Intervention de Georges Duval

Réunion du 22 mai 2013 à 11h00
Commission d'enquête chargée d'investiguer sur la situation de la sidérurgie et de la métallurgie françaises et européennes dans la crise économique et financière et sur les conditions de leur sauvegarde et de leur développement

Georges Duval, président d'Aubert & Duval et d'Erasteel :

Ma carrière a démarré lorsque, élève ingénieur à Rombas, en Lorraine, j'ai effectué un stage dans une usine sidérurgique classique. Ce stage a représenté l'étincelle qui a allumé en moi la passion de ce métier très humain où l'on côtoie tant la matière que les outils et les clients.

Vous l'avez rappelé, la société Aubert & Duval a été fondée en 1907 par mon grand-père, par un oncle et par M. Aubert. Notre travail implique une vision à long terme, un engagement vis-à-vis du personnel, des clients et des collaborateurs, et une conception large de notre métier et des autres intervenants du marché. Dans cet esprit, Aubert & Duval s'est toujours posé en fédérateur : dans les années 1970, nous avons construit à Issoire Interforge, la plus grosse presse à matricer du monde occidental, en partenariat avec Creusot-Loire, Pechiney et Snecma. Hormis Snecma, qui était un client, les autres entreprises étaient nos concurrents, mais nous avons accepté de conjuguer nos forces afin de réaliser cet important investissement pour installer un outil « unique » dans le monde occidental.

À la fin des années 1980, Aubert & Duval et Usinor-Sacilor – alors présidé par M. Francis Mer – ont réuni leurs activités de forge en une holding dont nous détenions 55 %, et Usinor-Sacilor 45 % ; les forges de Pamiers, de Firminy, d'Imphy et d'Issoire se sont inscrites dans cet ensemble. Notre objectif était d'éviter une concurrence fratricide en France, afin de construire, au contraire, un champion français, européen, voire mondial, dans une démarche de rationalisation constructive.

À la fin des années 1990, ERAMET nous fournissait du nickel ; nos synergies en matière de sidérurgie – Erasteel se spécialise dans les aciers rapides – nous ont poussés à fusionner nos groupes, afin d'acquérir un poids plus important encore dans un monde de plus en plus international où la concentration devenait la règle.

Nous intervenons sur des marchés aussi divers que l'aéronautique, la production d'énergie, la Défense, la médecine ou l'automobile – nous gagnons toutes les courses de Formule 1 puisque nous fournissons toutes les équipes ! Il s'agit de marchés mondiaux : notre chiffre d'affaires est alimenté à 50 % par les ventes en France et à 50 % par l'exportation, mais livrer des entreprises comme Airbus ou Safran implique d'adopter en permanence une perspective internationale.

Concepteurs, nous ne nous contentons pas d'exécuter des commandes, mais travaillons en partenariat avec nos clients pour leur proposer la solution la mieux adaptée à leur problème. Nous prenons également en charge la production, l'élaboration et la transformation du produit par laminage, forgeage, matriçage et pré usinage. Ces activités exigent de recourir à de très nombreux outils et de concevoir des processus longs et complexes – la fabrication d'une pièce destinée à l'aéronautique prend entre six mois et un an – et donc des stocks et des encours importants. Elles nécessitent également un personnel très qualifié, porteur de compétences rares, et des investissements dans les meilleures technologies. Il s'agit donc d'une industrie extrêmement capitalistique.

Entre 2004 – où Aubert & Duval a fusionné avec les anciennes filiales d'Usinor – et 2012, nous avons investi 540 millions d'euros dans le matériel et les outils – y compris dans le site UKAD spécialisé dans la transformation du titane –, mais également dans l'environnement, la sécurité et la formation. Nos marges étant faibles, ce chiffre très élevé explique que notre endettement soit passé de 220 à 340 millions d'euros ; durant la même période, nous n'avons versé que 8 millions d'euros de dividendes aux actionnaires d'ERAMET.

Si la technique est importante dans notre métier, les hommes le sont tout autant, et nous attachons une grande importance à notre système de management. Celui-ci met en avant les valeurs de l'entreprise – le sens du client, le respect et le développement des personnes, la performance durable, l'initiative et l'esprit d'équipe –, l'esprit « lean » qui renvoie à la simplicité, ainsi qu'un système d'animation pour impliquer les opérateurs dans la résolution des problèmes de sécurité, de qualité et de fonctionnement des machines. La formation nous apparaissant fondamentale, nous avons également créé un Institut de management virtuel.

