Intervention de Nicolas Lerner

Réunion du mardi 20 juin 2023 à 21h00
Commission d'enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d'action des groupuscules auteurs de violences à l'occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements

Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure :

Je vous remercie d'associer à vos travaux la direction générale de la sécurité intérieure, dont j'aimerais préciser le rôle et le champ de compétences exacts par rapport à ceux de la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris et du service central du renseignement territorial. La direction générale de la sécurité intérieure, pas plus que les autres services de renseignement, ne s'intéresse aux mouvements extrémistes ni aux courants de pensée qui les sous-tendent. Notre compétence recouvre la façon dont certains individus estiment légitime de recourir à la violence pour faire triompher leurs idées et parvenir à leurs fins.

Cette violence s'exprime de trois manières. Le rôle et la compétence de la direction générale de la sécurité intérieure sont circonscrits à l'une d'entre elles.

La violence des courants ultras s'exprime d'abord sous la forme de troubles à l'ordre public. Ils se livrent, en marge de manifestations ou par des rassemblements de voie publique, à des actions violentes pour servir leur cause. Le deuxième degré de violence consiste en des actions clandestines conçues et menées par ces groupuscules, notamment des dégradations de biens telles que des saccages de locaux. Le troisième niveau de violence est l'action terroriste, qui relève de la direction générale de la sécurité intérieure.

Depuis 2017, ont été déjoués onze projets portés par des groupuscules ultras et qualifiés par la justice de terroristes. Certaines affaires, dont la procédure est toujours en cours, seront jugées dans les prochains jours. Sept projets étaient le fait d'individus clairement marqués à l'ultradroite. Trois autres peuvent être rattachés à la mouvance complotiste, conspirationniste, antisystème et antigouvernementale. La dernière affaire, mise au jour fin 2020, était imputable à des individus appartenant à l'ultragauche.

Le champ de compétence de chaque service ne pouvant être strictement délimité, ils sont en permanence amenés à échanger des informations. La direction générale de la sécurité intérieure suit certains individus et peut être conduite, dans ce cadre, à recueillir des données sur des gens susceptibles de se livrer à des troubles à l'ordre public ou à des dégradations. Si tel est le cas, nous informons le service central du renseignement territorial ou la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris, qui sont en charge de la prévention des troubles à l'ordre public.

S'agissant des actions clandestines, certaines relèvent du droit commun et d'autres d'une qualification terroriste, comme en témoignent nos débats avec l'autorité judiciaire au cours des dernières années. Lorsqu'un groupuscule d'ultragauche s'en est pris, en 2017, à une caserne de gendarmerie à Meylan, en visant directement les locaux et les habitations des gendarmes et de leurs familles, la justice a été saisie en droit commun. La direction générale de la sécurité intérieure, chef de file en matière de terrorisme, est amenée à suivre les auteurs de telles actions, qui sont à la frange du droit commun et du terrorisme. Elle échange à ce titre avec les services partenaires.

J'évoquerai successivement l'ultradroite et son évolution depuis 2015, puis l'ultragauche.

La menace que représentent les individus, les groupuscules et les groupes d'ultradroite est en hausse constante dans les sociétés occidentales depuis 2015. Cette année-là, en matière de sécurité du continent européen, est charnière : plusieurs pays ont été victimes d'attentats et la guerre en Syrie a provoqué un afflux de réfugiés. Ce contexte sécuritaire et migratoire a redonné vie à certains groupuscules que nous suivons.

Par ailleurs, le corpus idéologique de l'ultradroite s'est internationalisé. Certaines théories telles que l'accélérationnisme, certaines figures héroïques et certains mythes sont désormais partagés par les activistes occidentaux, notamment ceux qui sont passés à l'acte et qui ont commis des actions terroristes à l'étranger dans le cadre de corpus idéologiques précis. Il existe en quelque sorte une « internationale de la race blanche » particulièrement vivace. En outre, la crise sanitaire aiguë que nous avons connue est propice à la recherche de solutions rassurantes et à la promotion de théories complotistes. Nous l'avons directement constaté dans au moins trois affaires traitées par la direction générale de la sécurité intérieure.

J'ajoute, à titre professionnel et personnel, que le contexte politique depuis un an et demi explique en partie le regain de violence auquel nous assistons, qu'il soit le fait de l'ultradroite ou de l'ultragauche. La menace que représentent les courants activistes a décru dans les six à dix mois ayant précédé les élections du printemps 2022, ce qui est logique en démocratie. Nous avons constaté ce phénomène de canalisation, par le processus démocratique et électoral, des énergies à l'extrême gauche comme à l'extrême droite. Nous avons d'ailleurs été amenés à interrompre la surveillance de certains individus au motif qu'ils avaient rejoint un courant politique, cessant par là même d'être porteurs d'une menace violente, ce qui constitue notre ligne rouge. Cette forme d'accalmie, qui s'est prolongée jusqu'à la fin de l'année dernière, a apaisé les craintes, exprimées par plusieurs de mes prédécesseurs, que la France soit à son tour victime d'une action terroriste d'ultradroite.

