Intervention de Kristian Schmidt

Réunion du jeudi 26 octobre 2023 à 15h00
Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

Kristian Schmidt, directeur des transports terrestres, Commission européenne :

C'est un grand honneur d'être entendu par votre commission sur un sujet aussi important. Même sans serment obligatoire, je tiendrai un discours de vérité et de transparence, dans la limite de mes capacités.

J'appartiens à la direction générale de la mobilité et des transports, qui n'est pas chargée de l'enquête en cours. Celle-ci est gérée par la direction générale de la concurrence.

Comment expliquer l'état du fret ferroviaire en France, en Europe aussi, et comment agir pour faire progresser ce secteur ? L'Europe, la France et la Commission européenne partagent l'objectif très clair de promouvoir le transport ferroviaire, tant pour les passagers que pour le fret. La Commission européenne vise, par rapport aux chiffres de 2015, une augmentation de 50 % du fret d'ici à 2030 et de 100 % d'ici à 2050. Il est donc légitime de se demander si, à ce jour, nous sommes sur la bonne voie. Hélas, les résultats ne sont pas, pour le moment, aussi bons que nous l'espérions. La part modale du rail dans l'Union stagne. En 2021, en tonnes-kilomètres, la part modale du fret ferroviaire est de 16,4 % en Europe et seulement de 10,3 % en France. Selon moi, cinq raisons principales y concourent, aussi bien pour la France que pour l'Union européenne dans son ensemble.

La première concerne le contexte : le transport ferroviaire doit faire face à des concurrents – la route et l'avion – très performants, agissant dans des environnements qui leur permettent d'opérer facilement au-delà des frontières. Ces modes de transport sont également beaucoup plus avancés que le rail dans le processus d'ouverture à la concurrence. Celle-ci incite en particulier les opérateurs routiers à améliorer la qualité de leurs services, à devenir plus efficaces et à diminuer leurs prix.

Simultanément, la désindustrialisation de l'économie de l'Europe diminue la demande de transport de matières premières et de marchandises volumineuses, réduisant en conséquence l'attrait du fret ferroviaire. Compte tenu du modèle économique qui se développe – le juste-à-temps –, la route présente un avantage évident, qui réside dans sa capacité à offrir un service de porte-à-porte. Dans la plupart des cas, le transport ferroviaire doit quant à lui supporter les coûts supplémentaires de transbordement pour le premier ou le dernier kilomètre.

Cependant, ces coûts peuvent être compensés par une tarification du transport routier liée aux coûts environnementaux réels. En France par exemple, plus de 2 500 kilomètres d'autoroutes, correspondant à 23 % du réseau autoroutier, sont gratuits. Un camion peut voyager sans péage de Bâle, en Suisse, à la frontière avec le Luxembourg en passant par Colmar, Nancy et Metz, soit 370 kilomètres, concurrençant ainsi la principale route ferroviaire du corridor mer du Nord-Méditerranée. Je suis évidemment au courant du débat sensible en France sur l'écotaxe pour les poids lourds et je saisis cette occasion pour appeler l'attention sur cette option prévue par la législation européenne en vigueur.

Le deuxième facteur qui nous semble important a trait à la facilité des opérations transfrontalières. Aujourd'hui, en tenant compte des coûts supplémentaires du transbordement, le fret est une option viable surtout pour les longues distances, généralement au-delà de 500 kilomètres.

Cela signifie que pour faire rayonner le fret ferroviaire, il est nécessaire de regarder au-delà des frontières et de viser le marché européen, même pour un grand pays comme la France. Aujourd'hui, environ 50 % du trafic de fret dans l'Union européenne est transfrontalier. Dans mon petit pays natal, le Danemark, il n'existe plus d'opérateur national et le fret ferroviaire fonctionne presque exclusivement pour le transit. Le développement du fret ne peut donc être lié à un marché purement national : les entreprises doivent viser le marché unique de l'Union européenne et même au-delà.

