Intervention de Sébastien Philippe

Séance en hémicycle du vendredi 19 janvier 2024 à 9h00
Essais nucléaires en polynésie française : indemnisation des victimes directes indirectes et transgénérationnelles et réparations environnementales

Sébastien Philippe, enseignant-chercheur :

Mon intervention se focalise sur la méthodologie et les données retenues par le Civen pour renverser la présomption de causalité pour les personnes résidant en Polynésie française dans la période des essais nucléaires aériens de 1966 à 1974, notamment sur l'île de Tahiti à l'époque de l'essai Centaure le 17 juillet 1974, et qui ont été ou sont victimes d'au moins une maladie reconnue comme ouvrant le droit à une indemnisation. Mes propos s'appuient sur un travail de recherche que j'ai mené depuis 2019 à l'université de Princeton, aux États-Unis, sur l'impact dosimétrique des essais nucléaires français en Polynésie, et qui a fait l'objet d'une publication scientifique dans une revue à comité de lecture et d'un ouvrage, Toxique, coécrit avec Tomas Statius et publié en 2021 aux Presses universitaires de France.

D'après sa méthodologie actuelle, le Civen doit renverser la présomption de causalité, établir que la dose annuelle reçue par un demandeur est inférieure à 1 mSv. S'il ne le démontre pas, la demande d'indemnisation doit être acceptée. Le Civen affirme adopter cette méthodologie pour toujours privilégier l'approche qui permet de garantir que la limite de dose n'a pas été dépassée. Mes travaux montrent que ce n'est pas le cas. Pour la période des essais atmosphériques, le Civen utilise des estimations de doses efficaces produites par le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) pour évaluer les doses potentiellement reçues par les personnes résidant en Polynésie française en dehors des sites des centres d'expérimentation du Pacifique. Selon le Civen, l'ensemble de ces doses figure sous forme de tables dans une étude du CEA de 2006, dont la méthodologie et les résultats ont été validés par un groupe de travail international missionné par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA).

Cette affirmation est pourtant erronée. Bien que les experts internationaux se soient exprimés d'un point de vue qualitatif sur la méthodologie suivie par le CEA dans ses calculs de doses, ils n'ont en aucun cas pu valider les résultats de ces études, notamment les estimations des doses efficaces reçues par les populations.

La raison est simple : lorsque le groupe d'experts a étudié les travaux du CEA en 2010, les archives sur lesquelles se fondaient les calculs de doses étaient encore classifiées. De fait, les experts n'ont eu d'autre choix que de considérer que toutes les informations, toutes les données et tous les calculs fournis étaient corrects. Les archives n'ont été partiellement déclassifiées qu'en 2013, trois ans après l'évaluation des experts. À ma connaissance, le Civen n'a jamais vérifié, de manière indépendante, les données employées dans les calculs du CEA. Ses décisions se fondent donc sur des estimations qui n'ont pas pu être validées ou vérifiées en totalité selon les standards scientifiques internationaux, lesquels impliquent notamment que quiconque puisse reproduire les résultats et en vérifier la justesse.

Les estimations de doses retenues par le Civen concernent principalement six essais aériens dont la France reconnaît qu'ils ont eu des retombées plus importantes que prévu, aux îles Gambier, dans l'atoll de Tureia et dans l'île de Tahiti. Pour les cinq essais aériens de l'archipel des Gambier et de l'atoll de Tureia, le CEA produit une fourchette de doses. S'agissant en revanche de l'essai Centaure, qui a touché l'île de Tahiti, le CEA avance trois doses différentes correspondant à trois zones distinctes. Selon lui, les habitants de la zone Pirae-Papeete ont reçu les doses les plus faibles. Cette zone concentre la majorité de la population qui était présente en Polynésie française lorsque les retombées radioactives de l'essai Centaure se sont fait sentir, soit environ 80 000 habitants en 1974. Aucune fourchette de doses ni aucun intervalle de confiance ou d'incertitude lié à la dose efficace n'ont été calculés par le CEA pour cette zone. L'estimation actuellement retenue par le Civen pour la région la plus peuplée de Tahiti est donc basse.

En suivant la méthodologie du CEA et en utilisant de nouvelles données issues des documents déclassifiés en 2013, il est possible d'estimer la valeur haute de la fourchette des doses efficaces reçues par les habitants concernés. J'y ai procédé pour Tahiti ainsi que pour Moorea et pour les îles Sous-le-Vent. Les travaux que j'ai publiés en 2022 montrent que certaines erreurs ou omissions dans les valeurs sources retenues par le CEA – carences également relevées par des chercheurs de l'Inserm, l'Institut national de la santé et de la recherche médicale – ont conduit à sous-estimer les doses potentiellement reçues par les résidents de la Polynésie française. Il ressort que les doses efficaces annuelles reçues par la population civile à la suite de l'essai Centaure ont pu atteindre 2,5 fois les valeurs estimées par le CEA. Par conséquent, toute personne résidant dans l'île de Tahiti, à Moorea ou dans les îles Sous-le-Vent en 1974 a pu recevoir une dose efficace supérieure au seuil d'indemnisation de 1 mSv. Cela représente environ 110 000 personnes, soit 90 % de la population de la Polynésie française à l'époque, dix fois plus que ce que suggère l'étude du CEA de 2006. Ces résultats sont publiés dans le détail et disponibles en accès libre ; ils peuvent être reproduits par quiconque, y compris par le Civen.

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