Pour la direction générale de la sécurité intérieure, deux éléments contribuent à expliquer le regain de violence que nous vivons depuis le début de l'année, et qui justifie la création de votre commission d'enquête. Il y a une forme de rhétorique politique galvanisante – c'est le citoyen qui parle – susceptible de laisser penser que la violence est légitime, voire qu'elle est la seule façon de faire triompher ses idées compte tenu du décalage entre le temps parlementaire et celui que les militants estiment opportun pour mener leur lutte. Il y a aussi la réforme des retraites, qui a permis à la gauche dans toutes ses composantes de reprendre possession de la rue, ce qui a entraîné depuis quelques mois une réaction nette de l'ultradroite : celle-ci, refusant de laisser la rue à l'ultragauche, a organisé des actions violentes contre les participants aux manifestations ou au blocage d'universités, et des protestations contre des projets locaux tels que la création de centres d'accueil pour demandeurs d'asile.

Les attentats attribuables à l'ultradroite déjoués depuis 2017 relevant de notre champ de compétence présentent deux modes opératoires. Le premier est une forme de dérive et de radicalisation individuelles, souvent solitaire et isolée, d'individus dont les interactions avec autrui se limitent au monde numérique et qui, par fascination pour des idoles ayant commis des attentats – Brenton Tarrant par exemple –, voient dans l'action la possibilité d'accéder à la reconnaissance. L'attentat déjoué à Limoges en 2020 s'inscrit dans ce cadre. L'autre processus est la constitution de petites cellules présentant deux caractéristiques : en marge de groupes ou d'associations ayant pignon sur rue et menant une action de contestation légale, et considérant, dans une logique de radicalisation, que ces modes opératoires légaux ne suffisent plus dans un contexte caractérisé par l'urgence migratoire et le grand remplacement. L'autonomisation de ces petits groupes à partir d'un collectif prônant des méthodes d'action acceptables en démocratie est toujours associée à l'affirmation d'une personnalité charismatique qui se présente en chef.

S'agissant de l'ultragauche, elle est plus difficile à suivre que l'ultradroite en raison de sa moindre appétence pour la structuration et l'organisation. Elle se présente comme une nébuleuse, au contraire de l'ultradroite qui, au cours des dernières années, a eu à cœur de se structurer en réseaux, cellules et groupes, concevant son organisation sur un mode militaire. Deux grands courants sont suivis par les services de renseignement. La mouvance anarcho-autonome, qui prône la radicalité, a pour caractéristique de s'opposer à toute forme de régulation sociale et de gouvernement, conformément à ses idées antisystèmes proches de l'anarchisme. Les groupuscules de cette mouvance, qui considèrent que toute autorité n'ayant pas été librement consentie à leur échelle est illégitime, alimentent les zones à défendre et les squats. Quant à la mouvance antifasciste, elle est guidée par la lutte contre l'extrême droite.

Les thèmes de mobilisation de l'ultragauche sont la violence et l'oppression d'État, l'extrême droite, les symboles du capitalisme et, de façon croissante, les questions environnementales. La tendance nouvelle qui s'est affirmée ces derniers mois est la façon dont certains militants connus pour leur engagement à l'ultragauche ont épousé la cause environnementaliste. Ils ont mis leurs méthodes d'action, parfois violentes, à son service.

La menace d'ultragauche pèse d'abord sur l'ordre public et l'intégrité des biens, de deux façons. Il y a, d'une part, l'infiltration de rassemblements sur la voie publique pour les faire dégénérer et viser les symboles capitalistes et gouvernementaux ou, par exception à leur habitude de s'en prendre aux biens, les membres des forces de l'ordre. On relève, d'autre part, l'affrontement avec la mouvance opposée : si l'ultradroite a été à l'initiative, au cours des derniers mois, de certaines confrontations avec l'ultragauche, celle-ci a aussi provoqué des rixes et mené des raids envers les sympathisants adverses.

Par ailleurs, des individus ou des groupes d'ultragauche ont été impliqués, au cours des dernières années, dans des actions clandestines, notamment des campagnes d'incendies, soit au fil de l'eau, soit dans le cadre de campagnes coordonnées à l'échelon européen, en soutien à tel ou tel activiste incarcéré en Italie, en Grèce ou en France. Certains phénomènes incendiaires visant des antennes relais de téléphonie, des véhicules diplomatiques ou des véhicules de sociétés liées au monde pénitentiaire par la construction de prisons ou de centres de rétention administrative s'inscrivent dans ce cadre.

