Intervention de Andreï Gratchev

Réunion du 14 mai 2014 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Andreï Gratchev :

Les seuls gagnants de la crise ukrainienne sont les États-Unis et la Chine. Tel n'est pas le cas de la Russie, même avec l'annexion de la Crimée.

Les référendums qui se sont déroulés à l'est de l'Ukraine constituent une preuve supplémentaire du caractère composite du pays. Le problème n'est pas principalement linguistique : la population ukrainienne est russophone à 90 %. En revanche, un équilibre doit être trouvé entre l'Est, orienté vers la Russie culturellement, psychologiquement et économiquement – qui va alimenter les centrales nucléaires ukrainiennes en fuel et en évacuer les déchets radioactifs, si ce n'est la Russie ? – et l'Ouest, tourné vers son passé austro-hongrois et catholique, pro-européen mais surtout anti-russe. Même si ce n'est peut-être pas politiquement correct, rappelons que, comme en Yougoslavie, les deux parties de l'Ukraine actuelle se sont combattues pendant la deuxième guerre mondiale : elles étaient chacune d'un côté du front. Certes, il y a eu plusieurs changements de générations depuis lors. Mais cette réalité ressort à la surface, et elle peut être exploitée par Poutine : il cherche à se construire une nouvelle légitimité en faisant référence à cette période ; il invoque la lutte contre le fascisme ; il rejoue la guerre en réponse à la tentative de l'autre partie de la rejouer en sens inverse.

Je doute que Poutine utilise les référendums pour continuer à phagocyter le territoire ukrainien. Quant à le conseiller, je ne me suis jamais trouvé dans une telle situation, même dans mes cauchemars. S'il reste sur le terrain de la rationalité – ce qui n'est jamais certain avec les dirigeants politiques, quels qu'ils soient –, il comprendra qu'il a beaucoup plus à gagner à ce que ces régions orientées vers la Russie restent une composante du territoire ukrainien. Je suppose, en revanche, qu'il continuera à assumer l'annexion de la Crimée, qui est un cas particulier.

Il existe encore moins de risques en ce qui concerne les pays baltes – qui font partie de l'OTAN – et même les pays tels que la Biélorussie ou le Kazakhstan. Compte tenu de son passé professionnel, Poutine est tout sauf un expansionniste romantique qui serait, par là même, dangereux. C'est un pragmatique, qui joue la carte d'une réalité qu'il n'a pas inventée. La valeur des référendums à l'est de l'Ukraine n'est pas tant juridique que psychologique et politique : ils ont montré que l'image de ces régions ne pouvait pas être réduite à celle de quelques groupes paramilitaires ou de terroristes que l'on pourrait écraser avec des blindés – je note que les autorités en place à Kiev ont déjà fait plus de victimes que le président Ianoukovitch sur Maïdan. Des millions de personnes ont voté, peut-être naïvement et sans objectif précis, contre le pouvoir actuel. Curieusement, alors qu'il ne dispose pas encore de la légitimité tirée des élections, ce dernier a été immédiatement reconnu par l'Occident comme représentatif de l'ensemble du pays, ce qu'il n'est pourtant pas – la Chine populaire avait dû attendre plus de vingt ans pour être reconnue par les États-Unis –, et il a obtenu un crédit de 17 milliards de dollars.

Dans la mesure du possible, les Occidentaux ne doivent pas laisser passer l'occasion de l'élection présidentielle : c'est peut-être une des dernières chances de maintenir l'unité de l'Ukraine, qui est au bord de l'abîme. Le président formellement élu ne représentera pas l'est de l'Ukraine ; il n'aura donc pas de légitimité aux yeux d'une partie importante de la population. En outre, il n'est pas garanti qu'il adoptera une attitude raisonnable et qu'il entretiendra des relations apaisées avec la Russie, sans lesquelles je vois mal l'Ukraine subsister autrement que sous la forme d'un État amputé. Il ne faut donc pas se précipiter, ni penser qu'on aura résolu le problème ukrainien une fois que l'on disposera d'un président élu qui pourra se présenter comme légitime. Cela peut même être le contraire.

