Intervention de Sabrina Sebaihi

Séance en hémicycle du jeudi 28 mars 2024 à 9h00
Discussion des articles — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSabrina Sebaihi :

Certains aimeraient penser que l'histoire de France est un bloc au sein duquel il ne faut rien regretter, rien réexaminer. Curieuse conception que de la figer dans un roman qui ne fait rien ressentir de la vitalité de notre pays, de Cluny à Rocroi, de Verdun à Bir Hakeim. Cette conception de l'histoire a laissé des traces. Il suffit de traverser la Seine pour trouver, au Louvre, une statue du général Bugeaud, qui massacrait juifs et musulmans en les asphyxiant dans des grottes lors de la conquête de l'Algérie. Plus près encore de nous, juste derrière les Invalides, le maréchal Gallieni trône encore malgré les massacres perpétrés à Madagascar. Il ne faut rien céder à ceux qui veulent réécrire l'histoire pour se racheter une vertu sur le dos des morts.

L'histoire n'est pas un bloc, c'est un ensemble, et comme toute aventure humaine, elle a ses parts d'ombre et de lumière. L'histoire, ça n'est pas : « Tu l'aimes ou tu la quittes. » Dans un pays libre comme le nôtre, elle est un objet de discussion, de dispute souvent, de critique toujours. Le roman national est une vision étriquée et diminuée de notre histoire, qui conduit à mettre l'accent sur quelques moments positifs en taisant ceux qui l'entachent. Il ne s'agit ici ni de réécrire l'histoire ni de la découper en périodes que l'on jugerait acceptables ; il s'agit de définir le regard que nous voulons porter sur nous-mêmes en tant que dépositaires du passé et de faire nôtres les mots de Victor Hugo : « Dites le vrai. […] Ne me racontez pas un opprobre notoire / Comme on raconterait n'importe quelle histoire. »

Longtemps après la seconde guerre mondiale, on a voulu jeter un voile pudique sur une part de notre histoire : sur les horreurs de l'Occupation et de la participation active, méthodique, organisée du gouvernement de Vichy. Combien d'années a-t-il fallu avant que l'État n'admette sa responsabilité dans la rafle du Vel' d'Hiv' ? Plus de cinquante ans avant que ce crime d'État soit reconnu ! Qu'il y ait eu çà et là de belles âmes parmi les voisins, parmi les policiers, n'y change rien : cette rafle fut effectuée avec le concours de 9 000 policiers et gendarmes français, sur ordre du gouvernement et sous la responsabilité du secrétaire général de la police nationale, René Bousquet. À Bordeaux, c'est Maurice Papon qui était à la manœuvre pour déporter les Juifs, ce même Maurice Papon qu'on retrouve préfet de police le 17 octobre 1961. Cette date continue de hanter beaucoup de familles, particulièrement dans ma circonscription. Il y a soixante ans, la ville de Nanterre ne ressemblait pas à ce qu'elle est devenue. Au bout de la longue avenue qui s'élance du pont de Neuilly, on trouvait plus de 10 000 habitants entassés dans des bidonvilles, qui vivaient dans des conditions de vie des plus précaires.

Le 17 octobre, une colonne d'environ 10 000 « Français musulmans d'Algérie », comme on les appelait alors, partent de Nanterre et se dirigent vers la capitale. Quelles sont leurs revendications ? Ils veulent simplement protester contre un couvre-feu discriminatoire qui ne s'applique qu'à eux. La manifestation pacifique, qui rassemble entre 20 000 et 40 000 personnes, hommes, femmes et enfants, est réprimée dans une violence extrême : certains sont jetés dans la Seine et environ 12 000 d'entre eux sont arrêtés et enfermés dans des centres de détention créés spécialement. Le 28 octobre, Bernard Tricot, alors conseiller du général de Gaulle pour les affaires algériennes, écrit : « Il y aurait 54 morts. […] Ils auraient été noyés, les autres étranglés, d'autres encore abattus par balles. » Ce qu'il faut bien qualifier de massacre ne fera jamais l'objet de poursuites judiciaires.

Maurice Papon tient sa revanche sur le Front de libération nationale (FLN), avec une police parisienne chauffée à blanc par la diffusion de fausses informations faisant état de plusieurs morts et blessés parmi les forces de l'ordre. Dès le 2 octobre, il lance ainsi : « Pour un coup donné, nous en rendrons dix. » La préfecture de Paris, couverte par les autorités gaulliennes, s'emploie rapidement à dissimuler ce qui s'est révélé être la répression d'État « la plus violente qu'ait jamais provoquée une manifestation de rue en Europe occidentale dans l'histoire contemporaine », selon les historiens britanniques Jim House et Neil MacMaster. Dès le lendemain, dans un communiqué, la préfecture de police dresse le bilan : trois morts causées, selon elle, par des affrontements entre les manifestants algériens. Mais le travail de mémoire s'est poursuivi et nous savons désormais qu'au moins 120 Algériens ont été tués ce jour-là. Les estimations de certains historiens portent même le bilan à plus de 200 morts.

Dans la droite ligne de ce travail de mémoire, qui doit nous guider, nous devons aujourd'hui reconnaître et honorer dans la République les victimes innocentes du 17 octobre 1961 et leurs familles. Un soir d'automne, ces familles ont laissé leurs proches partir, avec un au revoir, un sourire, un « fais attention à toi », parfois sans un mot. Elles ont vu ce soir-là un père, une mère ou un enfant sans savoir que c'était pour la dernière fois. Certains ne sont jamais revenus. Leurs noms sont ceux des oubliés de l'histoire de France, de victimes dont les proches n'ont jamais pu faire le deuil, restés à jamais sans nouvelle. Alors, aujourd'hui, nous nous souvenons d'eux.

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