Intervention de Jean-Pierre Farandou

Réunion du lundi 18 septembre 2023 à 14h00
Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

Jean-Pierre Farandou, président-directeur général de la SNCF :

Le groupe SNCF, particulièrement Fret SNCF, vit une situation que nous pouvons qualifier de difficile. Le rôle d'un dirigeant est théoriquement de développer l'activité de son entreprise, pas d'en organiser volontairement la réduction substantielle.

Que la situation soit compliquée pour les dirigeants n'est toutefois pas le plus important. L'essentiel, ce sont les femmes et les hommes qui constituent Fret SNCF. Nous devons nous mettre à leur place. Depuis que je suis président de la SNCF, je peux témoigner de leur engagement. Ils l'ont prouvé au moment du covid : au début de l'épidémie, alors que les protections dont disposaient les salariés étaient limitées, ils n'ont jamais rechigné à faire rouler les trains essentiels au fonctionnement du pays, transportant du carburant, des produits pour le traitement des eaux ou des médicaments. Ils étaient également présents lors de la reprise de l'économie. Ce sont des personnes courageuses, qui vivent des restructurations depuis une quinzaine d'années.

L'activité de transport de marchandises est-elle stratégique pour le groupe SNCF ? Chacun y répondra au cours des auditions. Personnellement, je pense que cette activité est stratégique. La SNCF a vocation à être un acteur incontournable du développement durable et à apporter des réponses aux enjeux de transport de voyageurs et de marchandises. En matière de transition écologique, le ferroviaire fait partie de la solution. Le report modal vers le train est un moyen d'adapter notre industrie et nos comportements et de limiter leur impact sur l'environnement.

Le transport de marchandises est une activité stratégique pour la SNCF, bien que son chiffre d'affaires soit modeste par rapport à celui du transport de voyageurs, qui a fortement augmenté. Je suis convaincu que le fret va se développer à court, moyen et long terme. Il contribue à la transition écologique en réduisant la part de la route et peut trouver son équilibre économique dans la durée.

De plus en plus de territoires ont envie de développer le fret ferroviaire. Les entreprises commencent à comprendre que pour réduire leur « scope 3 », qui pèse parfois lourdement dans leur bilan carbone, elles doivent inciter leurs fournisseurs et leurs clients à privilégier le rail.

Les enjeux liés à ce dossier sont importants, y compris d'un point de vue social, en particulier dans l'Est, dans le Sud et dans quelques autres régions de France.

Le secteur du fret connaît des difficultés structurelles. On estime souvent que celles-ci remontent aux années 2000. Étant un vieux cheminot, je pense que l'inversion de tendance est plus ancienne. Jusqu'au début des années 1980 – c'est-à-dire jusqu'au lancement du TGV –, le fret était considéré comme l'activité principale de la SNCF. À cette époque, la France était encore très industrielle ; il y avait de la sidérurgie, des mines, etc.

L'inflexion a été un peu sournoise, comme souvent. La France devenant moins industrielle, le fret a progressivement perdu ses clients naturels. Parallèlement, le transport de voyageurs s'est développé. La dynamique créée par le TGV s'est poursuivie avec la reprise par les régions du transport express régional (TER). Selon le principe des vases communicants, le transport de voyageurs a compensé la baisse du transport de marchandises, qui était accentuée par les gains de productivité considérables de la route.

Le fret a été victime d'un alignement négatif des planètes qui l'a rendu de moins en moins pertinent et l'a précipité dans une phase de déclin. Certains ont tenté de l'endiguer. Ces initiatives étaient sincères, mais elles n'ont pas réussi à inverser la tendance. D'autres pays en Europe y sont parvenus. Même si le contexte n'est pas forcément identique, il est toujours intéressant d'effectuer des comparaisons et de chercher à comprendre les raisons de ces divergences.

Comme vous l'avez rappelé dans votre introduction, le fret a besoin de s'appuyer sur des politiques publiques. Celles-ci sont d'autant plus indispensables pour les wagons isolés, qui ne peuvent pas être livrés aux lois du marché. Leur capacité est de 40 tonnes, soit l'équivalent d'un camion. Or la route offre beaucoup plus de souplesse. Il faut trois ou quatre jours pour remplir un wagon, l'incorporer dans un train, passer un ou deux triages et effectuer la livraison des marchandises. Pendant ce temps, le camion a déjà fait plusieurs allers-retours. Sans intervention publique, la logique est implacable : le camion ne peut que gagner contre le wagon isolé. Nous avons assisté à ce phénomène en France. Dans les pays qui ont adopté des politiques publiques en faveur du wagon isolé, comme l'Autriche ou l'Allemagne, celui-ci a mieux résisté.

En France, la qualité des sillons est également un problème. Les trains de fret ne circulent pratiquement plus le jour, car le trafic de voyageurs absorbe toutes les capacités du réseau. Ils ne peuvent donc circuler que la nuit et sont pénalisés par les travaux. Techniquement, ils pourraient rouler à 100 kilomètres à l'heure, mais dans les faits, leur vitesse est plutôt de 30 kilomètres à l'heure. Ils sont obligés de s'arrêter tout au long de leur parcours, souvent pour une ou deux heures.

