Intervention de Gwenaël Imfeld

Réunion du mercredi 6 septembre 2023 à 10h10
Commission d'enquête sur les causes de l'incapacité de la france à atteindre les objectifs des plans successifs de maîtrise des impacts des produits phytosanitaires sur la santé humaine et environnementale et notamment sur les conditions de l'exercice des missions des autorités publiques en charge de la sécurité sanitaire

Gwenaël Imfeld, directeur de recherche CNRS au sein de l'Institut Terre Environnement de Strasbourg :

Mon intervention a pour objectif de vous présenter un état de l'art succinct, de vous donner quelques repères sur l'impact des pesticides sur la qualité de l'eau pour contribuer au socle commun et comprendre l'absence de diminution des quantités et des risques associés aux pesticides. J'aborderai 5 points : les pesticides et la qualité de l'eau ; le transport de pesticides des sols vers les eaux ; l'état de la contamination et les impacts des pesticides sur la qualité chimique ; l'impact des pesticides sur la qualité biologique, notamment la biodiversité aquatique ; et enfin, les leviers d'action.

Neuf limites planétaires dans lesquelles l'humanité peut évoluer durablement en sécurité ont été définies. La transgression d'une seule de ces limites, que sont la biosphère, les changements de territoires, l'utilisation de l'eau, les flux biogéochimiques ou encore le changement climatique, peut entraîner des effets néfastes susceptibles de s'étendre à l'échelle continentale et planétaire.

Les pesticides et les produits de transformation font partie des entités nouvelles de la pollution chimique. Ils présentent trois caractéristiques : persistance, mobilité, impact sur le vivant. Les limites planétaires sont actuellement transgressées par l'accroissement des productions et des rejets de ces nouvelles entités chimiques, dont les produits de transformation des pesticides, par l'arrivée constante de nouvelles molécules au potentiel de risque très varié et qui peuvent interagir et par le dépassement de notre capacité à évaluer et à contrôler la sécurité des milieux, ainsi que l'a rappelé Agathe Euzen.

Les produits biocides, qui regroupent les pesticides, les produits phytosanitaires ou phytopharmaceutiques, les désinfectants et les antibiotiques, sont destinés à détruire, repousser et rendre inoffensifs les organismes considérés comme nuisibles par l'humain.

Les produits phytosanitaires sont régis par la directive européenne 91/414 qui a pour objectif de protéger les végétaux contre tout organisme nuisible. Actuellement, 500 molécules actives sont autorisées au sein de l'Union européenne, dans plus de 3 000 formulations commerciales. À l'échelle mondiale, la consommation des pesticides augmente ou stagne.

Les conséquences sanitaires et écologiques sont connues et décrites par la science depuis maintenant plusieurs décennies. Les objectifs internationaux de conservation de la biodiversité ne peuvent être atteints sans réduction de l'utilisation des pesticides. L'Union européenne fixe des critères stricts pour l'utilisation des pesticides mais leurs effets sur les écosystèmes sont peu intégrés. Une partie des pesticides est externalisée en dehors de l'Union européenne. C'est un point essentiel. En effet, quand nous importons de la nourriture, nous importons également les pesticides utilisés, par exemple, en Amérique latine, pour la déforestation et la culture du soja. Ces produits font ainsi partie du bilan pesticide français.

Les ingrédients actifs des pesticides s'accumulent dans les sols, ont des effets parfois persistants, ruissellent vers les cours d'eau et s'infiltrent dans le sol vers les eaux souterraines. Les insecticides ont une efficacité importante sur les insectes ciblés mais aussi sur les insectes non ciblés, en très petites quantités, notamment sur les invertébrés et sur les pollinisateurs. Les fongicides sont fréquemment appliqués de façon prophylactique et ont des effets avérés sur différents organismes, dont les champignons des sols et des rivières, qui jouent un rôle écosystémique essentiel. Enfin, les herbicides sont les substances actives les plus utilisées. Ils sont également employés dans un contexte urbain et dans l'habitat.

Les pesticides sont présents en grande quantité dans les matériaux de la vie quotidienne, notamment dans les peintures et les enduits pour la protection herbicide des façades des bâtiments. Les peintures contiennent entre 0,1 et 0,5 % d'herbicide, par exemple de la terbutryne, qui est interdite depuis plusieurs décennies pour les usages agricoles. Les consommateurs, les services municipaux et les professionnels du bâtiment sont peu informés de la présence de ces substances, alors qu'il existe des alternatives comme les peintures minérales et les bâtiments durables pour construire les villes de demain. Nos travaux montrent une transformation importante des pesticides utilisés dans les peintures et les enduits sur les façades des bâtiments. En effet, l'énergie solaire transforme une partie des molécules de pesticides en produits de transformation inconnus, potentiellement toxiques, et libérés à l'occasion des pluies qui atteignent les façades, dans une proportion plus grande que celle observée pour les pesticides. Le mélange de pesticides et de produits de transformation atteint le sol, puis les eaux de surface et les eaux souterraines, en suivant les écoulements dans les systèmes séparatifs ou unitaires. Dans les écoquartiers, la gestion alternative des eaux pluviales prévoit une infiltration directe et pose de nouvelles questions liées au transfert de pesticides provenant des habitations dans les sols et dans les nappes phréatiques. Cet impact sur les eaux est encore peu connu.

