Intervention de Pierre-Yves Le Borgn'

Réunion du 3 novembre 2016 à 11h30
Mission d'information sur les relations politiques et économiques entre la france et l'azerbaïdjan au regard des objectifs français de développement de la paix et de la démocratie au sud caucase

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPierre-Yves Le Borgn', député, rapporteur de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe sur la mise en oeuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme :

Pour m'adresser à vous, je me permettrai d'employer un langage direct, à la fois parce que j'estime qu'il faut dire les choses telles qu'elles sont et parce que je considère que cela favorise les échanges.

Depuis quinze ans que l'Azerbaïdjan est devenu le quarante-troisième État membre du Conseil de l'Europe, on constate une dégradation marquée de la liberté d'expression, de la liberté de réunion et de la liberté d'association dans ce pays. Pour dire les choses clairement, telles que je les ressens, de manière nécessairement subjective, l'Azerbaïdjan n'est pas une démocratie. Il est légitime même de s'interroger sur le bien-fondé de sa présence comme État membre au sein d'une organisation, le Conseil de l'Europe, dont la vocation est d'être la maison européenne du droit. De la lecture de nombreux rapports consacrés à ce pays, rédigés par des collègues appartenant à l'ensemble des groupes parlementaires – Parti populaire européen, groupe socialiste, Alliance des démocrates et des libéraux pour l'Europe – se dégage un même constat : l'État de droit non seulement n'y a pas progressé, mais il a reculé. Je ne suis pas certain que si l'Azerbaïdjan redéposait une demande d'adhésion au Conseil de l'Europe aujourd'hui, celle-ci serait acceptée. Je suis même convaincu du contraire.

Quelle est la difficulté au coeur de ces dérives ? Sans doute la volonté du régime du président Aliev de réduire au silence tous, je dis bien tous, les défenseurs des droits de l'Homme en Azerbaïdjan, lesquels se trouvent aujourd'hui ou bien en prison, ou bien à l'hôpital, ou bien en exil. De ce fait, il devient impossible pour le Conseil de l'Europe, notamment pour son assemblée parlementaire, pour le Commissaire aux droits de l'Homme, pour la Commission européenne pour la démocratie par le droit, dite Commission de Venise, de travailler efficacement sur la question des droits et libertés en Azerbaïdjan afin de permettre aux citoyens de ce pays de bénéficier de progrès.

J'énumérerai plusieurs types de dérives.

Le premier type se rapporte aux poursuites pénales pour divers motifs, la plupart du temps très fantaisistes, exercées à l'encontre de personnes critiques du régime : opposants politiques, journalistes, blogueurs, militants des droits de l'Homme. Tous ceux qui coopèrent avec les organisations internationales pour dénoncer les violations des droits de l'Homme font l'objet de harcèlement judiciaire et de représailles systématiques. Il est très fréquent, voire quasi-systématique, que des personnes portant témoignage de la situation de la démocratie en Azerbaïdjan devant des instances internationales se retrouvent confrontées à la police de retour chez elles. Je me souviens du cas douloureux d'une très jeune femme azerbaïdjanaise qui, après être venue courageusement parler devant la commission des questions juridiques et des droits de l'Homme à Madrid, à la fin du mois d'octobre 2014, a découvert à son retour à Bakou que son appartement avait été mis à sac en présence de son petit garçon de sept ans. Ce harcèlement judiciaire et ces représailles systématiques marquent immensément les relations entre les défenseurs des droits de l'Homme et les autorités azéries – et de fait, indirectement, celles qu'ils entretiennent avec les membres de l'APCE. Cela se traduit encore par des détentions préventives illimitées, sans passage devant le juge, sous divers motifs, le plus souvent fantaisistes. Autant de pratiques qui font l'objet de nombreux arrêts de la CEDH.