Pour casser cette spirale du déclin, des aides structurelles au secteur et des choix d'infrastructures permettant d'améliorer le service sont indispensables.

L'ouverture à la concurrence n'a pas été une réussite pour Fret SNCF. Cet épisode est souvent rappelé, à juste titre, par les organisations syndicales. Même si elle facilite l'émergence de nouveaux acteurs et crée un peu d'émulation, l'ouverture à la concurrence ne suffit pas, à elle seule, à développer un secteur d'activité. Nous transportons moins de marchandises par le train aujourd'hui qu'en 2007, lors de l'ouverture à la concurrence. Ce sujet n'est pas l'objet de votre commission, mais les leçons que nous avons tirées de cette expérience peuvent peut-être profiter à d'autres secteurs. Pour engager une dynamique, l'ouverture à la concurrence doit s'accompagner de politiques publiques créant les conditions d'un développement du marché. Ce cumul est indispensable. Si la France instaure les conditions de ce développement, la concurrence jouera peut-être le rôle de stimulation du marché qu'elle n'a pas eu jusqu'à présent.

Par rapport à ses concurrents, les coûts sociaux supportés par Fret SNCF sont effectivement supérieurs. Jusqu'à la transformation en société anonyme, qui ne date que de 2020, cette entité était une division du groupe. Les conditions sociales y sont donc identiques, ce qui se traduit par une cotisation supplémentaire au régime spécial de retraite. Celle-ci n'est pas négligeable, puisque ce fameux « T2 » ajoute environ 10 % de cotisations. La réglementation du travail, que nous appelons le « RH 77 » dans notre jargon, est en outre un peu plus contraignante et peut conduire à une productivité du travail inférieure à celle des autres acteurs du secteur.

Par honnêteté intellectuelle et sans aucune volonté polémique de ma part, il me paraît difficile de ne pas évoquer le climat social au sein de Fret SNCF. À la suite de plusieurs réformes profondes, celui-ci est difficile et a pu déboucher sur des mouvements de grève, qui ont toujours des effets négatifs sur l'activité.

Il faudra certainement réfléchir à des solutions permettant de surmonter toutes les difficultés qui ont pesé sur le développement du fret ferroviaire en général et de Fret SNCF en particulier.

La dette de Fret SNCF n'est pas comptable, puisqu'il n'existait pas de société indépendante, mais elle était analytique et a pu être reconstituée. Elle est composée, pour moitié, des déficits accumulés chaque année depuis 2007. Ceux-ci correspondent à du « vrai argent ». Ce sont des salaires, des approvisionnements, etc. La SNCF les a donc supportés. Les surcoûts sociaux représentent environ 25 % du total, auxquels s'ajoutent les frais financiers. Au total, la dette s'élève à 5,3 milliards d'euros.

La situation s'est compliquée en 2016, lorsque des plaintes ont été déposées. Celles-ci ont conduit la Commission européenne à raidir sa position et à adopter une attitude plus agressive. Si elle avait eu l'intention de prendre son temps dans l'analyse du dossier – ce qui n'est pas certain –, les plaintes l'ont contrainte à agir. Les discussions qui ont eu lieu ont été menées par l'État. Je ne sais pas exactement comment elles se sont déroulées. Je n'étais de toute façon pas en poste à l'époque.

La ligne défendue par la France était de dire que ses pratiques avaient été transparentes et qu'elles étaient juridiquement acceptables. Elle estimait que l'activité de fret ferroviaire allait finir par se redresser. Le soutien qui lui était apporté correspondait donc à un investissement avisé, qui pouvait être justifié économiquement. Il s'inscrivait en outre dans une logique d'intérêt général, ce qui n'était pas déraisonnable pour une entreprise publique.

Compte tenu des discussions qui avaient eu lieu, l'État et le groupe SNCF espéraient avoir progressé dans la résolution du problème. La loi de 2018, qui a donné lieu à la réforme de 2020, rendait autonome l'activité de fret d'un point de vue économique et commercial, ce qui répondait à une demande ancienne de la Commission européenne. La nouvelle société anonyme simplifiée (SAS) devait être dotée d'un capital, qui a été fixé à 70 millions d'euros. Il restait à gérer la question de la dette.

Pour l'État comme pour le groupe SNCF, il était clair qu'une dette de plusieurs milliards ne pouvait pas être supportée par Fret SNCF. La nouvelle entité n'avait pas la surface financière suffisante. Il a donc été décidé de loger cette dette au sein de la société de tête. Ce choix a été annoncé en toute transparence. Rien n'a été caché.

Toutes les informations ont été données à la Commission européenne. À l'époque, celle-ci n'a ni approuvé ni réprouvé le choix qui avait été fait. Elle en a pris acte, sans donner son avis sur le fond.