La majorité de ces faits est imputable à des individus d'ultragauche. Une procédure judiciaire en cours vise un individu interpellé il y a un an, auquel sont imputés plus de soixante-dix faits incendiaires commis à Paris. Il assume et revendique ses actes contre des symboles étatiques et diplomatiques. Il s'agit également d'actions de sabotage, revendiquées comme telles, de symboles du grand capitalisme tels que la société Lafarge, victime d'une attaque dont les auteurs présumés sont traités par un service partenaire dans une procédure judiciaire en cours. Ces actions directes se situent à la marge du droit commun et du terrorisme.

Cette observation m'amène au risque terroriste que représente la mouvance d'ultragauche. Le mot d'écoterrorisme employé par le ministre de l'intérieur, qui ne visait pas spécifiquement l'ultragauche, a fait débat. Pour notre part, nous dressons trois constats.

Premièrement, certaines actions imputables à l'ultragauche au cours des dernières années présentent un niveau de gravité très élevé. Si elles n'ont pas été qualifiées de terroristes, elles n'en sont pas moins à la frange du terrorisme. Deuxièmement, l'ultragauche mène des actions clandestines. Troisièmement, si une forme d'idéologie d'ultradroite se manifeste à l'identique dans les démocraties occidentales, l'ultragauche a ceci de propre, en Europe, qu'elle se structure en courants par-delà l'idéologie, comme l'ont illustré les événements de Sainte-Soline et la manifestation contre la liaison ferroviaire Lyon-Turin la semaine dernière.

Au cours des derniers mois, certains groupes d'ultragauche se sont signalés, notamment en Grèce et en Italie, par des actions qualifiées de terroristes par la justice de ces pays, qui sont des démocraties. Lorsque l'on place un engin incendiaire devant le domicile d'un policier, comme c'est arrivé en Italie en avril, que l'on assume de viser une personne et qu'un site d'ultragauche en France salue cette action et la légitime en disant qu'il faut s'en prendre, non aux symboles de l'État, mais à ceux qui l'incarnent, j'estime que l'on franchit la limite du terrorisme. Certains groupes ou militants, en Grèce et en Italie, sont passés à l'acte terroriste ces dernières années. Cela justifie l'attention des services de renseignement.

Le cœur des compétences de la direction générale de la sécurité intérieure est le haut du spectre des actions menées par les groupes extrémistes et la composante terroriste, d'autres services étant chargés du reste. Comme nul ne sait d'avance qui, parmi les individus suivis par les services de renseignement, tombera dans le terrorisme, le travail que nous menons avec les autres services consiste à détecter ceux qui sont le plus susceptibles de basculer.

Dans la période récente, deux éléments relèvent d'une forme de continuité avec les phénomènes que nous constations auparavant.

Le premier élément est la manière dont, dans certains rassemblements, l'implication de collectifs et de groupes d'ultragauche a été l'étincelle qui les a fait dégénérer. Comme le montre la chronologie des manifestations contre la réforme des retraites, le recours à l'article 49, alinéa 3, de la Constitution et l'irruption de groupuscules et de mouvances d'ultragauche ont nettement contribué à pervertir des manifestations qui, tenues auparavant par les organisations syndicales, se déroulaient dans le plus grand calme et avaient été saluées pour cela. Nous avions constaté semblable évolution lors de l'adoption de la loi relative au travail en 2016 et pendant le mouvement des gilets jaunes dont sont issus, avec une détermination ou une radicalisation accrues, nombre des profils que nous suivons. L'ultragauche a la capacité de faire dégénérer des manifestations. C'est un phénomène connu qui n'a rien de surprenant.

Le second élément est la façon dont certains modes opératoires des groupuscules d'ultragauche sont repris et déclinés par des individus moins politisés.

Les mouvements sociaux du printemps se caractérisent par trois phénomènes. On note d'abord l'entrée dans la danse de collectifs d'ultragauche ayant pour effet de faire dégénérer les rassemblements. On relève ensuite le refus de chaque extrême de laisser la rue à l'autre, qui explique que l'ultradroite soit venue faire le coup de poing à Saint-Brévin contre une manifestation déclarée par l'ultragauche, et qu'elle s'oppose ici ou là à des projets d'accueil de demandeurs d'asile ainsi qu'à des concerts au motif que tel chanteur est membre de la communauté homosexuelle. Il y a enfin l'appropriation des thèmes environnementaux par une partie de l'ultragauche, qui constitue une nouveauté.

