Intervention de Agnès Firmin Le Bodo

Réunion du mercredi 15 novembre 2023 à 15h00
Commission d'enquête sur les causes de l'incapacité de la france à atteindre les objectifs des plans successifs de maîtrise des impacts des produits phytosanitaires sur la santé humaine et environnementale et notamment sur les conditions de l'exercice des missions des autorités publiques en charge de la sécurité sanitaire

Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée :

Merci, monsieur le président, d'avoir indiqué en préambule que le souhait de cette commission d'enquête était de comprendre toute la complexité de ce dossier.

Je tiens à le dire sans ambiguïté : la réduction de l'utilisation des produits phytosanitaires – et donc de l'exposition à ces produits – concerne tous les ministères, au premier chef ceux qui sont chargés de l'agriculture, de l'environnement et de la santé. Devenu une question sociétale, l'usage des pesticides ne concerne plus seulement les agriculteurs : le sujet suscite désormais une attente citoyenne forte et parfaitement légitime puisque les études visant à mieux apprécier l'exposition de la population et les effets des produits phytopharmaceutiques sur la santé humaine se sont multipliées au cours des dernières années, mettant en évidence des impacts sanitaires.

Pour préserver la santé humaine et la santé des milieux dans lesquels nous vivons, il est donc nécessaire d'adopter une approche interministérielle, ce que nous avons fait depuis 2009 par le biais des différents plans et stratégies Écophyto qui se sont succédé. Lors du dernier salon international de l'agriculture, la Première ministre a rappelé la volonté de réduire notre utilisation des produits phytosanitaires de 50 %. Il ne s'agit pas d'une initiative française isolée, mais d'une ambition européenne à laquelle notre pays adhère – la France n'accuse d'ailleurs pas de retard en la matière, malgré de nombreuses controverses.

Au ministère de la santé et de la prévention, nous devons y contribuer avec pragmatisme et transparence : nous devons être pragmatiques et avoir conscience des limites de l'interdiction de l'usage des pesticides pour ne pas mettre en danger notre souveraineté alimentaire ; nous devons être transparents et tout mettre en œuvre pour mieux comprendre et prévenir les conséquences sanitaires et environnementales des pesticides, source de préoccupation légitime pour nos concitoyens. Cela passe par le renforcement des connaissances.

Depuis quelques années, nous détectons – de plus en plus et dans tous les milieux – des pesticides ou des produits issus de leur dégradation, à savoir les métabolites. Il est important de souligner que tout ce que l'on détecte ne présente pas forcément un risque sanitaire. Dans tous les cas, et comme pour tous les risques, il faut distinguer ce qui relève des connaissances actuelles, des connaissances non disponibles ou encore des expertises à mobiliser pour combler l'écart.

Les attentes des citoyens évoluent vite, mais les études également : de nombreuses études épidémiologiques mettent désormais l'accent sur le risque que présente une exposition domestique et professionnelle pour la santé des travailleurs agricoles, des riverains ou encore de certains publics vulnérables tels que les femmes enceintes ou les enfants. Elle peut déboucher sur des leucémies, des cancers de la prostate ou des maladies de Parkinson.

Alors que les liens entre exposition aux pesticides et pathologies restent complexes à établir, la maladie de Parkinson et certaines hémopathies malignes sont d'ores et déjà, s'agissant des professionnels agricoles, reconnues comme des maladies professionnelles provoquées par les produits phytopharmaceutiques. Il nous faut donc tout faire pour protéger les travailleurs et, le cas échéant, les indemniser. D'où les mesures de protection individuelle adoptées par les agriculteurs – dont je tiens à rappeler l'engagement : avec les travailleurs agricoles, ils ont pleinement conscience de ces enjeux et de la nécessité de protéger leur santé mais aussi celle de leurs concitoyens. D'où aussi le fonds d'indemnisation des victimes de pesticides (FIVP), créé par la loi de financement de la sécurité sociale pour 2020. Ce fonds, qui monte en charge, puisque les demandes ont doublé en 2022, a permis une réelle avancée dans l'indemnisation des victimes professionnelles des pesticides, notamment celles du chlordécone aux Antilles. C'est en effet en 2022 que le cancer de la prostate provoqué par les pesticides – dont le chlordécone – a été intégré dans les tableaux de maladies professionnelles.

Qu'en est-il pour la population générale, notamment les riverains de parcelles agricoles ? Des préoccupations existent quant aux risques d'atteintes du neurodéveloppement, d'effets sur la grossesse, de développement de cancers de l'adulte et de cancers pédiatriques, de maladie de Parkinson. Cependant, la caractérisation du lien entre l'exposition et ces maladies est plus faible, sauf en cas d'exposition in utero. Il faut donc bien différencier la perception du risque, le risque avéré et les mesures de protection à mettre en place.

Pour améliorer nos connaissances, nous avons fait le choix de financer une étude, PestiRiv, en mobilisant la redevance pour pollutions diffuses assise sur les ventes de produits phytosanitaires, au nom du principe pollueur-payeur. Cette étude, effectuée par Santé publique France et l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), est financée en grande partie par le plan Écophyto II+. C'est la première étude de grande ampleur visant à mieux connaître et comprendre l'exposition aux produits phytopharmaceutiques des personnes vivant près des cultures viticoles. Ses premiers résultats sont attendus pour le début de l'année 2025.

