Intervention de Nicolas Lerner

Réunion du mardi 20 juin 2023 à 21h00
Commission d'enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d'action des groupuscules auteurs de violences à l'occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements

Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure :

Sur l'activité des services de renseignement en général dans les semaines ayant précédé le recours à l'article 49, alinéa 3, de la Constitution, la réponse est affirmative. Sans donner l'alerte – tel n'est pas leur rôle –, ils ont éclairé les autorités sur l'effet de mobilisation, fédérateur d'une partie des mouvances ultras, qu'aurait inévitablement cette option, dont le rôle de déclencheur n'a pas surpris les services qui l'ont documenté.

S'agissant du lien entre les profils suivis pour terrorisme et les manifestations, je l'établirai dans un double sens. La plupart des projets d'action terroriste détectés ou entravés au cours des dernières années par nos services et par les services étrangers émanent de l'ultradroite. Nous avons identifié deux profils : des individus connus des services pour leur engagement militant ou associatif au sein de structures qui ne sont pas elles-mêmes en cause ; d'anciens gilets jaunes radicalisés qui, privés d'exutoire par la fin de leur mouvement, ont rejoint des projets d'action violente.

Trois dossiers en particulier méritent d'être cités. Le projet Azur, dont la qualification de coup d'État a pu faire sourire, était préparé par des individus qui s'organisaient à cette fin, échafaudant des structures régionales confiées à d'anciens militaires. Les deux autres projets d'action visaient respectivement une loge franc-maçonne dans l'est de la France et la communauté juive. Tous étaient fomentés par d'anciens gilets jaunes radicalisés ou par des individus dans leurs ramifications.

Tel est le premier des phénomènes auxquels nous sommes confrontés : des individus que nous détectons dans les manifestations, où ils sont impliqués dans des violences, et qui potentiellement s'engagent dans des projets radicaux. Par définition, il est difficile, pour la période récente, de dire combien d'entre eux participeront demain à un projet terroriste. Ce qui est sûr, c'est que des individus suivis par la direction générale de la sécurité intérieure car susceptibles de constituer un risque terroriste ont participé aux manifestations récentes. C'est la raison pour laquelle ma direction générale, dans le cadre de la répartition des compétences entre services, s'implique dans la préparation et la gestion de ces manifestations.

S'agissant du lien avec les structures associatives, il est avéré dans les affaires que nous avons traitées. Bien entendu, mon propos ne porte pas sur elles, mais sur les individus qui ont eu un parcours associatif et qui, à un moment donné, connaissent une forme de dérive individuelle ou intègrent un groupuscule.

Sur l'écoterrorisme, je formulerai trois observations. La première est factuelle : la France n'a pas été confrontée, judiciairement parlant, à des actions écoterroristes. Aucun fait s'inscrivant dans la défense de l'environnement n'a été qualifié de terroriste par la justice.

La seconde observation est que ce phénomène n'en est pas moins une réalité, donc une grande préoccupation des services. Pour des militants de la cause environnementale, nous sommes confrontés à une menace climatique vitale pour notre pays, notre démocratie et le monde en général. Elle est non seulement vitale mais prochaine ; ce n'est pas l'explosion du soleil dans 4 milliards d'années, mais un péril à court terme. De surcroît, ils sont convaincus que les autorités font preuve d'une inaction coupable. Persuadés, en leur for intérieur, que nous menons l'humanité à sa perte sans en avoir conscience, ces individus considèrent les actions d'éclat et la violence comme la seule façon de provoquer une prise de conscience. Cette conviction, documentée et théorisée, est exprimée par de nombreux individus que nous suivons. Elle nous préoccupe.

La troisième observation est que les récentes actions portées par la mouvance ou par des thèmes environnementaux – saccage d'une usine Lafarge, manifestation à Sainte-Soline – suggèrent que des militants assument un niveau de radicalité susceptible de les amener à une action terroriste. La limite aurait été franchie si, par exemple, les militants s'en étaient pris physiquement aux dirigeants de l'usine Lafarge, ce qui aurait pu faire basculer la qualification judiciaire des faits.

En résumé, le phénomène n'a pas de réalité judiciaire mais il préoccupe fortement les services de renseignement en raison de la radicalité de certains individus que nous suivons. Le risque qu'une partie de la mouvance d'ultragauche dégénère dans le terrorisme est pour nous réel, d'autant que ses militants sont rompus aux techniques de la clandestinité. Mes enquêteurs nourrissent la crainte, justifiée par les trente dernières années et l'histoire de l'Italie comme de l'Allemagne, qu'une poignée d'individus ne s'inscrivent dans une dérive radicale. Le projet déjoué fin 2020, dont l'instruction judiciaire est en cours, s'inscrit dans ce cadre. Notre vigilance tient aussi au fait que ces mouvances entretiennent des liens entre elles et se forment en partie de façon commune. Nous sommes notamment attentifs aux militants d'ultragauche qui combattent ou ont combattu aux côtés des Kurdes en Syrie et en Irak, au Rojava. Ils reviennent sur le territoire national aguerris et connectés à leurs homologues de Grèce et d'Italie.

En ce qui concerne les affrontements entre les deux mouvances ultras, il faut conserver à l'esprit, comme en matière de terrorisme islamiste, que ces phénomènes sont éminemment fluctuants et cycliques. Chacun se souvient du meurtre de Clément Méric et de la façon dont les choses avaient dégénéré à sa suite en 2013. La dissolution de mouvements décrétée alors par le ministre de l'intérieur, Manuel Valls, a porté ses fruits, notamment à l'ultradroite, qui en avait été déstabilisée. Personne ne prétend que dissoudre un groupuscule permet de faire changer d'avis des milliers de personnes et que, du jour au lendemain, la parution du décret en Conseil des ministres range aux oubliettes les idées radicales. Mais cela permet d'affaiblir la mouvance même si, trois ou quatre ans plus tard, des générations nouvelles s'étaient formées à l'ultradroite.

Le risque d'affrontement est réel. Les incidents, parfois violents, opposant les tenants réels ou supposés de ces idéologies n'ont rien de nouveau. Leur multiplication, qui à mes yeux a pour origine la volonté de démontrer que la rue n'appartient à personne et de faire en sorte qu'aucune de ces mouvances n'ait le monopole de l'action coup de poing, est préoccupante.

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