Sur ce dernier point, par-delà la proximité idéologique, les têtes pensantes des mouvements de défense de l'environnement, les Soulèvements de la Terre récemment, ont activement cherché à obtenir le soutien des antifascistes. Comme l'ont clairement documenté les services, sans préjuger de l'issue des procédures judiciaires, les émissaires des Soulèvements de la Terre ont, avant Sainte-Soline, fait le tour des communautés d'ultragauche en France et des sympathisants antifascistes en Europe pour les inviter à participer. Quand on parle à ces groupuscules, on sait à quoi s'attendre. La façon dont les thèmes environnementaux peuvent être utilisés par les mouvances d'ultragauche, à tout le moins rejoindre leurs préoccupations, est une nouveauté des derniers mois.

Un deuxième phénomène nous questionne, ainsi que les autres services qui sont en première ligne : certains rassemblements ont dégénéré en violences dans des villes qui ne sont pas des bastions de l'ultragauche, telles que Charleville-Mézières et Nancy. À Rennes, Nantes et Lyon, nous nous y attendons. Dans certaines petites villes, le niveau de mobilisation a été très élevé et les exactions surprenantes.

J'en viens aux constats que la direction générale de la sécurité intérieure a dressés au cours de ses procédures, sur la base de l'observation des interpellations effectuées en marge des manifestations.

D'abord, peu d'individus interpellés sont connus des services pour leur engagement idéologique ou leur activisme violent. Un sur deux est identifié des services de police ou de justice pour des faits de droit commun. S'agissant de l'ultragauche, cela n'a rien de surprenant en raison de ses théories sur le comportement en manifestation, qui dictent le moment où s'interrompre et la façon de déclarer, en garde à vue, une fausse identité.

Ensuite, des profils très variés s'agrègent autour d'un noyau et d'appels de l'ultragauche à manifester ou à commettre des actions violentes. Parmi eux, nous avons trouvé des individus détectés parmi les gilets jaunes. Ce mouvement s'étant largement essoufflé, ils expriment par d'autres moyens leur détermination, leur révolte et leur frustration.

Parmi les phénomènes incendiaires que j'évoquais précédemment, nombreux sont imputables à l'ultragauche, mais aussi à d'anciens gilets jaunes. D'autres se sont illustrés dans les projets terroristes que nous avons déjoués. Quoique difficiles à caractériser idéologiquement, ils n'en ont pas moins fédéré, autour de thèses complotistes, beaucoup d'anciens gilets jaunes radicalisés.

Ce qui mérite des investigations complémentaires, que la direction générale de la sécurité intérieure ne mènera pas en première ligne mais suivra avec intérêt, c'est la façon dont des manifestations peuvent, dans certaines communes, dégénérer sans que l'empreinte de l'ultragauche soit aussi massive qu'ailleurs. Ce phénomène a émergé lors du mouvement des gilets jaunes, par exemple lorsque la préfecture de la Haute-Loire a failli être incendiée alors même que Le Puy-en-Velay n'est pas un bastion de l'ultragauche. Le ressort de ce phénomène est l'attitude antisystème, antigouvernementale, anti-élites et anti-élus.

À l'échelon international, l'ultradroite est surtout soumise à une influence idéologique qui constitue une force d'encouragement mutuel à passer à l'acte. L'ultradroite, en Europe comme ailleurs, est dépourvue de structuration opérationnelle. Tel n'est pas le cas de l'ultragauche, qui rassemble un courant idéologique structurant et une capacité de mobilisation ainsi que de conception collective d'actions. S'agissant par exemple des actions incendiaires, lorsque la scène d'ultragauche lance le mot d'ordre de s'en prendre aux symboles de l'État, elles ont lieu dans presque tous les pays d'Europe.

Plusieurs exemples récents confirment cet état de fait. À Sainte-Soline, les services ont confirmé la présence d'au moins 200 personnes qu'ils suivent. C'est à cause de l'implication directe de militants d'ultragauche venus d'Europe que l'événement a dégénéré. Les témoignages des manifestants qui n'ont pas été particulièrement violents, soit la majorité d'entre eux, montrent l'implication et la détermination d'activistes italiens, allemands, belges et suisses caractérisés par leur extrême violence.

S'agissant de la manifestation contre la liaison ferroviaire Lyon-Turin, la coopération entre les services français et italiens a permis d'interdire l'accès au territoire national, non à tous les Italiens car le droit prévoit que toute interdiction administrative du territoire doit être motivée individuellement, mais à 140 individus, ce qui a probablement déstabilisé la conduite des opérations. Des militants étrangers ont également été interpellés lors d'actions ponctuelles.

Ainsi, l'ultradroite est caractérisée par un courant idéologique structurant et galvanisant, l'ultragauche par sa capacité à se mobiliser sur des actions de voie publique.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion