civils et militaires, de travailler pour le compte d'une puissance étrangère, soit globalement – restriction peut-être excessive –, soit pour certains pays. Je mesure la complexité d'en définir le périmètre : hors Union européenne, hors Alliance atlantique, hors Conseil de l'Europe ? On peut en discuter car certains pays ne soulèvent évidemment aucun problème. Un ancien ministre ou un ancien fonctionnaire peuvent fort bien conseiller une entreprise agricole suédoise, mais il n'en va pas de même quand un ancien responsable des services de renseignement anime une émission régulière sur Russia Today. Que des officiers généraux ou d'anciens hauts fonctionnaires soient invités régulièrement pour évoquer le dialogue franco-russe, toujours dans le même sens, cela me gêne.

Cinquièmement, il faudrait protéger les lanceurs d'alerte, en particulier lorsqu'ils travaillent sur de potentiels cas d'ingérence. La Commission européenne et la commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, Mme Dunja Mijatović, ont fait des propositions visant à dissuader la partie attaquante. Si un jugement montre le caractère illicite ou non fondé des poursuites, les auteurs doivent être condamnés à des dédommagements substantiels, voire à des amendes civiles en cas de procédures répétées, dites procédures bâillons ou Strategic Lawsuits Against Public Participation (SLAPP). Dans les deux cas précédemment cités, la volonté de déstabiliser plusieurs personnes de manière régulière et répétée était manifeste. C'est pourquoi les personnes attaquées devraient bénéficier d'une protection judiciaire améliorée et de la prise en charge des frais de procédure. En outre, une formation des juges sur les tentatives d'ingérence par des entreprises ou des États étrangers me paraît souhaitable.

Sixièmement, il convient d'étendre le champ de l'illégalité du trafic d'influence. Aujourd'hui limité au cas où une personne parlerait à une autorité supérieure de l'État, responsable des domaines régaliens, principalement le Président de la République et quelques ministres, une extension à la prise de parole publique serait un premier progrès. Quand des gens sont payés par une puissance étrangère pour reprendre ses narratifs sur des médias – véritables ou sociaux –, il s'agit d'une forme d'influence déguisée. L'article 435-2 du code pénal vise également l'influence auprès des organisations internationales, donc des assemblées parlementaires internationales. On se souvient du « Qatargate » au Parlement européen, et, il y a quelques années, du « Caviargate », au sein de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, avec les actions d'influence menées par l'Azerbaïdjan.

Ce champ devrait également être étendu à la législation relative à l'intelligence avec l'ennemi. Un toilettage ou une actualisation des textes pourraient faciliter l'incrimination lorsque sont en jeu des intérêts nationaux, européens ou liés à notre politique étrangère, tels que clairement explicités à l'article 410-1 du code pénal. Si l'on désignait tel État agresseur commettant des actes de nature terroriste comme État terroriste ou sponsor du terrorisme, l'intelligence avec l'ennemi changerait de nature. Pourquoi considérer différemment des organisations comme Daech, Al-Qaïda et la Russie de Poutine ? La différence – toutes ces organisations représentant un mal absolu – c'est que la Russie de Poutine a tué davantage de civils. Un tel dispositif affinerait la réglementation et la rendrait plus répressive.

Septièmement, nous pouvons tirer profit pour l'ordre juridique interne de la réglementation sur les sanctions adoptées dans le cadre de l'Union européenne. Lorsqu'il serait démontré qu'un tel a reçu indirectement, à travers une cascade de sociétés et de financements, de l'argent d'une société ou de l'État russe, ce qui est totalement exclu par les sanctions adoptées, il devrait pouvoir être directement incriminée.

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