Intervention de Dominique Raimbourg

Réunion du 6 décembre 2016 à 16h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDominique Raimbourg, rapporteur, président :

Chers collègues, nous vous soumettons aujourd'hui un rapport sur le contrôle de l'application de l'état d'urgence. Comme vous le savez, plusieurs lois sont successivement intervenues. La loi du 20 novembre 2015 a prolongé l'état d'urgence jusqu'au 25 février 2016, puis celle du 19 février 2016 l'a prolongé jusqu'au 25 mai 2016, celle du 20 mai 2016 l'a maintenu en vigueur jusqu'au 25 juillet, et celle du 21 juillet 2016 l'a prolongé jusqu'au 20 janvier 2017, mais l'application de cette dernière sera affectée par la démission, ce matin, du Gouvernement, de sorte que nous devrons sans nul doute envisager sa nouvelle prorogation un peu plus tôt que nous ne l'avions prévu.

La prolongation de l'état d'urgence par la loi du 21 juillet 2016 est assortie de douze mesures qui se sont ajoutées à celles du 3 juin 2016. En outre, l'état d'urgence a fait l'objet d'un essai de constitutionnalisation qui a échoué, notamment du fait du débat sur la déchéance de nationalité.

Notre commission a décidé de se doter d'un moyen de contrôle inédit et transparent. Le Sénat a fait de même, quoique selon des modalités différentes : il a constitué un comité de suivi présidé par l'ancien Garde des sceaux Michel Mercier, tandis que nous avons mis en place une mission de suivi, dont un des deux rapporteurs est le président de la commission des Lois – Jean-Jacques Urvoas dans un premier temps, moi-même par la suite – et dont l'autre, M. Jean-Frédéric Poisson, qui accomplit cette tâche depuis le début, appartient à l'opposition.

Nous nous sommes d'abord dotés des pouvoirs d'une commission d'enquête, c'est-à-dire le pouvoir d'investigation le plus étendu dont puisse jouir une instance parlementaire. Depuis la loi du 21 juillet 2016, les autorités administratives nous transmettent directement les diverses mesures prises en application de l'état d'urgence. Nous avons pris le parti de recenser, au fil de l'eau, toutes ces mesures, en nous documentant auprès de sources diverses : essentiellement le ministère de l'intérieur, mais aussi les préfectures – je me loue de la parfaite coopération de toutes ces autorités – ainsi que le Défenseur des droits, la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), divers collectifs d'avocats ou citoyens. Nous avons également effectué des déplacements, des entretiens – neuf en ce qui concerne Jean-Jacques Urvoas et Jean-Frédéric Poisson, dix pour ma part – et diverses investigations. Ainsi avons-nous pu prendre toute la mesure de la mobilisation de l'appareil d'État pour répondre à la vague d'attentats terroristes.

Nous avons mis en place un système qui nous permet de disposer d'informations extrêmement détaillées tout en garantissant qu'aucune donnée personnelle, nominative, ne circule. Le fait que l'Assemblée nationale soit à même de fournir, en retour, des informations aux autorités administratives atteste la réussite de notre travail…

J'en viens aux chiffres. L'état d'urgence a entraîné 4 292 perquisitions, qui ont débouché sur 670 procédures judiciaires, dont 61 concernaient des faits en lien avec le terrorisme, parmi lesquelles 20 portaient spécifiquement sur des faits d'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste.

Parallèlement, 612 assignations à résidence ont été décidées. Celles-ci ont été rendues possibles par la reprise, lors de l'instauration de l'état d'urgence, d'une disposition de la loi du 3 avril 1955. Elles consistent à obliger une personne « à l'égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics » à résider soit dans une commune, soit dans une communauté de communes, soit éventuellement dans un département. L'autorité administrative peut alors l'obliger à pointer une, deux ou, au maximum, trois fois par jour au commissariat ou à la gendarmerie. Ces 612 assignations ont concerné 434 personnes, une même personne pouvant faire l'objet de plusieurs assignations successives. Aujourd'hui, 95 personnes restent assignées à résidence, dont 62 l'étaient déjà la dernière fois que nous avons prolongé l'état d'urgence, au mois de juillet dernier. En effet, toutes les assignations à résidence sont frappées de caducité à l'expiration de la loi qui les a permises. Chaque fois que nous prorogeons l'état d'urgence, les assignations doivent donc être renouvelées et réexaminées. Au total, 47 des 95 personnes actuellement assignées à résidence l'ont été pour la première fois durant la première période de l'état d'urgence, c'est-à-dire avant le 25 février 2016.

Depuis la loi du 21 juillet dernier, les préfets de police et les préfets de département ont en outre la possibilité d'ordonner des contrôles d'identité et des fouilles de véhicules.1 657 mesures de ce type ont été ordonnées, avec des variations géographiques qui s'expliquent sans doute par les relations existant entre le procureur et le préfet. Selon le droit commun, en effet c'est le procureur qui autorise ou ordonne ces contrôles. Dans les départements où ce dernier y recourt déjà largement, le préfet n'en ordonne lui-même que peu. Dans d'autres départements, il en va différemment. Cela ne traduit pas forcément des dissensions ; simplement, certains départements comptent deux ou trois procureurs, dont les politiques respectives peuvent, en la matière, différer légèrement.