Notre métier est confronté à des cycles importants : entre le premier trimestre 2008 et le premier trimestre 2010, notre activité a baissé de 40 % ; avec la reprise intervenue au deuxième semestre 2010, elle a remonté de 50 %. En ce moment, la conjoncture provoque de fortes baisses sur certains marchés, mais celui de l'aéronautique résiste à la crise. Pour l'industrie automobile, une baisse de 3 ou 5 % peut se révéler dramatique. Or nous sommes, pour notre part, confrontés à des fluctuations bien plus considérables.

Vous m'avez interrogé, monsieur le président, sur les aciers rapides – ou aciers à coupe rapide. Ils servent à la fabrication des outils de bricolage – comme les lames de scie –, mais également des fraises pour usiner les engrenages pour l'industrie automobile… ou les pieds de sapin pour les aubes de réacteur. Résistants à l'abrasion, ces aciers sont très chargés en tungstène, cobalt et molybdène. La Chine, un des grands producteurs de tungstène, met des droits de douane sur les exportations de minerais pour favoriser la transformation en interne, ce qui pénalise les concurrents des producteurs chinois. Ce pays domine aujourd'hui le marché du bricolage ; mais, dans l'industrie – bâtiment ou automobile –, où les clients sont plus sensibles à la tenue des outillages qu'à leur prix, Erasteel occupe une bonne place au niveau mondial.

La métallurgie des poudres consiste à améliorer la qualité des lingots. Plus un lingot est gros, plus il se solidifie lentement, et moins ses caractéristiques sont bonnes, surtout s'il contient beaucoup d'éléments d'alliage, comme dans les aciers rapides. Les petits lingots permettent une solidification plus rapide, et la poudre représente les unités les plus fines possible. On fait fondre du métal dans un four de six tonnes, puis on fait exploser le jet de coulée par un gaz – argon ou azote – pour obtenir de multiples gouttelettes qui, en tombant dans une tour, se solidifient et forment la poudre d'alliage. En mettant cette poudre sous très forte pression à très haute température, on la compacte en un équivalent de lingot que l'on peut ensuite transformer. Ce procédé nous permet de disposer d'alliages d'aciers rapides encore plus résistants à l'abrasion, mais aussi d'alliages avec du nickel, du chrome, du molybdène, du niobium ou du titane pour fabriquer des disques de turboréacteurs pour l'aéronautique. Ainsi, nous livrons des barres à Safran et à Snecma du Groupe Safran, qui produisent les disques de turbines du Rafale.

La spécialisation nous protège du moment où l'on parvient à maintenir nos niches de production. Le monde occidental doit garder plusieurs longueurs d'avance sur ses compétiteurs qui ne cessent de se développer ; aussi consentons-nous un effort très important de recherche et développement, y consacrant 4,5 % de la valeur ajoutée, soit deux fois plus que nos collègues dans la profession. Grâce à cet investissement, nous développons des alliages ou des procédés de transformation nous permettent de nous différencier de nos concurrents. Le coût de cet effort est d'autant plus important que nos délais de développement se rapprochent de ceux de l'industrie pharmaceutique : il faut compter dix à vingt ans entre les premières coulées d'essai d'un alliage et le début de la production industrielle. Il s'agit donc de financements extrêmement lourds qui imposent des choix entre recherches à engager. Mais il est vital de maintenir cet effort de différenciation, tant dans la recherche que dans le management ; la démarche participative – qui passe par l'implication de tous nos personnels dans le progrès de l'entreprise – permet ainsi de faire remonter les idées du terrain.

La crise économique ne nous laisse pas indemnes. Le ralentissement dans le domaine de l'automobile affecte tant Erasteel – qui enregistre une baisse de 30 à 40 % de son chiffre d'affaires – qu'Aubert & Duval, qui pâtit également du manque d'investissements dans la production d'énergie en Europe. Enfin, l'aéronautique représente 50 % des débouchés d'Aubert & Duval et d'Erasteel ; or ce secteur croît moins, et les nouveaux programmes – comme l'Airbus A350 – ont pris du retard. L'Airbus A380 souffre d'un problème de fissures et l'entreprise réduit ses commandes pour ce modèle, la cadence passant de quarante à vingt-cinq appareils par an. Enfin, la monnaie d'échange sur le marché de l'aéronautique restant le dollar, un euro surévalué mine notre compétitivité face aux Américains, nos principaux concurrents dans ce domaine.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion