Intervention de Laurence Tubiana

Réunion du 5 novembre 2014 à 9h00
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Laurence Tubiana, ambassadrice chargée des négociations sur le changement climatique, représentante spéciale pour la conférence Paris Climat :

Si j'avais le moindre doute sur le degré d'implication ou le niveau de connaissance des élus en matière de réchauffement climatique, je crois que cette série de questions l'auront définitivement dissipé. Je regrouperai les questions pour y répondre.

Un plan d'action climatique ambitieux peut-il être adopté pour introduire de nouveaux comportements ? Pourquoi ce succès pourrait-il être enregistré maintenant, même si tout le monde s'accorde sur la nécessité de changer ? À l'heure actuelle, des acteurs économiques et politiques conçoivent déjà le changement, dans des régions aux niveaux de développement aussi différents que la Californie, le Kenya ou encore l'Éthiopie, où le Gouvernement s'est récemment engagé à parvenir à la neutralité carbone en 2025.

Un effet de masse apparaît ainsi progressivement. Le récent prix Nobel d'économie Jean Tirole a, comme d'autres, travaillé sur les anticipations des marchés, en montrant que les marchés sont dirigés par une forme de psychologie. Les attentes des acteurs évoluent jusqu'au moment où la minorité cesse d'en être une pour déterminer à son tour l'opinion majoritaire (mainstream). En Chine même, des débats très intenses ont lieu au sein du parti communiste, comme je peux m'en rendre compte lors de mes fréquents déplacements dans ce pays.

Au cours de la semaine des énergies renouvelables organisée à Abu Dhabi, ce ne sont pas des petites et moyennes entreprises, mais de grandes sociétés pétrolières qui présentent leurs projets. Un noyau économique se constitue ainsi depuis dix ans. Le patron de Tesla, Elon Musk, a récemment donné accès à ses brevets gratuitement car il a besoin d'un grand marché des véhicules électriques pour développer son entreprise. De son côté, Michael Bloomberg a également fait paraître un rapport sur le risky business, tandis que le patron d'Unilever se retirait de BusinessEurope au motif que ce groupe est trop frileux quant à sa vision de l'avenir. Ces responsables, dont les anticipations convergent et qui sont animés par la recherche du profit, pensent aux marchés de demain.

Quant aux aspects financiers, il faut agir pour que l'économie décarbonée soit plus avantageuse que les secteurs qui reposent sur les centrales à charbon. Or la perception financière évolue, tant chez les gestionnaires de fonds de pension, chez les assureurs ou dans les banques commerciales telle la Bank of America. Car un risque carbone émerge, qui s'analyse comme une anticipation de standards et de normes nouveaux qui coûteront cher aux secteurs anciens.

L'agence de notation financière Standard&Poor's vient d'introduire ce risque dans sa grille d'évaluation des portefeuilles. Distinct du risque carbone, le risque climatique prend quant à lui en compte l'évolution du climat et ses conséquences, ainsi que le coût des investissements nécessaires pour y faire face. Il faut miser sur cette évolution. La Banque mondiale et les institutions financières s'emploient ainsi à diminuer le coût des obligations vertes. Car l'accès à un capital bon marché est un enjeu primordial et une évolution en ce domaine peut entraîner des États comme la Pologne à adopter d'autres positions.

La politique commerciale fournit également des leviers d'action. Les autorités chinoises commencent à prendre en compte un prix du carbone implicite dans leurs anticipations. Une taxe carbone pourrait frapper les filières de l'acier, du ciment, du verre ou encore du papier, même si l'Union européenne ne parviendrait pas arrêter une démarche commune sur ce point. La menace d'une taxe aux frontières pour les produits à forte empreinte carbone, telle qu'elle avait été agitée aux États-Unis, pèse néanmoins sur les grands pays exportateurs. Cet outil sera au demeurant fatalement utilisé si trop de divergences se font jour dans les efforts de lutte contre le réchauffement climatique.

Les relations sino-américaines sont centrales à la solution du problème au niveau mondial. La Chine continue de croître de 7 % par an, tandis que 350 millions de ses habitants attendent encore d'entrer dans l'ère de la modernité, ce qui gonflera largement sa consommation. Mais le développement côtier et le risque sanitaire induit par l'usage excessif du charbon et des automobiles font voir au gouvernement chinois le coût environnemental de cette croissance et le poussent à une réorientation. Ainsi, le 23 septembre dernier à New York, le représentant chinois a annoncé pour l'an prochain un engagement de calendrier sur une réduction absolue de la consommation carbone de son pays, alors qu'une telle déclaration aurait été hors de question en 2009.

Il faut que les deux grands émetteurs de gaz à effet de serre parviennent à s'entendre d'ici à l'année prochaine. À cet égard, contrairement aux analyses que j'ai pu avancer il y a quelques années, je pense que c'est possible car la Chine est aujourd'hui décidée à trouver un accord ; elle a besoin des États-Unis et ceux-ci ont besoin d'elle. Car ils ne peuvent, l'un et l'autre, s'engager qu'en vertu d'un parallélisme et d'une comparabilité de leurs efforts. C'est la clé de la conférence de Paris 2015. C'est notre chance de réussir. L'accord trouvé sur cette base pourra trouver de nombreuses formes différentes. Il pourra être contraignant seulement sur le plan procédural, en imposant une obligation de présenter des résultats et de se plier à des mesures de vérification. Il marquerait une première étape vers la définition de nouveaux objectifs à horizon 2050. Car la conférence de 2015 n'apportera pas de solution définitive ; il faut aspirer à ce que les États proposent d'ici à 2020 de nouveaux objectifs à plus long terme. Même si l'Union européenne veut aller plus loin encore, il serait déjà essentiel que les deux grands émetteurs acceptent une discipline minimale, que l'accord impose une méthode de travail et une clause de rendez-vous tous les cinq ans, ce qui ne fait pas encore consensus aujourd'hui.