Partout, les opérateurs doivent faire face à un manque d'interopérabilité du matériel roulant et à une jungle de règles nationales. À la Commission, notre travail quotidien consiste à essayer de résoudre les problèmes. Depuis 2001, la Commission européenne a présenté quatre paquets ferroviaires qui ont progressivement introduit une harmonisation technique. Cependant, nous sommes encore loin d'une situation idéale dans laquelle les opérateurs ferroviaires pourraient offrir des services transfrontaliers aussi facilement que les services nationaux. Par exemple, pour les passages de frontière, il est nécessaire de changer de conducteur de train, et souvent aussi de locomotive. De plus, les sillons internationaux doivent être organisés par différents gestionnaires d'infrastructures.

Quand je parle de dimension transfrontalière, il ne faut pas oublier non plus le rôle primordial des ports : en Europe 50 % du fret ferroviaire est lié aux services portuaires et au commerce hors Union. Dès lors, il est essentiel, comme la France l'a reconnu dans sa stratégie nationale, d'accentuer la coordination avec le portuaire et le fluvial.

Le troisième facteur a trait à l'insuffisance d'investissement dans les infrastructures. Lors de son audition devant votre commission le 19 septembre, Mme la Première ministre Élisabeth Borne a évoqué un réseau ferré français « abandonné pendant des décennies ». Malheureusement, elle a raison. Fière, à juste titre, de son réseau à grande vitesse, la France a beaucoup moins investi dans son réseau conventionnel, moins utilisé par les passagers mais très utile pour le fret. L'impact négatif sur la capacité et la performance est un fait, souligné par le régulateur français.

Soyons clairs, la concurrence ne marche pas sur un réseau vétuste : le rail ne peut pas rivaliser avec la route sans un réseau de qualité et les États membres doivent investir dans leurs infrastructures. Heureusement, à partir de 2015, la tendance s'est inversée et les investissements pour l'infrastructure ferroviaire au sein de l'Union européenne, toutes sources confondues, sont en constante progression. Nous sommes passés de 39,8 milliards d'euros investis en 2015 à 41,8 milliards d'euros en 2020. Cependant, cette hausse n'est pas suffisante : l'urgence climatique et le Pacte vert pour l'Europe nous dictent d'aller au-delà.

La progression depuis 2015 a été supérieure en France (8,4 %) à la moyenne européenne (5 %). J'ajoute que dans le cadre des fonds européens dédiés au transport, le mécanisme pour l'interconnexion en Europe – Connecting Europe facility –, nous consacrons 72 % des ressources au secteur ferroviaire. Compte tenu de la nécessité de renforcer l'infrastructure, nous ne pouvons que nous féliciter de la nouvelle stratégie annoncée par l'État français visant à l'amélioration des conditions structurelles, tels la réduction des redevances d'accès au sillon pour les entreprises de fret, les investissements dans la remise à niveau de gares de triage très vétustes comme Woippy et Miramas et la création de nouveaux terminaux. De plus, le tunnel Lyon-Turin constitue un ouvrage essentiel pour le fret. Une fois achevé, il réduira les coûts d'exploitation du fret de 40 % entre Lyon et Turin. Il bénéficie d'ailleurs d'un soutien européen à hauteur de 814 millions d'euros.

Il faut également inclure tous les investissements nécessaires à la digitalisation du système ferroviaire, en dépit du manque d'innovation dans le secteur. Par exemple, le système européen de signalisation des trains, European Rail Traffic Management System (ERTMS) permet de ne pas changer de locomotive aux frontières, d'assurer la sécurité des opérations et d'augmenter la capacité de lignes aux systèmes de cantonnement vétustes. Alors que les entreprises françaises figurent parmi les premiers producteurs de ce système, la France accuse un retard considérable pour son déploiement sur son réseau national : le taux de déploiement en France est de 12 % seulement quand la moyenne européenne se situe à 25 %. De plus, les coûts de l'ERTMS sont beaucoup trop élevés en France, à 424 000 euros par kilomètre contre 175 000 euros par kilomètre en Allemagne. De même, le couplage automatique numérique, Digital Automatic Coupling (DAC), est une nécessité absolue pour le futur du fret et une occasion industrielle à saisir, qui demande néanmoins une vision claire et un effort collectif européen pour le développer. Sans l'ERTMS et le DAC, la rentabilité du wagon isolé reste très incertaine.

