Intervention de Michel Ménard

Séance en hémicycle du 14 juin 2016 à 15h00
Discrimination et précarité sociale — Présentation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMichel Ménard, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République :

Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, chers collègues, l’Assemblée nationale est appelée à se prononcer sur une proposition de loi visant à lutter contre la discrimination à raison de la précarité sociale. Rédigé par le sénateur Yannick Vaugrenard, dont je tiens ici à saluer le travail, et appuyé par ses collègues du groupe socialiste et républicain, ce texte a été adopté il y a près d’un an au Sénat, par tous les sénateurs de gauche, sans aucun vote contre, les sénateurs des groupes Les Républicains et Union des démocrates et indépendants ayant très majoritairement voté pour ou s’étant abstenus.

Dans la France du XXIe siècle, la lutte contre la pauvreté doit demeurer une préoccupation prioritaire des pouvoirs publics. Alors que le chômage vient d’entamer sa décrue mais touche encore près de 10 % des actifs, l’INSEE a estimé la proportion de pauvres au sein de la population à plus de 14 % en 2014, soit 8,5 millions de personnes.

Le Gouvernement et les collectivités territoriales se mobilisent au quotidien pour lutter contre l’exclusion des plus fragiles, contre leur relégation au ban d’une société qui ne se montre guère clémente envers les plus faibles. L’action des associations ne saurait davantage être tue : sans le dévouement des bénévoles, sans la générosité des donateurs, sans l’abnégation des intervenants sur le terrain, un grand nombre de situations humaines basculeraient immanquablement dans l’indignité.

Mais le traitement social de la pauvreté ne la rend pas supportable, tolérable, acceptable pour autant. L’objet de cette proposition de loi n’est d’ailleurs pas seulement social, il est aussi et surtout juridique : il s’agit d’éviter qu’à la dureté d’une condition économique viennent s’ajouter les rigueurs d’une discrimination d’autant plus scandaleuse qu’insidieuse, qui dénie aux victimes les droits dont elles sont pourtant légitimement assurées.

La prise en compte juridique de la précarité sociale dans une optique de lutte contre les discriminations demeure toutefois délicate, compte tenu de la multiplicité des situations de fait imaginables. S’il n’est pas douteux que les personnes en grande pauvreté peuvent faire l’objet de perceptions négatives, voire d’un traitement différent en raison de ces perceptions, toute rupture d’égalité ou traitement différentiel ne constitue pas, en soi, une discrimination : le principe d’égalité n’interdit pas de traiter différemment des personnes placées dans des situations différentes et, dans une situation de concurrence économique pour l’accès à un bien rival, il n’est pas illégitime que le critère financier entre en compte pour départager les acquéreurs potentiels. En droit, une discrimination se définit comme une distinction fondée sur des raisons ou des critères spécialement désignés par la loi. Avant de prohiber l’exclusion des pauvres sur le seul motif de leur pauvreté, il convenait donc de prêter un soin particulier à la rédaction retenue : toute imprécision, source d’incertitude et d’insécurité juridique, aurait pour seule conséquence de rendre la norme inapplicable en pratique.

Or, l’étude des faits témoigne de l’existence bien réelle d’une discrimination à l’encontre des pauvres et des précaires. Citée par le rapporteur du Sénat, une enquête d’ATD Quart Monde montre que 97 % des Français tiennent pour véridique au moins un préjugé sur les personnes pauvres : pour 51 % des sondés, « les pauvres font des enfants parce que les allocations leur donnent plus de pouvoir d’achat » ; pour 32 % d’entre eux, « les pauvres fraudent plus que les autres ». Ces préventions ne sont pas seulement détestables . elles accroissent surtout la détresse des personnes touchées parce qu’elles présument de leur malhonnêteté, de leur simplicité d’esprit ou, plus tristement, de leur absence d’humanité. Mes chers collègues, juger un pauvre inapte à occuper un emploi ou à prendre soin d’un logement simplement parce qu’il est pauvre, c’est se donner toutes les raisons d’écarter sa candidature sans autre motivation, et c’est la logique même d’une discrimination contraire à nos idéaux républicains.

En 1993, la contribution de l’association ATD Quart Monde à l’ouvrage La lutte contre le racisme et la xénophobie, 1993 : exclusion et droits de l’homme de la commission nationale consultative des droits de l’homme soulignait déjà : « Certaines personnes sont victimes d’une discrimination caractérisée quand tout à la fois la responsabilité de leur situation leur est imputée, leur passé de misère et d’exclusion leur est reproché, leur parole est discréditée, leurs entreprises ou leurs comportements sont dénigrés du seul fait qu’ils apparaissent comme des individus sans statut reconnu ni représentation agréée. […] Cette discrimination sociale et politique génère chez ceux qui la subissent des sentiments de honte, de culpabilité et de souffrance de ne pas être considérés à égalité avec les autres êtres humains de leur propre société. Elle cultive chez ceux qui la reproduisent, même de façon passive, une banalisation du mépris ou de l’indifférence à l’encontre des plus pauvres. » Ce constat conserve toute sa pertinence vingt-trois ans plus tard, quand l’hostilité diffuse à laquelle se heurtent les plus pauvres se double parfois de l’écho détestable conféré à la parole de certains, qui s’autorisent à fustiger un prétendu « assistanat » et à pointer du doigt les plus vulnérables, sans rien connaître des souffrances qu’ils endurent du fait de leur condition ni des efforts qu’ils déploient pour tenter d’en extraire.

Afin que chacun comprenne bien les cas qu’il s’agit de combattre avec cette loi, je me permets de reprendre deux exemples, que j’ai cités devant la commission des lois après les avoir empruntés au sénateur Yannick Vaugrenard.

Il y a d’abord cette famille composée d’une mère avec sept enfants vivant dans un logement insalubre. Elle présente un dossier pour obtenir un logement décent et suffisamment grand pour l’accueillir. Deux semaines après avoir donné son accord, le bailleur revient sur son engagement : il refuse de louer son bien à cette famille « parce qu’elle présente un risque d’insolvabilité élevé ». Cela pourrait être un motif légitime de refus mais le montant de l’aide personnalisée au logement couvrait intégralement le montant du loyer et le fonds de solidarité pour le logement apportait en sus sa garantie.

Le deuxième exemple concerne le domaine de la santé. Un enfant est suivi par un dentiste. Au début des soins, la famille bénéficie d’une mutuelle et tout se passe très bien. Puis, pour diverses raisons, elle est amenée à relever de la couverture maladie universelle complémentaire. Avant la consultation, la mère de l’enfant prévient de ce changement de situation. Le dentiste vient alors dans la salle d’attente et, devant les autres patients, explique à la famille qu’il ne peut poursuivre le traitement, qu’il arrête les soins et les renvoie en conséquence vers l’hôpital.

Le fait discriminatoire existe donc bel et bien au quotidien. Il faut incombe dès lors de le traduire en droit pour le sanctionner efficacement.

Sur ce point, le Sénat a amélioré la qualité du texte qui lui était soumis. Sa commission des lois a approuvé le principe d’une inscription de l’interdiction de la discrimination sur le fondement de la situation sociale, non seulement dans le droit pénal mais aussi dans le code du travail et dans la loi du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation du droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations.

Elle a cependant écarté avec raison l’expression « précarité sociale », excessivement floue, qui figurait dans la rédaction initiale, pour retenir en tant que critère prohibé la « vulnérabilité » des personnes « résultant de leur situation économique », déjà connue dans le droit français. Cette option satisfait l’exigence constitutionnelle de précision et de légalité de la loi pénale. Elle présente l’avantage de l’objectivité, quand l’appréciation de la précarité et de la pauvreté relève d’un jugement subjectif, qui aurait pu poser des difficultés aux juridictions ou, plus grave encore, conduire le Conseil constitutionnel à censurer les travaux du Parlement, dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité.

Dans le texte adopté par le Sénat, la discrimination serait constituée en cas de distinction opérée entre des personnes à raison « de la particulière vulnérabilité résultant de leur situation économique, apparente ou connue » de l’auteur de la discrimination.

Certes, la preuve d’un comportement fautif sera difficile à apporter, comme elle l’est dans toutes les affaires de discrimination. Avec une vingtaine de cas chaque année, ces dossiers ne sont pas de ceux qui engorgent les tribunaux. Mais qu’il me soit permis de penser que la vertu de la loi ne se limite pas à l’évaluation quantitative de la répression. Affirmer que la relégation des pauvres, des personnes précaires et également des jeunes – auxquels ce texte s’adresse aussi – hors de la société est contraire aux valeurs communes, cela fera déjà changer les regards et évoluer les pratiques, cela éveillera les consciences et étouffera les mauvais instincts. La mobilisation de chacun, en faisant connaître le caractère inacceptable de telles injustices, fera reculer ces dernières, comme hier le racisme, l’homophobie ou le sexisme.

Le Sénat a également choisi de réprimer exclusivement les comportements discriminatoires aboutissant à des exclusions d’accès aux biens et aux services, non les propos et discours, pour méprisables qu’ils soient. Parce que les commentaires malveillants à l’encontre des personnes en situation de précarité sont déjà réprimés par le délit d’injure et parce qu’il ne semble pas souhaitable de créer une circonstance aggravante qui les mettrait sur le même plan que les injures raciales, il semble préférable de laisser inchangée la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

Enfin, le Sénat a souhaité assurer la légalité des politiques de retour vers l’emploi, favorables aux embauches de personnes en grande précarité, qu’une lecture rigoriste du texte aurait pu conduire à juger discriminatoires. Ce dispositif, comme l’ensemble de la proposition de loi, a été étendu aux territoires d’outre-mer disposant d’une autonomie législative.

Les travaux du Sénat permettent à l’Assemblée nationale d’être saisie d’un texte cohérent. Aucun obstacle ne s’oppose ainsi à une adoption rapide de la proposition de loi, réclamée par les associations actives dans la lutte contre l’exclusion. Cela nous permettra de surcroît de réaffirmer ici cette priorité de l’État qu’est la lutte efficace contre les discriminations.

La pauvreté est déjà une épreuve ; elle n’a pas à se doubler d’humiliation, de stigmatisation, de rejet. Inscrire aujourd’hui dans la législation le critère de la discrimination en raison de la vulnérabilité économique, c’est rendre aux exclus une part de leur dignité, affirmer qu’ils possèdent des droits et n’ont pas à en avoir honte. C’est aussi dire aux personnes mieux dotées qu’elles doivent garder à l’esprit l’idéal fédérateur de la République française, les sensibiliser afin qu’elles dépassent des préjugés dont elles aussi auront honte lorsqu’elles auront pris conscience.

Par le vote de cette proposition de loi, qui n’a pas rencontré d’opposition lors de son examen par la commission des lois, l’Assemblée nationale promouvra une nouvelle fois, selon le mot de Voltaire, « ce commencement de fraternité qui s’appelle la tolérance ».

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