Intervention de Luc Multigner

Réunion du jeudi 5 octobre 2023 à 9h00
Commission d'enquête sur les causes de l'incapacité de la france à atteindre les objectifs des plans successifs de maîtrise des impacts des produits phytosanitaires sur la santé humaine et environnementale et notamment sur les conditions de l'exercice des missions des autorités publiques en charge de la sécurité sanitaire

Luc Multigner, docteur en médecine, épidémiologiste et chercheur à l'Inserm :

Vous avez indiqué qu'un quart du territoire de la Guadeloupe et de la Martinique serait encore contaminé au chlordécone. D'après les informations dont je dispose, un tiers des surfaces agricoles utiles et un tiers des littoraux marins de la Guadeloupe et de la Martinique sont encore potentiellement contaminés au chlordécone. Cependant, nous ne possédons pas encore de données détaillées, car la cartographie précise de la contamination sur des dizaines de milliers d'hectares est un travail de longue haleine. Quoi qu'il en soit, l'ampleur de la contamination est considérable. Il suffit de transposer ces chiffres dans une région comme la Bretagne pour en mesurer l'importance.

Par percolation ou transfert, le chlordécone se répand dans les eaux brutes des rivières et dans les eaux de captage, ainsi que dans l'ensemble de la chaîne trophique et animale. En consommant l'eau et les denrées alimentaires, l'homme se trouve à son tour contaminé. La situation a beaucoup évolué, grâce aux mesures de protection mises en œuvre. Depuis 2000, des filtres à charbon permettent de décontaminer les eaux destinées à la consommation humaine. À partir de 2005, plusieurs arrêtés préfectoraux ont limité certaines productions sur des sols pollués. Plus récemment, des arrêtés ont interdit la pêche sur certains littoraux de Guadeloupe et de Martinique. Ces dispositions ont entraîné une réduction de la contamination des populations. Lors des premières campagnes de mesures, en 2001-2002, près de 90 % de la population était contaminée. Aujourd'hui, le taux de contamination est beaucoup plus faible.

Les actions portent sur toutes les activités soumises à réglementation – l'autorisation de cultures, par exemple. Il y a une difficulté pour les pratiques non encadrées par la réglementation. C'est le cas notamment pour la culture des jardins et potagers privés. Des programmes spécifiques sont mis en œuvre à destination des familles. Ainsi, dans le cadre du programme Jardins familiaux (Jafa), des experts sont mobilisés pour réaliser un diagnostic des sols.

S'agissant des traces profondes laissées par le chlordécone, le degré de contamination de la population a effectivement diminué. Néanmoins, les actions de prévention devront se poursuivre pendant des décennies, aussi longtemps que cette substance n'est pas éliminée.

Au sujet de la défiance de la population, je vous transmettrai un article rédigé par mes soins sur le chlordécone et la fabrique du doute. Il est clair que les atermoiements des dernières années n'ont pas été bénéfiques de ce point de vue. Dans le cadre d'un déplacement à Morne-Rouge en 2018, le Président de la République a ainsi nuancé les conséquences sanitaires du chlordécone. Il va de soi que ces déclarations ont choqué la population, qui était informée des travaux de recherche publiés. Paradoxalement, c'est aussi l'action de l'État qui a abouti à la reconnaissance du cancer de la prostate comme maladie professionnelle, en lien avec l'exposition aux pesticides. La défiance des populations antillaises remonte à des temps anciens. Elle est liée à l'histoire de ces territoires. La gestion du Covid-19 a accentué la perte de confiance. La situation est compliquée par la mécanique judiciaire. Tant que les dossiers instruits resteront sans suite, le besoin de réparation et de justice ressenti par les habitants ne sera pas satisfait, et la défiance subsistera.

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