Lorsque les pesticides sont appliqués dans leur formulation commerciale, ils se transforment lentement ou rapidement, en fonction de leurs caractéristiques physico-chimiques et de leur exposition au soleil. Ils sont transformés totalement ou partiellement et génèrent des produits de transformation. Lors d'événements pluvieux, ils s'infiltrent vers la nappe à travers le sol et peuvent encore se transformer, entraînant le transport de nouveaux pesticides et de nouveaux produits de transformation. Ils parviennent ensuite dans les cours d'eau où ils peuvent être transportés en aval ou s'accumuler dans les sédiments. Les pesticides peuvent aussi être directement exportés des parcelles vers les cours d'eau par ruissellement.

Pour vous donner un ordre de grandeur des quantités en jeu, j'ai choisi de vous montrer les résultats d'une étude de terrain représentative dans un bassin-versant du Bas-Rhin d'environ 120 km2. La masse totale de l'herbicide S-métolachlore appliqué dans le bassin est de 7 000 kilogrammes par an. Environ 90 % de cette masse est dégradée dans le sol, entraînant la formation de produits de transformation, dont l'ésamétolachlore et l'oxamétholachlore. En 2019, année peu ruisselante, l'export représentait moins de 0,5 % de la masse initialement appliquée. Cela peut paraître peu mais correspond à des concentrations dans le bassin-versant supérieures à 2 microgrammes par litre, au-delà des normes de qualité environnementale. Par ailleurs, l'export des produits de transformation excède très largement celui du S-métolachlore, ce qui reflète sa dégradation dans les sols.

La qualité de l'eau se caractérise d'un point de vue chimique et biologique. La qualité dépend de l'usage. Les normes diffèrent pour l'eau potable, l'irrigation de cultures ou pour l'alimentation des cours d'eau naturels. En France et en Europe, l'eau est une denrée très réglementée et sa qualité est étroitement suivie. L'eau du robinet est généralement d'excellente qualité, notamment grâce à la compétence des syndicats des eaux, mais il peut arriver, ponctuellement, qu'elle ne soit pas conforme. Au moins une fois en 2018, 9,4 % de la population, soit 6 millions de personnes, ont été alimentées par une eau non conforme, aux limites de qualité autorisées pour les pesticides. Cette situation reflète le problème des aires de captage des eaux potables.

Les réseaux de mesure dans les cours d'eau sont denses et les mesures fréquentes. En 20 ans, le nombre de points de mesure a doublé en France et les prélèvements sont effectués 9 fois par an. La majorité des mesures concerne les pesticides.

Entre 2010 et 2018, la concentration moyenne en pesticides des eaux souterraines a augmenté mais les résultats sont très hétérogènes en fonction des bassins hydrographiques. Au moins un pesticide est détecté dans 80 % des 2 340 points de mesure des réseaux de surveillance de la qualité. La concentration en pesticides est supérieure à 0,5 microgrammes par litre sur 35 % des points de mesure, contre 14 % en 2010. Les pesticides déclassent 73 % des masses d'eau déjà en mauvais état. Cela traduit l'héritage des anciens pesticides, avec les métabolites d'atrazine, aujourd'hui interdite en France, ou du dimétachlore quantifiés dans 55 % des stations de mesure. Cela reflète des temps de transfert entre le sol et les nappes extrêmement longs. En 2020, les substances les plus quantifiées sont les métabolites du métolachlore, du métazachlore, du dimétachlore, du bentazone, du chlortoluron et du glyphosate. Les résidus de pesticides tendent à persister dans les eaux souterraines, en raison notamment d'une masse microbienne moins importante que dans les cours d'eau. Cette évolution de la qualité globale des eaux souterraines pose également la question de la vulnérabilité des aires d'alimentation des captages aux pollutions diffuses et des actions à mener en priorité sur ces aires.

S'agissant de la contamination des cours d'eau, l'indice « pesticides » (IPCE) est en baisse de 20 % depuis 2008. C'est un indice intéressant qui tient compte des concentrations et des effets connus des pesticides. Cette baisse est hétérogène en fonction des régions et traduit l'impact de la réglementation, avec la substitution par de nouvelles molécules comme le pendiméthaline – un herbicide – ou la cypermethrine – un insecticide. L'indice n'intègre pas l'effet d'autres micropolluants. Plusieurs micropolluants qui n'existaient pas en 2008 sont aujourd'hui détectés et jouent un rôle en termes d'écotoxicité. Il ne faut pas non plus banaliser les pesticides dans les eaux de surface. Leur présence traduit un transfert entre le sol et l'eau, qui n'est souvent pas anticipé et qui n'est pas prédit par les autorisations de mise sur le marché.