Le deuxième type de dérives est la pénalisation de la diffamation et la condamnation au paiement d'indemnités disproportionnées dans le cadre de procédures civiles. L'Azerbaïdjan sur ce point ignore systématiquement les recommandations du Conseil de l'Europe, qu'elles émanent du comité des ministres, de l'Assemblée parlementaire ou de la Commission de Venise, tout comme la jurisprudence de la CEDH. La pénalisation de la diffamation est le meilleur moyen de réduire les journalistes au silence : pour celui qui a voulu exprimer des opinions libres, elle est synonyme d'emprisonnement et de ruine financière. Elle entraîne l'autocensure, par peur pour soi et par peur pour les siens. Le débat est monocolore et sans aspérité, si bien que les enjeux politiques ne sont jamais mis en lumière. En cela, l'Azerbaïdjan n'est malheureusement pas un exemple unique. L'utilisation par un régime autoritaire de la pénalisation est un moyen d'éviter l'expression de toute voix critique dans le débat public, de telle sorte que les enjeux ne sont jamais présentés ni même pressentis.

Troisième type de dérives : les restrictions imposées aux activités des organisations non gouvernementales (ONG) depuis une loi de 2014, adoptée sans tenir compte des critiques et des recommandations que la Commission de Venise a formulées en 2011 et 2013. Nombre d'ONG, se heurtant à la complexité des exigences en matière d'enregistrement – refus non motivés, traitement très long des demandes –, se retrouvent de facto à fonctionner en marge de la loi ; dès lors, elles sont immédiatement poursuivies pour évasion fiscale et autres activités illicites. Les ONG internationales sont en outre soumises à l'obligation d'obtenir un accord préalable du ministre de la justice en personne, après avoir démontré qu'elles respectent les « valeurs morales nationales » et ne sont pas impliquées dans une « propagande politique ou religieuse ». Jamais l'une ou l'autre de ces conditions n'ayant été précisément définie, il suffit d'invoquer ces termes très vagues pour interdire à ces organisations d'opérer. Cela est d'autant plus facile aux autorités azerbaïdjanaises qu'il est interdit de percevoir des fonds étrangers supérieurs à 185 euros sans accord préalable du ministre de la justice… Les comptes bancaires de nombreuses ONG – l'Association azerbaïdjanaise des avocats, l'Institut pour la liberté et la sécurité des reporters, Transparency International ou Oxfam – ont ainsi été gelés.

Quatrième type de dérives : l'usage excessif de la force contre des manifestations pacifiques. Beaucoup d'arrêts de la CEDH portent sur l'arrestation de participants, placés en détention administrative pour une durée longue et condamnés ensuite à de lourdes amendes.

Cinquième type de dérives : la violation du droit de propriété par la démolition d'habitations sans droit de recours effectif. Les spoliations ont été monnaie courante ces dernières années.

J'en termine par l'une des plus importantes dérives, la fraude électorale, sur laquelle porte depuis plus de dix ans un nombre important d'arrêts de la CEDH : ces cas vont d'irrégularités dans le processus électoral à l'invalidation arbitraire des résultats des opposants, en passant par l'absence d'examen des plaintes déposées. On note dans les commissions électorales mises en place lors de chaque élection une présence massive de représentants du parti au pouvoir, de sorte que le contradictoire ne s'exerce pas vraiment. Je voudrais citer ici le cas symbolique d'Anar Mammadli, militant des droits de l'Homme, qui a été directeur d'une organisation reconnue de surveillance électorale. Son engagement en faveur d'élections libres et ses critiques à l'encontre des fraudes dans son pays lui ont valu cinq ans d'emprisonnement. Il se trouvait déjà en prison au moment où l'APCE lui a décerné le prix Václav Havel en 2014. Citons encore Ilgar Mammadov, opposant politique au régime du président Aliev, qui a été arrêté peu de temps avant les élections et condamné à sept ans de prison pour troubles à l'ordre public. Cette situation est tellement insupportable que l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) a décidé de retirer sa mission de surveillance des élections.