Le danger qui avait été identifié – et la suite nous a donné raison – était l'ouverture d'une procédure. Il fallait absolument l'éviter et essayer de gagner du temps. C'était en tout cas l'objectif de l'État et du groupe SNCF, auquel je m'associe dès ma prise de fonction. L'ouverture d'une procédure par la Commission européenne constitue en effet un acte administratif fort. Il est ensuite très difficile de revenir en arrière.

En continuant à discuter, nous espérions réussir à faire prévaloir nos arguments. Nous étions d'autant plus convaincus d'y parvenir qu'après la constitution de la SAS Fret SNCF, les plaintes ont été levées. Cette décision pouvait laisser penser que même nos concurrents privés reconnaissaient que la situation s'était normalisée et qu'il n'y avait plus d'intervention illégale de l'État, de distorsion de marché, etc. Ce n'était d'ailleurs pas seulement notre interprétation, puisque certains d'entre eux l'ont écrit. Nous avions donc le sentiment que les problèmes étaient derrière nous et qu'une nouvelle phase allait pouvoir s'ouvrir.

Le plan de relance a donné l'occasion à l'État d'aider le secteur du fret pour la première fois. Fret SNCF affichait un résultat opérationnel positif, ce qui n'était pas arrivé depuis longtemps. Nous commencions à observer un retournement du marché, qui se traduisait notamment dans l'augmentation de la part modale du train. Pour nous, les signaux étaient au vert, ou, en tout cas, clignotants ! Nous n'avions jamais eu de validation de la part de la Commission européenne, mais la situation nous semblait meilleure qu'elle ne l'avait été.

J'ai été surpris par le durcissement de la position de la Commission qui m'a été rapporté par l'intermédiaire de l'État français et du secrétariat général des affaires européennes (SGAE) à partir de l'automne. Je ne m'en explique pas les raisons. Pour la première fois, un scénario comparable à celui d'Alitalia était évoqué. Malgré tous les efforts déployés pour éviter l'ouverture de la procédure, celle-ci a eu lieu.

L'ouverture de la procédure, en janvier, a changé la donne. Nous étions dos au mur. Le ministre Clément Beaune vous a expliqué le choix qu'il a fait. Je le soutiens. Prendre le risque d'aller au tribunal et de perdre pourrait être fatal. Si elle a ouvert la procédure, la Commission européenne estime probablement disposer d'arguments juridiques solides. Même si rien n'est certain tant que l'affaire n'est pas jugée, nous savons qu'elle ne prend jamais de telles décisions à la légère.

Le ministre a pris ses responsabilités et nous l'avons aidé à défendre les intérêts de la SNCF en fixant des lignes rouges.

Pour moi, la première ligne rouge – dont j'ai pris la décision – est de protéger les cheminots et, quoi qu'il arrive, de leur offrir un débouché dans le groupe. Nous avons déjà engagé des discussions à ce sujet. Les principaux mouvements devraient s'effectuer entre le fret et le TER. Dans plusieurs régions, dont l'Occitanie autour de Perpignan, nous avons commencé à étudier les différentes possibilités. Heureusement, nous avons des besoins dans le TER. Nous devrions donc réussir à trouver un poste pas trop éloigné de leur domicile à toutes les personnes concernées, en particulier les conducteurs. J'ai pris cet engagement en interne, devant le personnel et les organisations syndicales.

Une autre ligne rouge tient au fait que la nouvelle société devra être viable dans la durée. Il ne faudrait pas que nous soyons confrontés à de nouveaux problèmes dans deux ans. J'ai donc besoin de l'État pour que cette entité, recentrée sur l'activité de triage, puisse bénéficier de conditions économiques lui ouvrant de vraies perspectives de développement. Il faut marcher sur deux jambes et donc disposer à la fois d'aides à l'exploitation et d'infrastructures, de manière suffisamment massive et rapide pour enclencher une dynamique et éviter le report modal vers la route. Nous ne faisons pas tout cela pour que davantage de marchandises soient transportées dans des camions !

J'espère que vous me comprenez quand je dis qu'en tant que président du groupe SNCF, je me serais passé de devoir conduire ce projet ou de demander au patron de Fret SNCF de le faire. Ce n'est pas du tout une bonne nouvelle ! Néanmoins, ma responsabilité de dirigeant est de mener à bien ce dossier, en protégeant au maximum les cheminots et l'activité de fret de notre groupe.

Nous vivons une épreuve dont nous aurions bien fait l'économie, mais si elle permet de poser les conditions durables et concrètes d'un vrai développement du fret ferroviaire dans notre pays et d'offrir des perspectives à un pôle public au sein du groupe SNCF, la sortie sera honorable.

Le fret n'est que l'un des volets du plan d'avenir dont les transports ont besoin. L'essentiel du réseau est utilisé à la fois pour les marchandises et les voyageurs. Le problème de capacité est donc commun. Le soutien des parlementaires est très important dans ce domaine, car une loi sera peut-être nécessaire. Si l'événement fâcheux que nous vivons peut susciter un regain d'intérêt de votre part et faciliter la création des conditions du développement du ferroviaire dans notre pays, notamment au bénéfice du fret, nous n'aurons pas travaillé pour rien.

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