Le quatrième facteur est une libéralisation encore inachevée. Depuis 2007, les opérateurs de fret peuvent opérer non seulement dans le transport international, mais aussi sur chacun des marchés nationaux de l'Union. Depuis lors, de nombreux nouveaux opérateurs sont entrés sur le marché du fret. Ces nouveaux entrants sont souvent plus efficaces et plus dynamiques que les opérateurs historiques. Ils génèrent la croissance la plus élevée du secteur. Les premiers parmi eux sont maintenant rentables ou presque, grâce à la digitalisation de la commande des trains, leur fiabilité et une grande attention portée aux besoins et demandes des clients.

Au niveau de l'Union européenne, la part de marché des nouveaux entrants par rapport aux opérateurs historiques ne cesse d'augmenter. Ils contribuent de la manière la plus substantielle à la croissance globale du fret ferroviaire de l'Union, qui est passée de 385 000 tonnes kilomètres en 2015 à presque 405 000 tonnes en 2020. Cette évolution, bien que trop faible, va dans le bon sens. En outre, la concurrence a évidemment incité les entreprises historiques à adopter un modèle économique plus efficace.

Il semble clair que la recherche d'une plus grande efficacité, stimulée par la concurrence dans le secteur, est capable de créer des nouveaux acteurs, y compris publics, plus performants et plus à même de faire face à la concurrence du transport routier. Nous ne pensons pas que l'ouverture du marché puisse nuire au transport ferroviaire, et au fret en particulier. Les résultats d'exploitation de Fret SNCF étaient déjà très négatifs depuis 2001, bien avant l'ouverture à la concurrence au niveau européen pour le fret national et international en 2007. De plus, la législation européenne impose le libre accès aux marchés, mais pas obligatoirement la privatisation des opérateurs. Bref, la libéralisation ne me semble pas responsable des difficultés de Fret SNCF. En revanche, la libéralisation ne constitue pas non plus une solution miracle si les opérateurs négligent de se préparer à temps, d'investir et de s'adapter.

Le cinquième et dernier facteur de réussite consiste à donner une priorité suffisante au fret. En France, en 2021, 50 % de l'activité de fret a été réalisée sur 12 % du réseau. Il en résulte des axes principaux de plus en plus encombrés, où le transport de marchandises peine à être prioritaire par rapport au trafic passagers. La ponctualité et la fiabilité sont mises à mal, tandis que le réseau secondaire risque d'être de plus en plus négligé. Le fret est souvent le dernier servi dans l'attribution des sillons, alors qu'il opère sur un marché où la flexibilité et la ponctualité représentent des paramètres essentiels.

Pour ces raisons, la Commission européenne a récemment adopté une proposition de règlement sur l'utilisation de l'infrastructure ferroviaire dans l'Union européenne, qui devrait justement résoudre ce problème. Cette proposition vise à revoir et à rationaliser les cycles de planification de l'allocation de la capacité du réseau, pour améliorer l'efficacité de la collaboration transfrontalière.

Comme vous le voyez, nous restons convaincus, chiffres à l'appui, que la meilleure manière de relancer le transport ferroviaire de marchandises en France, mais aussi dans l'Union européenne, consiste à progresser dans la création d'un espace ferroviaire unique européen. Nous devons donner à nos entreprises, privées ou publiques, les conditions pour réussir. À cet effet, il faut investir dans une infrastructure performante, digitalisée et aux normes européennes. Il importe également d'éliminer les barrières techniques et de favoriser l'encadrement de la concurrence entre les opérateurs des secteurs public et privé.

Je voudrais terminer en ayant un mot pour les hommes et les femmes qui travaillent dans ce secteur. À la Commission européenne, nous considérons le ferroviaire comme un secteur d'avenir, un secteur d'excellence de l'industrie européenne, un élément essentiel dans la mise en œuvre du Pacte vert et un grand créateur d'emplois. Le rail, en France et dans l'Union européenne, est prioritaire pour le transport décarboné, mais aussi pour la création d'emplois.

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