Quel scénario proposer ? En politique, il n'est jamais trop tard. D'expérience, il conviendrait de revenir aux moments où nous étions encore dans le domaine du rationnel et du raisonnable et où les Européens et les Russes étaient encore ensemble. Poutine est en droit de considérer qu'il a été lâché, marginalisé, voire méprisé par deux fois. La première, lorsque la bureaucratie de l'Union européenne a rejeté la proposition russe de gérer la crise ukrainienne à trois, alors que le bon sens le commandait, afin d'impliquer la Russie tant économiquement que politiquement. La deuxième lorsque l'accord conclu le 21 février par la troïka et le président Ianoukovitch – c'est Poutine lui-même qui a imposé à ce dernier de le signer – est devenu lettre morte. Or, cet accord prévoyait tout ce dont on rêve actuellement : une sorte de table ronde, un débat sur la réforme constitutionnelle et un report de l'élection présidentielle à la fin de l'année, ce que le ministre français des affaires étrangères avait salué à l'époque. Cela laissait suffisamment de temps pour que les passions s'apaisent, pour qu'une nouvelle architecture institutionnelle s'établisse et, le cas échéant, pour que la fédéralisation ne soit plus considérée par la société ukrainienne comme une concession, voire une capitulation face aux demandes russes. Créer une fédération ne serait en effet qu'une manière de tenir compte de la réalité, l'Ukraine étant beaucoup plus diverse que la Belgique, la Suisse ou l'Allemagne. Cependant, entre-temps, des « frontières de sang » ont été dressées à Odessa, à Marioupol et dans d'autres villes, sans que l'on sache avec certitude si ce sont des militaires ukrainiens ou des mercenaires étrangers qui ont tiré sur la foule.

Le rôle de l'Europe est capital. Tout le monde se trouve actuellement dans une impasse, y compris Poutine : il ne sait pas exactement ce qu'il fera des régions orientales de l'Ukraine, qui ont réclamé, au lendemain des référendums, leur rattachement à la Russie. Cela représenterait un défi économique énorme pour la Russie, ainsi que des complications inutiles pour ses relations avec l'Occident. Il est encore possible de trouver un compromis.

À cet égard, la France pourrait jouer un rôle. Mais, jusqu'à présent, elle a préféré laisser sa place et déléguer son action sur la scène européenne aux nouveaux membres de l'Union, en particulier à la Pologne et aux pays baltes, qui ont pourtant une approche spécifique de la relation avec la Russie post-soviétique. Pour définir sa stratégie, l'Europe gagnerait à se souvenir de la politique menée par le général de Gaulle et poursuivie par le président Mitterrand. De même, lors de la guerre russo-géorgienne, le président Sarkozy – dont j'étais loin de soutenir toutes les actions sur la scène internationale – a joué un rôle positif en tant que représentant de l'Union européenne, à un moment où les deux parties étaient arrivées à une impasse : il a trouvé un compromis ambigu, qui présentait l'avantage de pouvoir être interprété par chacun à sa façon, et a ainsi arrêté l'engrenage de la crise.

Je ne crois guère à une neutralisation de l'Ukraine. En 1990, James Baker avait promis à Gorbatchev que l'OTAN ne s'étendrait pas d'un pouce vers l'Est – j'étais présent lors de l'entretien –, si la Russie donnait son accord à l'entrée de la partie orientale de l'Allemagne dans l'OTAN. Juridiquement, il n'est pas possible de priver une fois pour toutes un pays indépendant et souverain du droit de choisir ses alliances. Cela vaut également pour l'Ukraine. En revanche, il est possible d'agir politiquement. Ainsi, au sommet de Bucarest en 2008, la France et l'Allemagne ont pris la responsabilité de s'opposer à l'entrée de la Géorgie et de l'Ukraine dans l'OTAN. C'était un acte de sagesse.

Malgré tout ce que l'on peut dire du passé impérial de la Russie et de la vague nationaliste et chauvine sur laquelle surfe Poutine actuellement, n'oublions pas que ce même pays a accepté, sous l'impulsion de Gorbatchev, la dissolution pacifique et civilisée de l'Empire soviétique, en accordant l'indépendance aux pays baltes, à l'Ukraine et aux pays du Caucase. C'est d'ailleurs le référendum ukrainien de décembre 1991, pourtant contraire à la constitution de l'URSS, qui a conduit à cet éclatement. Or, Gorbatchev n'a pas envoyé les chars à Kiev pour maintenir l'intégrité territoriale du pays.

La contradiction entre le doit des peuples à l'autodétermination et le principe d'intégrité territoriale est insoluble. Chacun peut conclure dans un sens ou dans l'autre en fonction des circonstances, et même la Cour internationale de justice ne peut pas gérer ce genre de situation. En l'espèce, la seule solution est de créer un climat de confiance. Il convient de dissiper la méfiance réciproque : l'Occident soupçonne Poutine de vouloir reconstruire l'Empire soviétique, ce qui est faux, car c'est un pragmatique et un réaliste ; Poutine, de son côté, soupçonne l'Occident de chercher à entourer la Russie de bases militaires, ce qui est en partie vrai, avec le possible retour des euromissiles sur notre continent.

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