Il est également possible, à la suite de cette même loi du 21 juillet dernier, de procéder à des saisies de données informatiques dans le cadre d'une perquisition administrative. Dans une décision du 19 février 2016, le Conseil constitutionnel avait estimé que c'était porter une atteinte excessive aux libertés que de permettre de telles opérations à l'occasion de perquisitions. Ces dernières se sont donc faites sensiblement moins nombreuses à la suite de cette décision, mais, en réaction ou en réponse à celle-ci, la loi du 21 juillet 2016 a mis en place un système garantissant mieux les libertés et prévenant les atteintes excessives à la vie privée : il est ainsi prévu que l'exploitation des données par les services de police est soumise à l'autorisation du juge administratif. Depuis, 104 demandes d'exploitation ont été formulées – je parle bien de demandes, car la demande ne préjuge pas de la décision du juge.

Le juge administratif étant compétent pour connaître des mesures de police prévues dans l'état d'urgence, 233 recours ont été formés en référé, et 133 recours au fond ont été jugés. Finalement, les annulations ont été assez peu nombreuses, et les perquisitions ont suscité très peu de contentieux : dès l'instant où une perquisition est réalisée, l'intérêt de la contester devient assez faible. Par ailleurs, 177 demandes d'indemnisation ont été adressées à l'État pour des préjudices subis à l'occasion de l'application de ces mesures, principalement pour des bris de portes lors des perquisitions.

Par ailleurs, la violation par les personnes assignées à résidence de leurs obligations est sanctionnée pénalement. Il y a eu 69 violations qui ont fait l'objet de poursuites.

Toutes ces mesures sont-elles efficaces et utiles ? Il est naturellement difficile de mesurer scientifiquement le recul des menées terroristes sur notre territoire.

Première observation : de façon générale, les mesures les plus efficaces sont celles du droit commun, c'est-à-dire les mesures d'enquête et les mesures judiciaires. Deuxième observation : le nombre élevé des gardes à vue et des procédures affaiblit forcément les milieux délinquants, susceptibles de servir de soutien logistique aux activités terroristes. Les perquisitions permettent particulièrement de découvrir deux types d'activité : le trafic d'armes et le trafic de stupéfiants, qui peut procurer des fonds.

Depuis le 21 juillet dernier, nous assistons à un recentrage, à un ciblage plus net des mesures sur la prévention des actes terroristes. Du 14 novembre 2015 au 25 mai 2016, il y avait eu 3 750 perquisitions, qui avaient débouché sur 605 procédures, dont 36 pour des faits en lien avec le terrorisme ; ce sont donc 16,13 % des perquisitions qui ont, au cours de cette période, donné lieu à des procédures, et 0,96 % à des procédures pour des faits en lien avec le terrorisme. Depuis le 21 juillet dernier, 542 perquisitions ont eu lieu, qui ont débouché sur 65 procédures, dont 25 pour des faits en lien avec le terrorisme ; ce sont donc 12 % des perquisitions qui ont donné lieu à des procédures, et 4,61 % à des procédures pour des faits en lien avec le terrorisme. Il faut certes manier ces chiffres avec prudence, mais, visiblement, les mesures sont plus ciblées et débouchent sur plus de procédures visant à lutter contre le terrorisme.

Voilà pour les chiffres.

L'état d'urgence ne peut être éternel. Par définition, c'est un état exceptionnel. S'il dure, forcément, il faudra un certain encadrement, et nous nous sommes mis d'accord, Jean-Frédéric Poisson et moi, pour proposer un certain nombre de mesures.

Première proposition : il faut limiter la durée des assignations à résidence. Il ne devrait pas être possible d'assigner quelqu'un à résidence pendant plus de huit mois, au total, en une ou plusieurs fois, cette interdiction ne pouvant être levée qu'en raison de l'existence d'éléments nouveaux.

Deuxième proposition : il faut conserver la disposition selon laquelle l'état d'urgence est frappé de caducité en cas de démission ou de chute du Gouvernement. Certes, s'il nous faudra bientôt voter une nouvelle prolongation de l'état d'urgence, nous devons permettre que l'état d'urgence puisse perdurer au-delà de la démission du Gouvernement qui interviendra au lendemain de l'élection présidentielle, au mois de mai prochain, mais ce sera à titre exceptionnel. La disposition de la loi du 3 avril 1955 qui prévoit la fin de l'état d'urgence en cas de démission du Gouvernement nous paraît effectivement protectrice.