Je tiens à souligner que le Commissaire aux droits de l'Homme du Conseil de l'Europe, Nils Muižnieks, a fait usage dans le cas de l'Azerbaïdjan de la possibilité d'intervenir en qualité de tierce partie devant la CEDH. La convention l'y autorise mais c'est en vérité une procédure d'ordinaire assez peu fréquente. Il y a eu recours cinq fois en 2015 et une fois en 2016. Ces interventions ne contiennent aucun commentaire sur les faits ou la substance de la requête, mais visent à fournir à la CEDH des informations objectives et impartiales sur les éléments d'inquiétude concernant le respect des droits de l'Homme. En 2015, elles ont concerné Hilal Mammadov, Intigam Aliyev, condamné à sept ans et demi de prison, Rasul Jafarov, condamné à six ans et trois mois, Anar Mammadli, Leyla et Arif Yunus, condamnés respectivement à huit ans et demi et sept ans de prison, avant d'être assignés à résidence pour raisons médicales puis expulsés de leur pays. Ils vivent aujourd'hui en exil aux Pays-Bas. Je vous parle d'eux en particulier car la France a su les reconnaître : Leyla Yunus a été faite chevalier de la Légion d'honneur. À l'occasion d'une session de l'APCE à Strasbourg, j'ai pu rencontrer leur fille unique, une jeune femme d'une vingtaine d'années qui se bat toute seule pour ses parents, déjà malades au moment de leur arrestation et davantage encore après leur séjour en prison. Quand on recueille un tel témoignage, on prend très concrètement la mesure des violations des droits et libertés dont se rend coupable l'Azerbaïdjan.

Nous nous trouvons face à l'impossibilité de travailler avec ce pays. Le secrétaire général du Conseil de l'Europe, Thorbjørn Jagland, a décidé, il y a quelques mois, de retirer son représentant du groupe de travail sur les droits de l'Homme, mis en place dans l'espoir justement de renouer le dialogue et de progresser.

Je terminerai en évoquant le suivi par le comité des ministres des arrêts de la CEDH. Hier, 2 novembre 2016, on recensait 164 affaires concernant l'Azerbaïdjan. Elles renvoient essentiellement à l'application arbitraire du droit pénal dans le but de limiter la liberté d'expression : affaire Mahmudov et Agadze, Ilgar Mammadov, Rasul Jafarov. Les recommandations – car le Conseil de l'Europe ne se contente pas de dénoncer, il entend aussi indiquer les voies d'amélioration – portent sur l'indépendance du pouvoir judiciaire et des procureurs. Ces réformes nécessaires, réclamées par le Conseil de l'Europe – comité des ministres, assemblée parlementaire, commission de Venise – et la CEDH, sont rejetées par le régime du président Aliev. Le seul léger progrès à noter concerne le moratoire sur les peines longues pour diffamation : il semble que, sur ce point, les choses évoluent dans un sens moins défavorable.

Le comité des ministres a demandé de manière réitérée la libération immédiate d'Ilgar Mammadov et a appelé l'attention sur la situation de l'ancien ministre de la santé Ali Insanov, condamné à onze ans de prison sous divers motifs pour le moins fantaisistes et contre qui de nouvelles charges ont été invoquées à neuf jours de sa libération, ce qui l'a immédiatement reconduit en détention préventive…

Le comité des ministres pointe également l'impossibilité pour les personnes déplacées durant le conflit au Haut-Karabakh de retrouver leurs maisons et leurs biens. Elles ne disposent d'aucun moyen effectif leur permettant de faire valoir leurs droits.

Enfin, il souligne l'arbitraire dans le contrôle de la régularité des élections.

Tel est le tableau sombre et même désespérant que je viens de dresser devant vous, mes chers collègues ; pareille situation devrait, me semble-t-il, susciter une réprobation unanime du monde parlementaire.

Les droits de l'Homme supposent un long combat auquel il ne faut pas renoncer. Et un événement récent devrait nous inciter à un peu d'optimisme : l'APCE a élu comme juge azerbaïdjanais à la CEDH une personne qui m'a paru très estimable, ancien représentant dans son pays du Comité de prévention contre la torture. Mais elle avait auparavant rejeté trois listes de candidats azerbaïdjanais, dont l'une comprenait l'agent du gouvernement azerbaïdjanais auprès de cette institution… C'est dire si le chemin est long.

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