Intervention de le général Thierry Poulette

Réunion du mardi 14 novembre 2023 à 9h00
Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

le général Thierry Poulette, commandant du centre de soutien des opérations et des acheminements :

S'agissant de l'inertie, certaines dispositions contractuelles avaient été prises afin que le marché soit fructueux pour Fret SNCF. Le lieutenant-colonel Lamaty a mentionné le délai de quarante-cinq jours pour une commande : ces délais contractuels ont représenté un frein.

Au début d'une opération, tout est fait dans l'urgence : il faut que tout soit poussé vers l'avant le plus vite possible. Nous avons ainsi connu de vraies tensions au début du déploiement de notre dispositif en Roumanie. La plupart des 1 500 à 2 000 personnes qui y sont présentes aujourd'hui ont été convoyées par avion ou par des convois sur des voies routières civiles ou militaires. En tant que chef du CSOA, j'ai très vite proposé aux armées, notamment à mon chef, d'organiser des trains, que nous avons appelés des « shuttles ferroviaires », afin que les différents services qui envoyaient du matériel vers la Roumanie – armée de terre, services interarmées – les utilisent. Cela a été notre premier succès : nous avons commandé des trains en avance, sans savoir exactement ce qu'ils transporteraient. Tout le monde savait quand ces navettes partiraient. Nous avons ainsi réussi à ordonner le défi logistique de l'ouverture de ce théâtre. Les délais contractuels subsistaient mais nous sommes parvenus à ordonner nos procédures pour nous en accommoder.

Deuxième obstacle : l'Europe étant un continent en paix, nous respectons les lois du temps de paix, notamment pour traverser une frontière avec un train. Mes chefs croyaient que les trains partaient de Mourmelon, plein est, vers une gare de Roumanie ou de Pologne, que les militaires étaient déchargés et que le train repartait dans l'autre sens. Comme vous le savez, cela ne fonctionne pas ainsi. Nous avons dû expliquer que le train s'arrête à la frontière, où la Deutsche Bahn prend le contrôle, avec une locomotive et un pilote allemands, jusqu'à la frontière polonaise, et ainsi de suite. Il a aussi fallu que Fret SNCF se mette d'accord avec ses partenaires commerciaux en Europe.

Autre problématique : la réservation des sillons la nuit en Allemagne, où circulent principalement les trains de charbon – l'approvisionnement des centrales thermiques est essentiel pour la production d'électricité dans ce pays. La priorité va donc à ces trains, non aux trains militaires français ou aux trains militaires américains, malgré l'important contrat que la Deutsche Bahn a signé avec les Américains dans ce domaine. La difficulté a été d'insérer dans la planification des mouvements les délais nécessaires aux trains.

Nous avons toutefois obtenu d'excellents résultats en la matière : lorsque la France a déployé son bataillon en Roumanie, l'armée de terre a voulu envoyer les chars Leclerc sur porte-chars, avec des camions militaires. Connaissant les complexités du déplacement en Europe en temps de paix, nous les avons avertis de la difficulté de cette entreprise, qui a échoué : l'Allemagne a refusé l'autorisation de passage des porte-chars français, évoquant une réglementation européenne et un poids à l'essieu trop important. Grâce aux trains que le CSOA avait commandés parallèlement, les chars Leclerc sont arrivés en temps et en heure en Roumanie.

Fret SNCF a réussi à s'adapter à notre demande, qui est beaucoup moins routinière que le transport ferroviaire habituel en France : ce n'est jamais le même train. Certaines gares comme Mourmelon ou Sainte-Roseline, près du camp militaire de Canjuers, le plus grand d'Europe, sont à l'origine d'un fort trafic, de matériels notamment.

Si vous me passez l'expression, nous avions un petit train-train, qui fonctionnait bien. Il a explosé, avec des trains beaucoup plus nombreux et, surtout, plus complexes. En vertu des réglementations militaires, la sécurité d'un train de munitions partant vers la Roumanie ou la Pologne m'incombe. Vous me direz qu'elle revient plutôt au contractant, mais si un problème survient, il y a toujours un responsable à l'armée – aujourd'hui, c'est le commandant du CSOA.

Nous avons dû contractualiser avec Fret SNCF l'ajout d'une voiture voyageurs afin qu'une équipe d'accompagnement militaire soit intégrée aux trains transportant par exemple des munitions. L'équipe rend compte du passage des frontières et des éventuelles difficultés, sans toutefois disposer des mêmes prérogatives que les agents de la sûreté ferroviaire. Les restrictions liées à la sécurité des personnes s'appliquent à ses membres, qui n'ont par exemple pas le droit de descendre du train. Cela montre combien ces trains sont difficiles à organiser. Pour passer de 300 à 500 trains, un énorme travail a été mené par Fret SNCF, dont j'ai vanté les mérites, ainsi que par le lieutenant-colonel Lamaty, qui dispose d'une équipe de trois personnes.

Les relations entre les différentes filiales de la SNCF sont une autre difficulté. Sans tomber dans le « SNCF-bashing », le lieutenant-colonel Lamaty doit parfois faire part à SNCF Réseau des besoins de Fret SNCF pour nos trains. Nous nous rendons compte des difficultés qu'ils ont à se coordonner pour obtenir l'effet final recherché.

SNCF Réseau doit aussi faire face à l'entretien des lignes où ne circulent que des trains militaires : les financements sont estimés à 140 millions d'euros sur cinq ans. Ces lignes, peu nombreuses, sont cruciales pour l'armée. Il en va ainsi pour la gare de Sainte-Roseline, au bas de Canjuers, ou pour la ligne du nord-est de la France qui dessert le dépôt de munitions de Brienne-le-Château, le plus important des armées françaises. Dans l'hypothèse où les travaux n'étaient pas réalisés, SNCF Réseau a indiqué qu'elle ne fermerait pas les lignes mais que les trains devraient y circuler au pas ! Aujourd'hui, nous travaillons avec le ministère de la transition écologique pour savoir qui paiera les travaux d'entretien et d'investissement car certains ouvrages d'art doivent être entièrement refaits, notamment plusieurs ponts qui sont trop vieux.

Ces difficultés n'ont pas d'incidence directe sur notre action, ni sur les excellents résultats de Fret SNCF, à l'étranger notamment. Dans l'hypothèse d'un engagement majeur, où la France se remet en ordre de bataille pour faire face à un ennemi sur le territoire européen, il faut absolument que ces lignes soient disponibles et prêtes à servir, afin que les trains circulent de manière beaucoup plus importante sur ces sillons.

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