Intervention de Éric Dupond-Moretti

Réunion du jeudi 23 novembre 2023 à 9h00
Commission d'enquête relative à l'identification des défaillances de fonctionnement au sein des fédérations françaises de sport, du mouvement sportif et des organismes de gouvernance du monde sportif ayant délégation de service public

Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice :

Il y a un peu plus de trois ans, la patineuse artistique française Sarah Abitbol a publié son livre, Un si long silence, qui a provoqué une véritable déflagration dans notre société. Sarah Abitbol y décrit les viols et les agressions sexuelles que son entraîneur lui a fait subir, alors qu'elle n'était qu'une toute jeune femme. Le courage de cette sportive nous a permis d'ouvrir les yeux sur des crimes étouffés dans l'intimité d'un vestiaire, d'une chambre d'enfant, d'une chambre d'hôtel. Les cris de cette jeune femme, et de celles et de ceux qui ont suivi, ont permis de lever le voile sur le secret le mieux gardé du milieu sportif.

Le sport est synonyme d'épanouissement et d'équilibre. Il permet de lutter contre l'exclusion, il est le vecteur précieux de valeurs comme la fraternité, le respect d'autrui, le dépassement de soi. Nous avons tous été sidérés par ces révélations. Face au caractère protéiforme des violences qui sont commises dans le milieu sportif, il était évidemment nécessaire de réagir et de définir un vaste plan d'action.

Permettez-moi tout d'abord de saluer le travail de l'ancienne ministre des sports et des Jeux olympiques et paralympiques de France, Roxana Maracineanu, qui a mobilisé tous les ministères concernés – enfance, justice, éducation nationale, égalité – autour de trois conventions nationales, en février 2020, en avril 2021 et en mars 2022, afin de prévenir toutes les formes de violence dans le sport et de protéger tous les sportifs. L'actuelle ministre des sports et des Jeux olympiques et paralympiques, Amélie Oudéa-Castéra, a poursuivi cette action avec beaucoup de force, de détermination et un engagement total : la quatrième convention nationale, qui s'est tenue le 3 juillet dernier, a notamment permis de dresser un état des lieux sans concessions des signalements reçus par la cellule du ministère des sports.

Ainsi, le dispositif national Signal-sports, créé en 2020, a permis de recueillir plus de 1 000 signalements – 1 095 précisément – de violences sexuelles ou sexistes. Conformément aux dispositions de l'article 40 du code de procédure pénale, ces signalements, lorsqu'ils révèlent la commission d'infractions pénales, sont transmis au procureur de la République.

Cependant j'évoquerai avant tout le périmètre qui est le mien, celui du ministère de la justice. Sans me payer de mots, mon engagement sur le sujet est total, comme celui de tous les acteurs du ministère. Je souhaite ici rendre un hommage appuyé à ceux qui, dans les juridictions et dans les prisons, luttent et répriment les violences commises contre les femmes et les enfants.

Avant d'être le plus exhaustif et le plus précis possible, je souhaite vous présenter mon plan d'action, articulé selon trois axes essentiels. Premièrement, des actions concrètes ont été déployées pour sensibiliser les professionnels. Si la formation des magistrats en matière de lutte contre les infractions sexuelles est complète, il est en revanche important de renforcer l'articulation entre les procédures judiciaires et les procédures administratives. J'ai souhaité diffuser, en décembre 2020, des outils pratiques à destination des magistrats, leur permettant de mettre en œuvre cette articulation.

Un focus dédié à la lutte contre les violences sexuelles dans le sport rappelle ainsi le cadre légal des obligations de signalement et d'information respectives entre les services administratifs et les procureurs. De manière extrêmement pratique, un listing des coordonnées des directions déconcentrées du sport a été diffusé : il est désormais à la disposition de tous les procureurs, dans le cadre de leurs permanences. Les relations entre les parquets et les services déconcentrés des sports ont été renforcées : les procureurs peuvent transmettre, de manière sécurisée, toutes les informations judiciaires aux autorités administratives lorsqu'un éducateur sportif ou un directeur de fédération est mis en cause pour des faits de violences commises à l'encontre de mineurs. Il était absolument nécessaire de fluidifier et de systématiser les échanges d'informations entre les fédérations et les procureurs, dans le cadre d'un secret partagé et protecteur des mineurs.

L'objectif est de s'assurer que les fédérations sportives puissent réagir vite lorsqu'elles sont informées qu'une enquête judiciaire est ouverte, afin de faire cesser tout contact avec des mineurs, au-delà des mesures de sûreté judiciaire. Sur ce point, il est souvent complexe de concilier le temps de l'enquête et celui de l'enquête judiciaire avec des mesures disciplinaires. Il n'en demeure pas moins que les fédérations réagissent mieux en prononçant des mesures de suspension.

Les procureurs ont également été incités à se rapprocher des services déconcentrés des sports, en associant les comités sportifs dans le cadre des instances partenariales existantes, pilotées par les procureurs et les préfets. Les violences commises dans le sport à l'encontre des plus jeunes sportifs ont évidemment vocation à être appréhendées judiciairement aussi vote que possible, selon les instructions – plus récentes – issues de la circulaire que j'ai signée le 28 mars dernier. Cette circulaire, relative à la lutte contre les violences faites aux mineurs, rappelle la nécessité de resserrer les liens entre les parquets et les services départementaux ou régionaux à la jeunesse. Elle invite à la signature de conventions, pour encadrer les signalements, et rappelle l'intérêt d'associer les représentants départementaux des comités sportifs aux réunions du conseil départemental de prévention de la délinquance et de la radicalisation et de lutte contre la drogue, les dérives sectaires et les violences faites aux femmes (CDPD) ou du comité local d'aide aux victimes (Clav).

J'illustrerai mon propos par deux exemples. À Rennes et à Saint-Malo, les procureurs ont intégré la problématique des violences en milieu sportif dans le schéma directeur départemental de lutte contre les violences faites aux femmes, réunissant tous les acteurs concernés – préfet, agence régionale de santé (ARS), éducation nationale, conseil départemental, ville, forces de sécurité intérieure (FSI), services sociaux, soignants, associations. Cette action partenariale est, dans la droite ligne des instructions que j'ai pu diffuser depuis mon arrivée au ministère, la garantie d'une lutte efficace contre les violences perpétrées dans le milieu sportif.

Une fois les faits signalés au procureur de la République par les instances sportives, la parole de la victime mineure doit pouvoir être recueillie de manière sereine, le temps de l'enquête, laquelle exige que les victimes reviennent sur les faits subis et les racontent une nouvelle fois, ce qui peut parfois être la source d'un traumatisme supplémentaire. On évoque d'ailleurs souvent un parcours du combattant, en particulier pour les victimes les plus vulnérables – les enfants. Il convient, dès lors qu'ils ont trouvé la force de parler, de les accueillir dans des lieux adaptés uniques, offrant une prise en charge complète.

Je fais ici référence au déploiement des unités d'accueil pédiatrique des enfants en danger (Uaped) : nous en comptons 145 sur l'ensemble du territoire national. Le premier projet que nous avions était de doter chaque département d'un Uaped. Nous sommes allés plus loin et nous souhaitons désormais qu'une telle structure existe dans chacun des 164 tribunaux judiciaires. D'ici à 2025, chacun d'entre eux bénéficiera d'une telle unité.

Par ailleurs, nous savons que les victimes ont souvent besoin de temps avant de saisir la justice. Le 26 février 2021, j'ai adressé une dépêche aux procureurs généraux et aux procureurs de la République, tendant à l'ouverture d'enquêtes pénales systématiques lorsque les faits révélés sont anciens, voire susceptibles d'être prescrits, au premier regard. Ces enquêtes permettent notamment de réaliser des investigations dans l'environnement du mis en cause, d'identifier, le cas échéant, d'autres victimes pour lesquelles les faits ne sont pas prescrits et d'entamer des poursuites contre l'auteur de ces faits, chaque fois que cela est possible.

J'évoquerai brièvement la mise en place du chien d'assistance judiciaire, dont la présence permet de libérer la parole des enfants en bas âge, qui n'ont pas toujours la force de dire les choses, sont prostrés ou dans le silence. Ces chiens ont fait leurs preuves, comme j'ai pu le constater en me rendant dans différentes juridictions : les enquêteurs et les juges d'instruction m'ont indiqué ne plus pouvoir se passer du chien d'assistance judiciaire, après avoir expérimenté sa présence.

Lorsqu'il est indispensable que les enfants témoignent, ils sont accompagnés par une association d'aide aux victimes, dans le lieu même où le procès doit se dérouler, pour qu'ils puissent l'appréhender et ne pas en avoir peur : ils peuvent circuler partout, voire monter sur les différents fauteuils qui seront réservés aux magistrats lors du procès, ou encore observer une robe de magistrat. Ce système a été expérimenté à l'étranger et nous en avons été convaincus ; nous l'avons donc mis en place et développé.