Troisième proposition : il faudrait constitutionnaliser l'état d'urgence et lui donner un cadre offrant des garanties qui s'appliquent quelle que soit la majorité issue des urnes, et quelque emballement politique que puisse provoquer une catastrophe – car même une catastrophe naturelle ou une épidémie de grande ampleur pourraient aboutir à des comportements excessifs. La loi d'application serait une loi organique, ce qui permettrait d'encadrer et de limiter l'état d'urgence.

Par ailleurs, si nous devions limiter de façon générale l'état d'urgence, il faudrait prévoir une durée maximale, qui ne devrait pas excéder six mois. Précisons encore une fois que nous ne respecterons pas cette préconisation si nous prolongeons l'état d'urgence au mois de décembre de cette année, à moins de renoncer à couvrir la période des élections législatives.

Nous formulons ensuite une série de préconisations visant à améliorer le « fonctionnement » de l'état d'urgence qui certes correspondent souvent à des pratiques observées mais nous considérons que cela va mieux en le disant.

Il faut, tout d'abord, encadrer les perquisitions de nuit qui doivent obligatoirement être motivées. Elles le sont déjà souvent, mais il vaut mieux formaliser la pratique.

Il faut aussi préciser les conditions de recours à la force. C'est souvent le cas dans les arrêtés, mais une fois encore cette précision semble bienvenue.

Le périmètre géographique des assignations à résidence doit permettre la vie familiale et professionnelle la plus normale possible, et les parquets doivent être informés des assignations à résidence. Ils le sont déjà souvent, mais, une fois de plus, cela ira mieux en le disant. Il faut aussi permettre aux assignés à résidence de formuler, dans un délai de huit jours à compter de la notification, leurs observations sur la mesure dans le but de la faire retirer ou modifier, car l'assignation est une mesure faisant grief. Et il faut confier au préfet l'aménagement de certaines modalités de l'assignation, notamment les horaires de pointage.

Il faut ensuite travailler sur les liens entre, d'une part, les états-majors de sécurité départementaux, et, d'autre part, les hôpitaux psychiatriques ou les autorités sanitaires. Notre rencontre avec l'état-major opérationnel de la prévention du terrorisme (EMOPT) nous a appris que 15 % des personnes inscrites sur le fichier des personnes radicalisées avaient fait l'objet de mesures d'internement psychiatrique, à la demande du préfet ou à la demande de tiers. Encore ce chiffre ne rend-il compte que de la partie émergée de l'iceberg, car ne figurent sur les fiches que les mesures de contrainte, non les mesures de soin consenties ni les soins en ambulatoire. Cela signifie qu'un nombre non négligeable de personnes présentent des troubles de nature à les entraîner à des comportements criminels, et justifiant une coordination entre les autorités préfectorales et les autorités sanitaires. Il est d'ailleurs un certain nombre de personnes assignées à résidence dont on lève l'assignation à résidence le temps de leur hospitalisation, parfois d'office ; l'assignation reprend à la sortie, car les soins dispensés au cours de l'hospitalisation et les soins en ambulatoire qui suivent ne permettent parfois pas d'assurer une sécurité suffisante. Il existe donc une articulation entre les problèmes de santé mentale et les problèmes de sécurité.

Nous préconisons aussi l'information du juge des enfants lorsque des mineurs sont assignés à résidence.

Nous préconisons aussi une coordination interministérielle, ne serait-ce que pour évoquer la question de la santé mentale.

Qu'en est-il de la finalité des mesures prises ? Faut-il qu'elles ne concernent que le risque terroriste ? Comment faire en sorte que les mesures prises au titre de l'état d'urgence n'aillent pas trop au-delà de la lutte contre le risque terroriste ? Nous en avions débattu en abordant la question de la constitutionnalisation, mais c'est extrêmement délicat, d'autant que les policiers doivent gérer en même temps des troubles à l'ordre public et la lutte antiterroriste.

Nous nous posons également la question d'une évaluation budgétaire de l'état d'urgence. En moyenne, chaque perquisition a nécessité l'intervention de 15 personnes, policiers ou autres, certaines nécessitant des forces très importantes, d'autres se passant plus simplement. Le coût est donc relativement important.

L'état d'urgence a été une réponse nécessaire. Si nous pouvons ne pas être tous d'accord sur la nécessité de le proroger encore, il me semble, dans l'ensemble, avoir apporté quelque chose.

Saluons encore la réactivité des services de l'État, centraux ou départementaux, et leur dévouement. Ces services travaillent parfois dans des conditions difficiles, avec des moyens limités. Je me rappelle très précisément certains locaux visités ; on s'étonne de voir des gens travailler dans des conditions aussi difficiles, jusque dans les murs mêmes du ministère de l'intérieur !

J'ai également été étonné du souci constant de ne pas prendre des mesures inutilement attentatoires aux libertés dont témoignent les autorités préfectorales. Il faut le répéter : nous disposons d'un État qui sait faire la part des choses. La meilleure preuve en est qu'au-delà de critiques plutôt techniques émanant de juristes, l'état d'urgence ne suscite guère de critiques majeures de la part de nos concitoyens, les mesures prises étant somme toute, d'un simple point de vue statistique, limitées.

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