La montée en charge de la connaissance doit s'accompagner de mesures claires pour renforcer la protection de l'ensemble des populations. Cela passe par l'interdiction des substances cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction (CMR1). Comme cette commission d'enquête l'a rappelé, les substances classées CMR1 sont retirées du marché depuis 2014. Cette mesure est très importante, parce qu'elle démontre notre volonté de protéger et parce qu'elle affiche notre intransigeance lorsqu'un danger est spécifiquement et scientifiquement prouvé. C'est le cas pour l'époxiconazole, le propiconazole ou le flurochloridone, classés CMR1 dès 2017.

Nous pouvons aussi nous féliciter des avancées permises d'une part par le cadre réglementaire relatif aux zones de non-traitement, qui a connu plusieurs évolutions récentes, et d'autre part par la loi Labbé de 2014, dont le périmètre d'interdiction en matière d'utilisation des produits phytopharmaceutiques a été élargi à plusieurs reprises. Depuis le 1er janvier 2022, cette loi interdit ainsi l'utilisation des produits phytopharmaceutiques dans tous les lieux de vie.

Cependant, le renforcement de la protection de la population doit également passer par une meilleure anticipation sur la problématique de l'exposome et une meilleure maîtrise des milieux. L'un de ces milieux, qui nous est vital, retient toute mon attention : l'eau, qui représente un enjeu de santé majeur à plus d'un titre. L'un des objectifs prioritaires du ministère de la santé et de la prévention est de préserver cette ressource de plus en plus précieuse, tout en garantissant sa qualité.

À cet égard, je rappelle que les agences régionales de santé (ARS) œuvrent au quotidien dans le cadre du contrôle sanitaire de l'eau destinée à la consommation humaine. Au cours des derniers mois, la mise à jour régulière des molécules suivies a fait apparaître la présence de certains produits phytopharmaceutiques et de leurs métabolites dans les ressources en eau et dans les eaux distribuées au robinet des consommateurs. Je pense en particulier aux métabolites du chlorothalonil, du S-métolachlore ou de la chloridazone.

Mobilisant les autorités nationales et locales, la question de la qualité des eaux destinées à la consommation humaine doit trouver une place centrale dans nos débats. Pour ma part, je souhaite l'élaboration d'une politique interministérielle ambitieuse et le renforcement des mesures de réduction des intrants et de protection des captages utilisés pour la production de l'eau que nous consommons au quotidien, comme le plan Eau présenté en mars dernier nous y engage. Mon ministère est également attentif au sujet de la protection des captages d'eau potable en tant que zones sensibles, dans le cadre du règlement européen sur l'utilisation durable des pesticides, dit règlement SUR, en cours de renégociation.

Renforcer la protection et réduire l'exposition, c'est aussi permettre aux riverains et aux personnes exposées de signaler plus facilement un effet indésirable. Pour cela, nous continuerons le déploiement d'un dispositif national de signalement des expositions aux produits phytopharmaceutiques. Nous pourrons ainsi répondre aux attentes de nombreux concitoyens, en articulation avec le dispositif des chartes d'engagements d'utilisation des produits phytosanitaires pour les agriculteurs, déjà engagé au niveau territorial.

Même si notre engagement est bien réel, je pense comme vous que les résultats ne sont toujours pas à la hauteur de l'enjeu. Mais quelles seraient les autres solutions ? Faudrait-il, au nom du principe de précaution, tout interdire tout de suite, alors même que toutes les connaissances ne sont pas disponibles ou que les expositions aux polluants sont multiples – par l'eau, l'alimentation, l'air ? Je ne suis pas certaine que tout passe par l'interdiction, ni que le principe de précaution implique forcément l'interdiction. En tant que pharmacienne, je vais oser une analogie que je ne suis pas seule à faire : les produits de santé aussi sont dangereux pour la santé et, s'ils répondent à nos besoins, c'est parce qu'on les utilise à un dosage précis et selon des recommandations scientifiquement fondées.

Si la boussole de notre action est bien la réduction de l'utilisation des produits phytosanitaires et de l'exposition de la population générale et des agriculteurs, premiers exposés, il nous faudra continuer à accompagner ces derniers dans leurs usages. Il faudra aussi, pour reprendre mon analogie, s'inspirer de la pharmacovigilance concernant les médicaments pour renforcer la phyto-pharmacovigilance concernant les pesticides. Il est fondamental de savoir quel produit a été utilisé, en quelle quantité et à quel endroit, si nous voulons mieux connaître les risques liés à l'exposition mais aussi au cumul des expositions – aux effets cocktail ou effets dose. C'est déjà prévu sur le plan réglementaire, mais la nouvelle stratégie Écophyto 2030 améliorera le recueil d'information, notamment en numérisant le processus. Nous devons miser, je le répète, sur la transparence et l'information de chacun – domaine où les médecins ont un rôle majeur à jouer. La stratégie Écophyto 2030 prévoit d'ailleurs de renforcer la place des professionnels de santé, afin qu'ils puissent mieux informer nos concitoyens.

Votre commission d'enquête montre l'importance majeure de ce sujet, dont il faut savoir accepter la complexité. Il n'y a pas une réponse unique. Vous avez dû constater que chacun vous apporte ses réponses, en fonction de son point de vue et de sa place. Les miennes seront celles du ministère délégué dont j'ai la charge. Dans le cadre d'une commission d'enquête, elles se borneront aux sujets directement sous ma responsabilité.

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