Le deuxième axe concerne les mesures visant à prévenir le renouvellement des infractions, tout d'abord en informant les autorités sportives des enquêtes ouvertes contre leur employé ou bénévole. La loi prévoit que, dès la mise en examen ou l'engagement des poursuites, la structure employant l'intéressé doit être informée des faits qui lui sont reprochés, dans les conditions prévues par les articles 706-47-4 et 11-2 du code de procédure pénale. Cette information permet à l'administration d'engager, à l'encontre du suspect, une procédure de suspension de ses activités à titre conservatoire.

Je rappelle par ailleurs que l'autorité judiciaire peut, à travers les mesures de sûreté, mettre un terme aux activités de la personne suspectée de violences sexuelles : soit elle est placée en détention provisoire, soit elle est astreinte à un contrôle judiciaire, avec interdiction d'exercer toute activité impliquant un contact habituel avec les mineurs et de paraître dans les lieux accueillant des enfants ou aux abords de ces lieux.

Enfin, les condamnations des dirigeants ou encadrants sportifs sont systématiquement transmises au casier judiciaire national pour favoriser l'alimentation du fichier judiciaire automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes (Fijaisv). Ma circulaire du mois de mars 2023 sur la lutte contre les violences faites aux mineurs rappelle aux procureurs, de façon très claire, que cette transmission des condamnations est indispensable, et dans les plus brefs délais, car elle permet de garantir l'effectivité des contrôles d'honorabilité réalisée par le ministère des sports et des Jeux olympiques et paralympiques. À cet égard, le contrôle d'honorabilité des éducateurs et des bénévoles au sein des clubs et des fédérations est désormais automatique. Le ministère des sports s'est doté d'un système informatique de vérification des antécédents judiciaires et de consultation du Fijaisv.

Plus de 1 million de contrôles ont ainsi été réalisés par le ministère des sports depuis 2021. Je veux ici souligner la grande réactivité de ce ministère, qui est en capacité de fournir des listes automatisées de tous les éducateurs sportifs, même bénévoles : à terme, près de 2 millions d'identités seront soumises et comparées aux identités enregistrées par les juridictions dans le Fijaisv.

Dès lors que le contrôle d'honorabilité relève une inscription au Fijaisv et que la condamnation est définitive, le préfet notifie l'incapacité professionnelle ou sociale à l'intéressé. La personne ne peut plus exercer une profession ou une activité la plaçant au contact de mineurs. Ainsi, les filières de l'urgence mises en place dans les juridictions, en lien avec les services des sports, permettent de couvrir toute la chaîne pénale, de la phase présentencielle – réception des signalements, plainte, procédure – à la phase postsentencielle.

Le dernier axe est celui de l'amélioration de notre arsenal répressif. Je reviens un instant sur la loi du 21 avril 2021 visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l'inceste, initiée par la sénatrice Billon et adoptée à l'unanimité. Ce texte est historique. Le principe que pose cette loi trouve pleinement à s'appliquer dans le monde du sport : aucun adulte ne peut se prévaloir du consentement d'un mineur de moins de 15 ans à une relation sexuelle. Les choses sont claires, encore fallait-il que nous précisions ces éléments. Ce texte prolonge ainsi la prescription des faits sexuels répétés, commis par un même auteur à l'encontre de plusieurs mineurs, afin que toutes les infractions commises par cette personne puissent être jugées ensemble.

Ce nouveau mécanisme de prescription prolongée au bénéfice des mineurs agressés par un même auteur témoigne de la prise en compte, par le législateur, de la situation de particulière vulnérabilité des mineurs victimes – il leur faut parfois plusieurs années pour révéler les faits. Vous le voyez, la libération de la parole dans le monde du sport a permis une prise de conscience au sein de notre société : il nous était indispensable de la transformer en actions concrètes, pour mieux protéger nos concitoyens.

C'est ce que j'essaie de faire, sans désemparer, depuis ma prise de fonction au ministère de la justice. Les choses bougent : cette prise de conscience s'est traduite par des mesures législatives et réglementaires, indispensables pour sanctionner les auteurs de ces crimes odieux, mais également pour prévenir la commission de telles infractions. La protection des sportifs, notamment les plus jeunes d'entre eux, est un combat que nous devons mener à bras-le-corps. Nous devons en effet faire en sorte que le sport reste ce qu'il doit toujours être : un moment de passion, de dépassement de soi, de convivialité et de partage de valeurs qui nous rendent meilleurs. Je suis à votre disposition pour répondre à toutes les questions que vous voudrez bien me poser.

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