Où en est l'Europe ? Quelle solution permettrait de sortir de la crise européenne ? Le débat est lancé, notamment parmi mes collègues économistes. Ce qui est sûr, c'est que cette solution passe par un investissement dans une économie sans grand carbone, visant à accroître l'efficacité énergétique, à transformer nos systèmes de transport et à développer les nouvelles technologies. Certes, on pourrait décider d'investir dans une économie intensive en carbone, mais ce serait aberrant, alors même qu'un extraordinaire mouvement d'innovation technologique se fait jour, comme cela ressort du débat qui a eu lieu autour du texte sur la transition énergétique. En effet, le progrès est là, et on ne peut pas concevoir que l'investissement n'aille pas dans le sens du progrès.

Avant de répondre à la question sur le cumul de mes fonctions, je ferai quelques observations sur les grands objectifs du développement durable.

On ne parle plus seulement de climat : on parle aussi de développement, et d'un développement plus sobre en matière d'utilisation des ressources naturelles. On a compris que le changement climatique avait déjà provoqué des dégâts, au point de mettre en péril des besoins fondamentaux, notamment nos besoins en eau, laquelle est indispensable à l'agriculture et à la production d'énergie – centrales nucléaires comme centrales à charbon.

À cet égard, la conférence Paris Climat 2015 constitue une chance fantastique pour nous, alors même qu'une négociation sur le développement durable et sur des objectifs beaucoup plus intégrés entre l'environnement et le développement a été engagée. Le débat Nord-Sud traditionnel est d'ailleurs en train de changer fondamentalement. Les pays les moins avancés, donc les plus pauvres, sont les plus demandeurs d'un accord solide sur le climat : d'une part, ils sont les plus impactés par le changement climatique ; d'autre part, ils considèrent que « le rêve américain, c'est le cauchemar pour le reste du monde » – pour reprendre une formule que je trouve particulièrement heureuse.

Bien sûr, il ne faut pas négliger la société civile. En septembre dernier, la manifestation sur le changement climatique a réuni 400 000 personnes à New York. En 1970, la première célébration du Jour de la terre (Earth Day), avait mobilisé 20 millions de personnes dans la rue ; elle s'était même traduite dans les politiques américaines de l'époque, qui se sont alors révélées extraordinairement avancées en matière de pureté de l'air, de conservation des ressources, de biodiversité, des parcs naturels, etc.

La mobilisation de la société civile aura lieu de toute façon. Il faut donc engager le dialogue. Cela suppose de garder le contact avec les différentes organisations, notamment avec les plus nouvelles, qui mobilisent la société civile à travers les réseaux sociaux. Je pense à la pétition sur le climat que nous avions lancée sur le web avec quelques collègues scientifiques : nous étions péniblement parvenus à 200 000 signatures, lorsque Avaaz s'en est mêlée, nous en étions à 3 millions de personnes trois jours plus tard.

Au Bourget, nous pensons construire un « village » dédié à la société civile, où chacun pourra s'exprimer – les communautés autochtones, les nombreux mouvements, etc. Mme Sophie Errante a parlé de World Wide Views on Climate and Energy, fantastique opération sur laquelle nous nous étions appuyés pour préparer le débat sur la transition énergétique, avec l'Office danois de la technologie. De la même façon, au Bourget, nous souhaitons générer les contributions citoyennes et rapporter au Gouvernement la vision des citoyens.

Le débat français sur la transition énergétique n'a pas toujours été facile, mais les contributions des uns et les autres ont révélé une fantastique vitalité. J'ai par ailleurs remarqué que beaucoup d'acteurs locaux « pensaient le long terme » – pour répondre à l'interrogation de l'un d'entre vous. De nombreux acteurs, dont les jeunes, sont en train de penser le changement.

Cela dit, j'aimerais que nous soyons plus nombreux sur le chantier. En effet, je trouve parfois que je suis trop sollicitée. Mon métier n'est pas d'être diplomate, ni de travailler au sein du Gouvernement : je suis un professeur d'université, un chercheur qui a envie de s'impliquer dans la vie publique.

Penser la transformation du monde, défendre le climat, doit relever non pas seulement des écologistes, mais de la société tout entière. Je me suis battue à Sciences-Po pour que l'on mette en place des masters de formation en développement durable, et je me réjouis d'avoir des étudiants dans plus de cinquante délégations de la négociation « climat ». J'espère toutefois que dans quinze ans, je n'aurais plus à être à la fois « au four et au moulin ».

De ce fait, j'ai été amenée à renoncer à beaucoup de choses – mes conseils dans différentes fondations où j'opère, mes cours à Columbia University, etc. – et je le regrette. Mais en janvier 2016, je « rendrai les clés » au ministère des affaires étrangères pour retrouver mes chers étudiants. Des gens plus jeunes reprendront le flambeau. Ils auront à travailler sur ce que l'on commence à reconnaître comme étant un sujet de politique publique majeure.

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