Pour examiner l'impact des pesticides sur la qualité biologique des eaux, je vous propose de me concentrer sur les invertébrés aquatiques. Si nous observons une diminution de l'indice pesticide pour les cours d'eau, une étude récente indique que la reconstitution de la biodiversité des macro-invertébrés des eaux douces européennes s'est arrêtée depuis 2010. La littérature scientifique note un fort impact sur la biodiversité taxonomique des macro-invertébrés des petits cours d'eau agricoles européens, avec une contribution significative des insecticides. Ces derniers sont responsables du mauvais état écologique de 30 % des petits cours d'eau, d'une réduction de 50 % de l'abondance des macro-invertébrés et de 40 % de la richesse spécifique.

Il faut également noter des effets chroniques avérés à des concentrations largement inférieures aux seuils de toxicité réglementaires de l'Union européenne. On constate un risque fort de dégradation des communautés sur 20 % du territoire européen, en raison d'effets directs et indirects. On observe aussi une perturbation des interactions biotiques entre les différentes populations et du cycle de la matière organique à l'échelle des écosystèmes. Par exemple, l'herbicide terbutryne peut détruire des populations d'algues, ce qui a un impact sur les invertébrés qui s'en nourrissent.

Globalement les travaux de la recherche au cours de la dernière décennie montrent des effets indirects multiples qui sont ignorés par la réglementation. Ils incitent à créer de nouveaux cadres conceptuels pour les prendre en compte, en examinant notamment le rôle des interactions biotiques dans la toxicité des pesticides à l'échelle des écosystèmes et du paysage, et à mettre en place des indicateurs unifiés de biodiversité phylogénétique et fonctionnelle.

Par ailleurs, il apparaît que le réchauffement global et la variation des conditions hydrologiques associée auront probablement des effets directs ou indirects significatifs sur le transport et la transformation des pesticides et sur la qualité des eaux françaises. L'augmentation attendue des températures, l'impact des patrons de pluie et des pressions sur les ravageurs et les maladies risquent d'entraîner des changements sur la contamination microbienne et toxique dans les aliments, des changements dans l'utilisation des pesticides en termes de quantité, de dose, de fréquence et de type, et davantage de dégradation des pesticides dans les sols, ce qui va entraîner une production chronique de produits de transformation.

La combinaison des stress chimiques – comme les pesticides – et physiques – par exemple, les étiages-crues – sur les organismes et les écosystèmes peut entraîner des réactions plus rapides et plus intenses au changement climatique. Nous avons besoin de systèmes résilients aux extrêmes hydro-climatiques et d'une diminution des intrants.

En conclusion, compte tenu de l'état de la contamination des eaux superficielles et souterraines, nous devons identifier rapidement les moyens de réduire l'impact des pesticides sur la qualité des eaux pour préserver la biodiversité, les fonctions écosystémiques et la santé globale. En effet, la santé des écosystèmes et la santé humaine sont intimement liées. Cela passe par la réglementation et par la surveillance, qui sont exigeantes mais qui ne protègent pas suffisamment la qualité chimique et la biodiversité aquatique. Il nous faut mieux comprendre les effets sur la biodiversité et les écosystèmes, les impacts des dérogations. Il nous faut améliorer nos réponses aux nouveaux risques qui apparaissent après la mise sur le marché des produits. Il s'agit aussi de mieux intégrer à notre réflexion les sciences humaines et sociales et certaines connaissances non-académiques, notamment pour analyser le fonctionnement des acteurs impliqués dans le processus d'encadrement des pesticides, ainsi que la fabrication de l'évaluation des risques environnementaux.

En termes de recherche, nous nous orientons désormais de plus en plus vers des suivis non ciblés, pour détecter de plus en plus de composés. Nous cherchons également à élargir les tests d'écotoxicité à d'autres organismes et à d'autres écosystèmes, à intégrer la recherche sur l'holobionte – c'est-à-dire la compréhension de la plante dans ses assemblages d'espèce et ses interactions avec les autres organismes vivants – et à utiliser la modélisation pour travailler sur différents scénarios. Nous devons étudier les impacts des stress multiples –physiques, chimiques, effets cocktails, etc. – et les effets indirects en intégrant la biodiversité et les fonctions écosystémiques. Mais nous devons également intégrer et accepter que nous ne pourrons jamais tout connaître des impacts. Nous ne savons pas tout mais les connaissances sont déjà abondantes et permettent des décisions préventives et protectrices sans regret.

Enfin, nous cherchons à combiner les leviers d'action systémiques vers l'agroécologie pour la santé globale (écosystèmes, humains, animaux), par la prévention, en travaillant sur les choix de cultures et de variétés adaptées, sur les prairies des aires d'alimentation des captages, sur la diversification des cultures et des paysages, par des solutions mécaniques de non-labour ou d'enherbement, par des solutions biologiques, comme le biocontrôle, et par l'utilisation de biopesticides.

Cela peut passer par des développements pragmatiques, comme tenir l'objectif de 25 % de surfaces en agriculture biologique à l'horizon 2030, énoncé par le Pacte vert européen, prôner le zéro pesticides dans les villes et dans les villages et ne pas oublier que la réduction des pesticides commence par l'assiette, en intégrant des visions territoriales sur les systèmes alimentaires et en portant la réflexion sur les régimes alimentaires, l'offre et le choix des consommateurs et le lien entre les consommateurs et les producteurs.

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