Intervention de Pierre-Alain Sarthou

Séance en hémicycle du mercredi 3 avril 2024 à 14h00
Défaillances de l'aide sociale à l'enfance

Pierre-Alain Sarthou, directeur général de la Cnape :

Dans les cinq minutes qui me sont imparties, je m'en tiendrai aux constats, en espérant pouvoir aborder les solutions dans les échanges que nous aurons par la suite.

Le nombre des mesures prises au titre de la protection de l'enfance approche 400 000 : elles connaissent une hausse inexorable depuis plus d'une vingtaine d'années. La moitié des enfants concernés ne sont pas placés dans des foyers, des pouponnières ou des maisons d'enfants à caractère social (Mecs). Nombre d'entre eux sont en effet suivis à leur domicile par des travailleurs sociaux, qui interviennent, le plus souvent après une décision judiciaire, à la suite du constat que l'enfant est en situation de danger. Ils peuvent se déplacer une fois par mois, deux fois par semaine ou quatre fois par semaine. Pourquoi ? Nous aurons peut-être l'occasion d'aborder la question. En tout cas, un très grand nombre d'enfants sont concernés.

La première défaillance, essentielle, qu'il faut mentionner est l'inexécution des décisions de justice. À cause de ce que nous appelons les listes d'attente, dans tous les départements de France, des enfants, qui ont été repérés comme étant en situation de danger et ont fait l'objet d'une mesure de protection en milieu ouvert prononcée par un juge, attendent parfois trois, quatre, six ou neuf mois avant qu'un travailleur social ne franchisse la porte de leur domicile pour vérifier qu'ils ne sont plus en danger ou pour remédier à leurs conditions de vie.

D'autres enfants sont en danger mais ne sont pas repérés en tant que tels : ils n'apparaissent pas sur les radars des institutions, notamment du système de protection de l'enfance. Il faut agir dans ce domaine, et donner davantage de moyens. Ceux du 119 augmentent, mais il faut recruter davantage d'écoutants. Par ailleurs, l'ensemble des professionnels qui sont en contact avec les enfants – dans le milieu scolaire, médical ou sportif – doivent être davantage sensibilisés et formés à la question du repérage des maltraitances et de la négligence, pour éviter que des enfants en danger n'échappent à notre système de protection.

Je pourrais insister à présent sur les situations particulières, notamment les enfants en situation de handicap ou les jeunes majeurs, mais, puisque mon temps de parole est limité, je vais plutôt évoquer la question des travailleurs sociaux, c'est-à-dire les professionnels qui s'occupent de ces enfants.

Éducateurs spécialisés, moniteurs-éducateurs, éducateurs de jeunes enfants, techniciens de l'intervention sociale et familiale, ils exercent ce que l'on appelle des métiers de l'humain, lesquels sont, nous le savons, en crise, que ce soit dans le champ sanitaire, médico-social, social – on parle beaucoup de la petite enfance, notamment à l'Assemblée nationale – ou dans celui de la protection de l'enfance. La crise est particulièrement aiguë dans ce dernier secteur, car il s'agit de métiers difficiles, où les conditions de travail sont d'autant plus pénibles que l'on manque de bras.

Dans tous les établissements et tous les services, les professionnels manquent, au point que la qualité de l'intervention, de la réponse aux besoins fondamentaux de l'enfant, n'est pas satisfaisante.

Qu'est-ce qui pousse vers une carrière d'éducateur spécialisé ? Le souhait d'être utile. Ces métiers s'exercent par vocation. Or les professionnels n'ont plus la certitude d'être utile et de pouvoir remplir leur mission, parce qu'ils n'en ont plus les moyens – dans certains cas, ils ont même le sentiment de contribuer à une maltraitance institutionnelle. Il s'agit d'une défaillance fondamentale.

Enfin, je souhaite évoquer les associations qui emploient ces travailleurs sociaux. Elles font partie de notre modèle social et prennent en charge l'écrasante majorité des mesures de protection de l'enfance. Ce sont bien les associations qui assument cette tâche, et non les services de l'État ou des départements. Or les associations vont mal ; si ce constat vaut pour l'ensemble du champ associatif, la situation est sans doute plus grave encore dans le cas de la protection de l'enfance.

En effet, les associations ne parviennent pas à recruter, ce qui les empêche de remplir leur mission ; elles ne s'en sortent pas financièrement – dans la plupart des cas, leur trésorerie ne peut couvrir qu'une dizaine de jours – et sont donc menacées de mettre la clé sous la porte. Leur dialogue budgétaire avec les départements, les agences régionales de santé (ARS) ou l'État est très difficile. Une immense énergie est dépensée par les dirigeants associatifs, les chefs de service et les équipes de terrain, non pas dans des projets au service des enfants, mais simplement pour essayer de garder le navire à flot, en recrutant par exemple des intérimaires.

Si nous sacrifions le modèle des associations, en matière de protection de l'enfance notamment, ce sont des entreprises du secteur marchand qui entreront par la petite porte et prendront leur place. Une commission d'enquête se penche actuellement, à l'Assemblée nationale, sur la marchandisation dans le secteur des crèches et des microcrèches ; si la protection de l'enfance était jusque-là préservée, la marchandisation y fait son chemin, par l'intérim ou par le développement de Mecs privées qui sont incapables de prendre correctement en charge les besoins fondamentaux des enfants. Prenons garde : lorsqu'on laisse tomber les associations, c'est ce type d'acteurs qui s'y substituent sur le terrain.

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