Intervention de Sarah Legrain

Séance en hémicycle du jeudi 2 mai 2024 à 9h00
Discussion d'une proposition de loi — Explications de vote

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSarah Legrain :

Je salue cette proposition de résolution de notre collègue Pasquini, que j'ai signée sans hésiter ; j'avais d'ailleurs déposé une proposition similaire après l'audition de Judith Godrèche entre ces murs.

Je salue aussi les modifications apportées en commission ; elles vont dans le sens des amendements que nous avons défendus pour étendre nos investigations à l'ensemble des violences sexuelles, sans se restreindre à celles commises sur les mineurs, et pour inclure dans le périmètre d'enquête, au-delà de l'industrie de la culture, les institutions publiques – structures du spectacle vivant, lieux de formation, organismes de régulation, Centre national du cinéma et de l'image animée.

Je rends hommage à tous ceux qui ont élevé la voix pour dénoncer les violences subies, voix qui résonne dans nos esprits et à laquelle il nous importait de répondre. Je tiens à dire à toutes celles qui ont parlé qu'elles sont entendues ; à toutes celles qui sont restées silencieuses qu'elles ne sont pas seules et qu'elles ne sont pas condamnées au silence ; et à toutes que je les crois. Le combat pour que cessent ces violences relève de notre responsabilité d'élus du peuple et nous sommes en train de le démontrer.

Les travaux de la Ciivise du juge Durand – qui a malheureusement été écarté des travaux de la commission –, ceux des associations féministes et des sociologues – tout nous montre que ces violences sur les enfants et sur les femmes sont omniprésentes. Elles prennent leurs racines dans un système que l'on peut qualifier de patriarcal. Contrairement à ce que certains voudraient faire croire, elles n'épargnent aucun milieu et aucune sphère de la société, façonnée par de vieux schémas de domination.

J'ai bien compris que pour certains collègues, notamment au groupe Rassemblement national, il est confortable de penser que ces violences sexuelles qui traversent le monde de la culture seraient paradoxalement le fruit d'idéologies émancipatrices récentes. Au contraire, la culture du viol est profondément ancrée dans notre société et le monde de la culture en est un habitacle singulier, un creuset symptomatique.

Ce n'est pas un hasard si la première grande vague mondiale de libération de la parole a déferlé à la suite de l'affaire Weinstein, du nom d'un producteur de cinéma mis en cause par plusieurs dizaines de femmes, et condamné pour viol et agression sexuelle après des années de silence d'un entourage professionnel qui savait et se taisait.

Ce n'est pas un hasard si, en France, les témoignages d'actrices se sont ensuite multipliés – d'Adèle Haenel à Judith Godrèche, en passant par Emmanuelle Debever, Charlotte Arnould, Isild Le Besco et Anna Mouglalis. Ces voix se heurtent au silence de la profession en tentant de le briser. Pensons au silence qui a entouré le cri d'Adèle Haenel qui « se lève et se casse » de la cérémonie de remise des César, mais aussi au silence opposé à Judith Godrèche quand elle s'exclame, toujours lors de cette cérémonie, quelques années plus tard : « Je parle, je parle, mais je ne vous entends pas. » C'est ce silence que nous brisons ici.

Ce n'est pas un hasard si cette vague, partie de la grande famille du cinéma, s'accompagne d'autres déferlantes dans le monde de la culture, liées à la scène et au théâtre – #MeTooThéâtre, #MusicToo, désormais #MeTooStandUp –, le tout formant un vaste #MeToo de la culture.

Cette grande famille de la culture fonctionne comme un miroir grossissant des violences qui traversent la famille et son pendant la société, non parce que ce monde serait une zone de subversion par rapport à des normes communes, mais au contraire parce qu'il est, malheureusement, un lieu de concentration, de reproduction et de légitimation des dominations de genre, économiques et symboliques qui gouvernent la société ; un monde très largement dominé et normé par des hommes, façonné par un regard qui fantasme femmes et enfants comme des objets à disposition, à l'image, en tournage, sur le plateau, en casting, sur scène ou en coulisses ; un monde faiblement régulé où le code du travail reste trop peu respecté et où la précarité règne chez les jeunes comédiennes, souvent intermittentes du spectacle, mais aussi chez les petites mains invisibles, techniciennes, maquilleuses, habilleuses – l'une d'elles déclarait récemment à Ouest France : « Quand on est précaire, on se tait. » ; un monde où un mot d'un homme rendu tout-puissant par la notoriété et l'argent peut briser une carrière ; un monde propice à l'emprise sur les corps et sur les esprits, où les rapports de pouvoir hiérarchiques professionnels se doublent d'un ascendant symbolique fort, conféré par l'art ou la gloire.

Ces relations de pouvoir et d'autorité s'exercent avec encore plus de force sur les personnes mineures, exploitées sans contrôle et sans accompagnement. Dans ce tout petit monde où tous se connaissent, dénoncer des violences coûte encore cher. Au contraire, on l'a constaté, en être accusé publiquement n'empêche pas de recevoir la légion d'honneur et d'être considéré comme une fierté pour la France.

La création de cette commission d'enquête est donc nécessaire. Judith Godrèche nous disait entre ces murs que « ces souffrances, beaucoup les regardent de loin, les bras croisés, comme d'éternels témoins muets, spectateurs paralysés, qui font semblant de ne pas savoir ». Ne soyons pas ces spectateurs qui restent bras croisés. En tant que législateurs, nous ne pouvons plus accepter que l'art serve de couverture à des agresseurs : permettons à la culture de s'émanciper de la culture du viol.

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